EREDET *** I ***
PIROS - LABORATOIRE
S'il était bien une chose qui semblait infinie, c'était une discussion entre deux scientifiques passionnés. Et c'était précisément ce qui se déroulait dans le laboratoire du vaisseau. Sylice et Fyguie échangeaient sans relâche sur les résultats des examens récents.
— Ça veut dire... que mon sang n'a pas muté ? songea Fyguie, hésitant.
— Non, votre génome est resté intact grâce à votre manque de mobilité à travers l'espace, répondit Sylice d'un ton neutre.
Fyguie sentit une pointe de vexation monter en lui, comme si sa sédentarité faisait de lui quelqu'un de moins accompli.
— Pourtant, je suis déjà allé sur Galia... une fois... marmonna-t-il, honteux, en fixant ses pieds.
Sylice esquissa un sourire en coin, amusée par sa susceptibilité.
— Ce n'est pas grave si vous n'avez pas beaucoup voyagé. Personne ici ne vous le reproche. Bien au contraire...
Fyguie, distrait, concentra son attention sur l'éprouvette contenant son sang, sans remarquer que Sylice s'était rapprochée.
— En revanche, il y a autre chose dont je dois vous parler, dit-elle d'une voix monocorde.
Elle tenait deux feuilles entre ses doigts, ses yeux rivés sur les documents d'analyse.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Fyguie en fronçant les sourcils.
— C'est votre ADN... et un autre. Regardez, vous ne remarquez rien d'étrange ?
— Quatre-vingt-neuf pour cent identique ? s'écria-t-il, abasourdi.
Sylice hocha la tête, excitée à l’idée de le voir élaborer avec nouvelle information.
— C'est impossible ! protesta-t-il nerveusement.
Fyguie scruta les feuilles avec insistance, comme pour y déceler une erreur.
— Si, dans un seul cas exactement, précisa-t-elle avec assurance.
— Un clonage ? hasarda-t-il.
— Non... Des jumeaux, lança-t-elle sans détour.
— Pardon ? ricana-t-il, incrédule.
— Vous avez très bien compris. Des jumeaux, répéta Sylice, son ton aussi tranchant qu'un scalpel.
— Mais... il n'y a pas eu de jumeaux dans l'univers depuis des siècles ! répliqua-t-il, la voix tremblante. Et même si c'était le cas, ils ne pourraient pas être identiques à 89 % !
— C'est vrai, admit Sylice, toujours imperturbable.
Le scientifique resta silencieux, ses pensées embrouillées par les données devant lui.
— Vous me perdez... murmura-t-il finalement.
— Une jumelle, révéla-t-elle, le regard perçant.
Il écarquilla les yeux, choqué.
— C'est impossible. Les jumeaux identiques sont du même sexe. Et s'ils sont de sexes différents, cela entraînerait le syndrome de Turner chez la fille, ce qui ne colle pas ici !
— Vous avez raison. Mais il existe un cas rare : les jumeaux sesquizygotes, semi-identiques, expliqua-t-elle. Ils partagent 100 % de l'ADN de leur mère, provenant du même ovule, mais une proportion différente du père, due à deux spermatozoïdes distincts. Ici, vous avez 100 % de la mère et 78 % du père, ce qui donne...
— Quatre-vingt-neuf pour cent... compléta-t-il à contrecœur. Mais... qui est cette personne ?
Sylice retourna tranquillement s’asseoir à son bureau avant de lui annoncer le pot aux roses.
— Kybop. La fille désagréable avec la cicatrice sur le visage.
Un silence laissa sa réponse se propager lentement dans l’espace aseptisé du laboratoire. Fyguie resta figé un instant, puis s’assit sur le petit marchepied permettant de s’installer sur la table de soins.
— Elle est au courant ? finit-il par demander.
— Non. Pas encore. Je vous laisse le soin de vous en charger, répondit-elle sans émotion.
Fyguie serra les feuilles entre ses mains, son esprit tourmenté. L'idée de devoir affronter Kybop, cette jeune femme austère dont il ne connaissait rien, de lui révéler cette vérité aussi improbable qu'inattendue, lui donna des difficultés à respirer.
Comment trouver les mots pour révéler une telle nouvelle ? Et surtout, comment digérer lui-même cette réalité qui remettait en question tout ce qu'il croyait savoir sur lui-même ? C'est-à-dire, pas grand-chose...
La pièce sembla soudain rétrécir, presque oppressante. Fyguie inspira profondément, tentant de reprendre ses esprits, mais son souffle demeura court. Son regard glissa une dernière fois sur les preuves irréfutables, couchées noir sur blanc sur ce maudit papier. Il ne pouvait plus nier l'évidence : sa sœur se trouvait quelque part dans les couloirs de ce vaisseau, et il allait devoir lui en parler.
PIROS - CABINE DE BINNY RISTOC
Dans la cabine sobre de Binny, Guitry se tenait debout près de la fenêtre-écran, observant le décor fictif projeté sur le mur. Les chambres du vaisseau étaient toutes identiques : fonctionnelles, presque austères, et dépourvues de véritables fenêtres. Les paysages artificiels semblaient pourtant vivants, mais cette imitation ne lui paraissait pas suffisante.
Pourquoi ne pas simplement installer de vraies fenêtres pour admirer l'immensité de l'espace ? pensa-t-il.
Finalement, il la rejoignit sur le lit, face à cette vue factice qui semblait rendre mélancolique la jeune Adhara. Il s'installa à ses côtés, observant le paysage numérique qui défilait devant eux. Les montagnes, les forêts, les lunes lointaines...
— Un paysage ? demanda-t-il en désignant les écrans d'un coup de menton.
— Oui. Cela me rappelle Adhara.
— C'est comme ça, là-bas ?
— Pas vraiment. C'est bien plus sauvage, répliqua-t-elle dans un immense sourire.
Elle s'avança, tendit la main et effleura le champ de fleurs virtuel, pensive. Puis, comme transportée par ses souvenirs, elle accompagna ses mots de grands gestes enjoués. Binny s’agita comme si elle recréait la scène dans son esprit.
— Ici, il y aurait de grandes montagnes. Pointues, hautes, le sommet envahi d'une neige éternelle. Là ! Des roches grisâtres et acérées à leurs pieds. Par-là, il y aurait une forêt à perte de vue. Verdoyante, sauvage, incontrôlable !
Elle bougeait avec vivacité, ce qui ravissait Guitry. Il prenait plaisir à la regarder s'extasier.
— Dans le ciel, on verrait nos deux lunes trôner comme deux mères protectrices.
Le peuple d'Adhara voue une dévotion sans faille aux deux lunes d'Yzon : Astéria et Phébé, filles du ciel et de la terre. Elles ne sont visibles simultanément que depuis Adhara, tandis que les autres planètes n'en aperçoivent qu'une à la fois. Lorsqu'elles s'alignent, elles projettent une lueur jaune pâle sur le reste de leur système solaire. Cependant, la planète maternelle de Binny bénéficie d'un mouvement orbital unique, lui permettant de savourer la douce lumière rouge amarante d'Astéria et le scintillement vert jade de Phébé. Cette vue imprenable sur ces deux astres renforce les croyances de ce peuple superstitieux, comme s'ils détenaient un privilège inestimable : être les seuls à pouvoir contempler un tel spectacle astral.
— Tu l'as quittée depuis longtemps ? demanda Guitry, curieux.
Elle se mordit la lèvre, laissant apparaître ses canines anormalement longues, caractéristiques des Adhara.
— Trop longtemps... murmura-t-elle, son regard perdu dans ce décor artificiel. Mais j'avais bien trop à faire ailleurs.
— Ailleurs ? répéta-t-il, intrigué.
Elle secoua la tête, comme pour chasser ses pensées et se recentrer.
— Oublie. Ce n'est pas substantiel. Et toi alors ? Tu viens d'Eltanin, c'est ça ?
Ce changement de sujet le déstabilisa. Il eut l'impression d'avoir raté quelque chose d'important, mais il finit par accepter cette nouvelle direction de la conversation et répondit.
— Oui... Rien de bien intéressant à son propos. Pas de lunes colorées, pas de montagnes majestueuses... Juste un gros caillou... Rempli de cailloux... répondit-il en souriant.
Il se remémora tous les moments passés sur cette planète de malheur. Cela le rendait presque mélancolique. Cet endroit l'avait vu naître, mais ne le verrait pas mourir, et cette idée le soulageait. Il se fendit d'un plus grand sourire en y pensant. « Née Eltanin, mort ailleurs », lira-t-on sur ma pierre tombale.
Binny s'installa auprès de lui sans un mot, et ils se retrouvèrent tous deux face aux paysages qui avaient fait naître cette conversation. Un bavardage sans grand intérêt, réveillant chez chacun quelque chose de plus profond. Des regrets, de la tristesse, des souvenirs, un manque...
Emportée par la chaleur de l'instant, Binny laissa tomber sa tête sur l'épaule de Guitry, qui, à son tour, inclina sa tête sur la sienne.
— Tu as une idée de ce qu'il se passe ? demanda-t-il sur un ton plus sérieux.
— Je n'en suis pas sûre. Mais je veux être là pour le voir.
Guitry esquissa un tendre rictus. Il savait qu'il aurait pu répondre la même chose.
PIROS - COCKPIT
Zorth vira et tourna dans l'étroitesse du cockpit, ses gestes maladroits trahissaient une hésitation qui ne lui ressemblait pas. Il semblait incertain de ses directives, mais s'efforçait de paraitre confiant pour dissimuler ses doutes aux yeux du capitaine.
– Pourquoi Eredet ? questionna Dogast, visiblement déconcerté.
Zorth s'entortilla les doigts, un geste nerveux qu'il n'essayait même pas de masquer. Il était clairement stressé, mais souriait, bien que celui-ci semblât plus forcé qu'à l'accoutumée.
– C'est une bonne question, Dogast...
Le capitaine laissa échapper un rire court, presque moqueur.
– Vous n'en savez rien, hein ? Vous savez, vous avez le droit de ne pas tout savoir, Zorth.
Il sembla apprécier la sollicitude du capitaine.
– Je sais, mais... j'aimerais pouvoir éclairer toutes les lanternes qui habitent ce vaisseau.
– Moi, tout ce que j'ai besoin de savoir, c'est la destination. Cette information me suffit amplement.
Le Gudjanien lui donna deux petites tapes amicales sur son épaule.
– Je dois retourner voir si tout se passe bien. Veuillez m'excuser, capitaine.
– Très bien. On arrive dans une demi-heure, pour votre information.
Zorth hocha la tête, signe qu'il avait bien entendu. Après un instant de silence, il se détourna et disparut dans les couloirs du Piros.
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