LA MAISON DE GLACE *** I ***

9 minutes de lecture

MAISON DE GLACE – SALLE DE RECEPTION

Chacun s'était installé dans un joyeux désordre, et Kybop était restée debout, les observant prendre place un à un. L'ambiance bon enfant qui régnait dans la pièce diffusait une énergie revigorante. C'était comme une grande famille réunie autour d'une tablée, dans l'anarchie la plus totale.

Vint son tour.

Fyguie la surveillait discrètement du coin de l'œil. Elle vit le doute dans son regard, celui d'un enfant incertain. Il se demandait si elle allait s'installer à la chaise libre à côté de lui. Depuis qu'il lui avait appris qu'ils étaient jumeaux, ils n'en avaient pas reparlé. Et elle sentait que sa réaction sur Eredet l'avait quelque peu refroidi. Elle ne se trompait pas en pensant qu'il était sensible. Il aurait sans doute aimé qu'ils en parlent davantage, mais il n'osait pas, comme s'il attendait un signe de sa part. Cela l'avait perturbé, sûrement plus que lui, car aucun d'eux ne connaissait la vie de l'autre : leurs passés, leurs vécus. Il avait grandi sur Terre II, elle sur Eltanin, sans savoir l'existence de l'autre.

Elle s'était approchée de sa chaise, et lorsqu'elle s'était assise, son sourire s'était déployé soudainement, sincère et lumineux. Fyguie était heureux, comme un bambin déballant un cadeau qu'il n'attendait pas. Une chaleur étrange l'avait envahie à la vue de ce sourire. Elle avait alors pris conscience qu'il ne l'observait pas simplement, il espérait secrètement qu'elle le rejoigne. Il attendait ça, peut-être même plus qu'il ne l'admettait. Une fois assez proche, il s'était penché légèrement vers elle, son regard brillant d'enthousiasme.

— C'est incroyable ici, non ? Je n'ai jamais vu une pièce aussi somptueuse.

Son air guilleret l'avait fait sourire malgré elle. Fyguie était rafraîchissant.

— Oui, c'est impressionnant.

Il se redressa, satisfait d'avoir attiré son attention. Fyguie avait commencé à manipuler nerveusement ses couverts.

— Je n'ai aucune idée de l'ordre dans lequel les utiliser...

Son visage, mêlé de confusion, amusait Kybop. Il avait essayé d'engager la conversation naturellement, mais elle sentait bien son malaise. Elle avait décidé de détendre l'atmosphère.

— Peu importe. Même si tu les utilises avec des couverts en californium, tout finira au même endroit.

Il avait éclaté de rire, légèrement gêné par l'image. Un rire franc, mais teinté d'une gêne discrète. Elle avait essayé de s'imaginer à ses côtés, dans une autre vie, une vie où ils n'auraient pas été séparés. Une vie où il aurait été l'enfant modèle, et elle l'impertinente, celle qui ramenait les problèmes à la maison. Cette pensée l'avait effleurée, douce et pleine de mélancolie.

Quelques secondes avaient passé, et elle avait remarqué son hésitation. Il voulait lui dire quelque chose, mais il n'osait pas. Il cherchait ses mots, visiblement déstabilisé. C'était drôle, elle le lisait comme un livre ouvert. Il faut dire que Fyguie avait un visage d'une expressivité saisissante. Si elle devait le décrire, Kybop dirait qu'il était lumineux, presque éblouissant. Un génie au regard d'enfant : doux, maladroit, bavard, et d'une naïveté touchante. Elle était convaincue qu'il n'avait jamais écrasé un moustique entre ses mains lors des étés étouffants de Durian. C'était un gentil, un vrai. Ceux qui croyaient encore que tout pouvait être sauvé. Un optimiste, sans aucun doute.

— J'aimerais beaucoup qu'on passe plus de temps ensemble, toi et moi. J'aimerais apprendre à te connaître, dit-il finalement, un peu plus sûr de lui.

— Ok, Fyguie. Avec plaisir, affirma-t-elle en plongeant son regard dans le sien. Prochain embarquement, toi et moi, on ira boire un coup.

Il expira de soulagement, comme s'il craignait d'être rejeté.

— La dernière fois que j'ai bu un coup, j'ai fini dans un labo de pastille de jouvy, souligna-t-il avec un soupçon d'inquiétude dans la voix. Mais ok !

Depuis qu'on lui avait révélé leur lien, un sentiment étrange avait envahie Kybop : celui de faire enfin partie d'une famille. Mais était-ce vraiment le cas, ou n'était-ce qu'une illusion, une simple similitude génétique ? Était-ce un réconfort véritable, ou simplement de la poudre aux yeux ? Elle se demandait si la famille se résumait à un génome partagé. Elle avait cette sensation profonde que c'était avant tout une appartenance, un ressenti, bien plus qu'un statut.

Kybop scrutait son visage, qui lui ressemblait tant : cette pâleur, ces yeux d'un bleu perçant, ces cheveux si noirs qu'ils leur donnaient l'air malade. Pourtant, elle n'y voyait qu'un inconnu. Un homme du même âge qu'elle, issu des mêmes parents qu'ils ne connaissaient pas. Cette famille, qu'elle pensait avoir retrouvée en lui, n'était en réalité qu'un fragment d'une équation complexe, une équation pleine d'inconnues qu'elle tentait encore et encore de résoudre. C'était cette même sensation qu'on éprouve en croisant quelqu'un dans la rue, l'impression de le connaître sans jamais parvenir à remettre le doigt sur son nom. Et puis, à peine le temps de réfléchir, cette personne disparaissait au coin de la rue, la laissant seule avec ses frustrations.

C'était cette sensation qui l'habitait lorsqu'elle scrutait les contours de son visage. Elle essayait de deviner, à travers lui, à quoi pourraient ressembler leur père, leur mère... Cette amputation familiale, cette absence de quelque chose dont on ignorait tout, ce manque qui semblait illégitime...

Comment un être, une chose qu'elle n'a jamais connue, pouvait autant lui manquer ?

— Après tout, toi et moi, on est frère et sœur. C'est prouvé, scientifiquement ! glissa-t-elle, lui assénant un coup d'épaule moqueur.

Encore plongée dans les yeux de son frère, elle ne remarqua pas Lilas s'installer à sa droite. Quelques cliquetis métalliques d’une personne en train de trifouiller ses couverts la poussèrent à se tourner. Kybop découvrit la princesse, sagement installée à ses côtés.

Est-ce que je peux lui parler ? s’inquiéta-t-elle.

Elles n'avaient pas échangé un mot depuis l'assassinat de son père. C'était tellement délicat. Elle ne la connaissait pas assez pour deviner ce dont elle pourrait avoir besoin. D'ailleurs, attendait-elle quelque chose de sa part à ce sujet ?

Elle se pencha doucement vers son oreille.

— Comment allez-vous ?

Avant même qu'elle puisse se redresser, Lilas tourna la tête vers elle, leurs visages ne se trouvant plus qu'à quelques millimètres l'un de l'autre.

— Cela vous inquiète ?

Kybop déglutit difficilement, un frisson parcourant sa gorge, tandis qu'un regard furtif se posait sur ses lèvres, luttant intérieurement contre la tentation de paraître trop intéressée.

— Oui.

Lilas la scruta alors intensément, ses yeux se posant à son tour sur ses lèvres, comme une réponse silencieuse à son manque de discrétion.

— Je vais bien.

Elle parla doucement, sa voix créant l'illusion qu'elles étaient seules au monde, dans une bulle où personne d'autre n'était convié. Puis, avec une lenteur presque calculée, Lilas déposa sa main sur sa cuisse. Le geste, à la fois léger et lourd de sous-entendus, semblait à la fois une tentative de se raccrocher à quelque chose et, peut-être, un simple désir de la toucher. Où était-ce un prétexte, un geste pour briser la distance ?

Délicatement, la princesse se redressa, en appui sur sa cuisse, un mouvement gracieux qui semblait suspendu, chorégraphié, comme un ballet intime. Une fois droite, elle posa sa serviette sur ses genoux avec une élégance désarmante, chaque geste empreint d'une beauté qui lui coupa presque le souffle.

— Je ne voulais pas vous évincer, j'avais besoin d'être seule, s'excusa-t-elle.

— Je comprends. Je ne vous reproche rien, murmura Kybop, une douceur inconsciente dans sa réponse.

Elle baissa les yeux un instant, comme si une brume de honte flottait sur elle, puis releva le regard et, d'un ton plus léger, continua :

— Nos conversations sur le pont du vaisseau m'ont un peu manqué, dit-elle en mimant les guillemets avec une touche de malice.

Un sourire s'esquissa sur les lèvres de l'Eltanienne, et elle capta son regard un instant, avant de répondre, un peu plus bas :

— Moi aussi, un peu, dit-elle en imitant les guillemets, un air princier flottant sur son visage.

Sa taquinerie la fit rire doucement, et Kybop se sentit heureuse, même si ce n'était que pour un moment, de voir un peu de légèreté revenir sur son visage. Mais cela ne dura qu'un instant, car en un éclair, Lilas attrapa sa main sous la table et la ramena doucement vers elle, la posant sur ses genoux. Son autre main la couvrit, la serra. La pression de son étreinte devint plus forte, plus urgente. Elle cherchait quelque chose dans ce contact, du réconfort, du soutien.

Kybop comprit immédiatement. Elle essayait de garder son calme face au reste de l'équipage, mais elle sentait que Lilas était au bord de l'effondrement. Elle lui laissait voir la fragilité qu'elle dissimulait à tous les autres. Flokart caressa le dos de sa main avec son pouce, tout en la serrant doucement, pour lui dire qu'elle était là. Elle se détendit légèrement, une lueur de soulagement dans ses yeux, presque imperceptible, mais bien réelle.

Leurs regards se croisèrent à nouveau, et Kybop capta sur ses lèvres un mot simple, qu'elle articula lentement :

— Mer-ci.

Le murmure de sa gratitude flottait encore dans l'air. Mais, alors que les regards se faisaient plus légers, un changement subtil s'opérait dans l'atmosphère, comme si, d'un coup, le poids des responsabilités s'estompait, ne laissant place qu'à l'instant présent.

Le repas battait son plein. Chacun se régalait sans la moindre culpabilité. Il semblait qu'essayer de sauver le monde avait un effet particulièrement affamant. Les mets exquis de la Maison des Glaces défilaient sous leurs yeux, comme des bonbons entre les doigts d'écoliers affamés. La seule à ne pas se jeter sur la nourriture était, bien sûr, la princesse.

Puis, un peu d'alcool arriva, servi avec le dessert. C'était le moment idéal pour porter un toast.

La princesse s'essuya le coin des lèvres avant de se lever, son verre en main.

— J'aimerais faire un discours, dit-elle, marquant une pause, s'efforçant de choisir ses mots avec soin. Tout d'abord, je tiens à exprimer toute ma gratitude à ma cousine pour son hospitalité et sa générosité.

Saranthia leva son verre plus haut, pour ponctuer les remerciements de Lilas.

— Ces derniers jours ont été éprouvants pour nous tous.

Un petit raclement de gorge de Lilas brisa l'air, et elle se redonna du courage pour poursuivre.

— Nous avançons vers quelque chose qui nous dépasse. Mais mon père a tout fait pour nous réunir.

Sa voix se fit plus fragile lorsqu'elle évoqua le roi.

— Il est de mon devoir de continuer à vos côtés.

Saranthia, son regard toujours fixé sur Lilas, se redressa un peu.

— Tu ne restes pas sur Zoldello ?

— Non, je ne peux pas...

Saranthia ne cacha pas sa surprise.

— Mais... Qui va s'occuper du Royaume ?

— C'est justement pour ça que je suis ici, Saranth.

Elle capta immédiatement ce que cela impliquait.

— Tu veux que je prenne la Régence...

Les deux femmes se tinrent face à face, debout, le verre en main. Leurs regards se croisèrent dans un duel silencieux, un affrontement de volontés. Un souffle presque imperceptible traversa la pièce, rendant l'air lourd d'intensité.

— Qu'y a-t-il de plus important que ton royaume exactement ?

— L'univers, répondit Lilas avec une confiance inébranlable.

— L'univers ?

La confusion se lisait clairement sur le visage de Saranthia, un mélange d'incompréhension et d'inquiétude.

— Je ne comprends pas, Lilas. Qu'est-ce qui se passe ?

Lilas prit une pause, un geste ample de bras désignant toute la table, tout le monde présent, pour souligner la gravité de ses propos.

— Père m'a confié une mission. À moi, et à toutes les personnes présentes ici. Je ne te demande pas de comprendre tout de suite, mais je suis ici pour que tu acceptes de prendre la Régence, le temps que cette mission soit accomplie.

Le regard de Saranthia se fit plus intense, cherchant une logique qui semblait lui échapper. Elle parcourut lentement la table, réfléchissant à la proposition. Les mots de Lilas pesaient lourd dans l'air.

— Pourquoi moi ?

Lilas ne détourna pas le regard, mais sa voix se fit douce, sincère.

— Parce que tu es celle à qui je confierais ma vie sans hésiter. Tu es comme ma sœur. Le peuple t'a toujours soutenue, et toi, tu l'as soutenu en retour. Tu es intelligente, bienveillante, porteuse d'espoir pour de nombreux Ultyen. Je ne confierais le trône à personne d'autre que toi. Même si je sais qu'il y a un risque. Cette responsabilité n'est pas sans danger. Mais je sais que tu es consciente de cela, et que tu prendras ta décision en âme et conscience.

Le silence s'installa à nouveau, ne laissant comme seul bruit de fond que les allées et venues des domestiques. Discrets, presque invisibles, ils circulaient dans la pièce, accomplissant leur tâche sans un mot, comme si leur présence venait apaiser la lourdeur de l'instant sans oser interférer dans la conversation qui se jouait. Ils s'affairaient à leur seul devoir : offrir le meilleur service possible. Le regard de Saranthia resta fixé sur Lilas, et la tension entre elles continua de palpiter dans l'air, lourde, comme un couperet attendant de tomber.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire A.Gimenez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0