MONT D'OPALY *** II ***
PALAIS D’UTLYA – SALLE DU TRÔNE
Alors que la passation de pouvoir et l'annonce du départ de la princesse s'étaient déroulées sans encombre, Lilas et Saranthia se retrouvèrent dans la salle du Trône.
— Il est temps.
D'un geste de la main, la Princesse indiqua à sa cousine qu'elle devait aller prendre sa place.
— Tu es sûre ? hésita Saranthia.
— Certaine. Ce discours n'a fait que me convaincre de ta légitimité. Tu es adulée par la populace. Ils t'appellent déjà Saranthia la Magnanime. Le trône t'attend.
Saranthia gravit les marches une à une, chaque pas résonnant comme un écho dans son cœur. La distance qui la séparait du trône semblait minime, mais le poids de la responsabilité l'écrasait déjà. Arrivée au sommet, elle s'assit, un frisson la parcourant de la nuque jusqu'aux pieds, comme si le pouvoir lui-même pénétrait son être. Ses mains se crispèrent autour des accoudoirs, ses doigts se refermant dessus avec une tension presque désespérée. Les yeux fermés, elle inspira profondément, tentant d'absorber la gravité de sa nouvelle position, de s'en imprégner. Lorsqu'elle les rouvrit, c'était comme si un voile s'était levé : tout l'équipage du Piros se tenait devant elle, solennel, les mains sur le cœur. Leur dévouement, leur foi en elle, étaient aussi lourds que la couronne invisible qui pesait désormais sur ses épaules. Une couronne que ses parents auraient dû porter, si le destin n'en avait pas décidé autrement.
PALAIS ROYAL - LE SECRETOIRE
Une matinée forte en émotions s'achevait, mais Zorth et Slikof restaient sur le front. Il fallait organiser le départ pour l'Askyr. De Xylis donnait les consignes.
— Il faut que nous partions d'ici la fin d'après-midi si nous voulons espérer y arriver pour la nuit.
— Combien de temps nous faudra-t-il pour nous y rendre ? questionna Binny.
— Si nous prenons un véhicule, il faudra compter trois heures.
— Les routes sont sinueuses mais pas impraticables, précisa Zorth en mimant des zigzags avec sa main.
Slikof le remercia, amusé par cette précision négligeable, puis revint dans le vif du sujet.
— Il faut que nous formions notre équipe.
— Je viens ! Mon père l'a bien signifié. L'œil doit être là.
De Xylis n'était guère ravi d'emmener la princesse en ces lieux incertains. Mais il n'avait pas d'autre choix que de concéder à sa requête et à celle du roi. C'était ce qu'il voulait.
— Très bien. Je serai également de la partie.
— Moi, je reste au palais. Saranthia aura besoin d'un conseiller, affirma Zorth, fier de reprendre son rôle au sein du Palais.
Bien évidemment, personne ne s'attendait à ce qu'il se propose pour l'aventure. Cependant, il avait raison : son rôle n'aurait jamais plus d'importance auprès de la couronne qu'en ce jour. La Régente avait besoin de son soutien.
— Qui d'autre ? interrogea le fantôme de Zoldello.
Après un court débat, l'équipe finale fut enfin constituée. Il accompagnerait la princesse, Kylburt, Guitry, Birland et Slikof jusqu'au mont d'Opaly, dans les Askyrs.
ZOLDELLO - SUR LE CHEMIN DES ASKYRS
Une fois les décisions prises et les consignes transmises, chacun se prépara pour le départ. L'expédition promettait d'être incroyable. Du moins, pour Kybop, elle l'était. Ayant vécu sur un caillou peuplé de quelques herbes solitaires se battant pour leur survie, tout lui semblait majestueux. Les chemins qu'ils empruntaient étaient luxuriants. Tantôt arborés, tantôt ornés de fleurs. D'immenses terrains agricoles multicolores sublimaient un paysage déjà pittoresque. Le front collé à la vitre, elle se laissa emporter par l'exaltation du moment. Soudain, une main se posa sur son épaule, la tirant de ses rêveries.
— Vous êtes toujours avec nous ?
C'était Lilas, assise juste à côté d'elle.
— Oui. Je rêvassais. Votre planète est magnifique.
Sa réponse sembla flatter la future reine qui sommeillait en elle. Le soleil rasant rendait le spectacle d'autant plus sensationnel. Les reflets de ses rayons ricochaient sur les multiples étendus d'eau qui peuplaient les montagnes.
Le voyage se poursuivit alors que la nuit tombait, et les routes devinrent enneigées, pentues et périlleuses. "Praticables", avait dit Zorth. Ça se voyait qu'il n'était pas ici... Enfin, ils atteignirent le sommet du mont Opaly, la plus haute montagne de la planète Zoldello, baignée par la lueur claire de la lune, comme l'avait indiqué le Roi.
La nuit était claire, la pâleur de l'astre guidant leurs pas.
— On va où exactement ? questionna la commissaire.
— Au bout du chemin, répondit Slikof sans plus de détails.
Guitry ne put s'empêcher d'en rire ouvertement.
— Super... C'est très précis. Merci l'Oiseau !
Kylburt lâcha un petit rire étouffé.
— Qu'est-ce qu'il y a au bout ? insista Birland.
La commissaire ne se découragea pas, elle comptait bien obtenir une réponse.
— Les stèles.
Tout le monde cogita. Des stèles ? Quelles stèles ? Pourquoi l'Oiseau de nuit ne leur expliquait-il rien ?
Lorsqu'ils arrivèrent au bout du chemin, tout le monde devina de quoi il était question. Recouvertes de neige, ils se tenaient devant les deux tombes des parents de Saranthia. Lilas s'avança pour se positionner juste devant, les mains croisées et la tête abaissée, comme un salut respectueux.
— Cela faisait bien longtemps que je n'étais pas venue...
— Leurs corps sont ici ? enquêta Guitry dans la plus grande indiscrétion.
— Non, il n'y a pas de corps. Personne ne les a jamais retrouvés, clarifia Slikof sur un ton désespéré.
Le groupe honora un moment de silence en gage de respect pour la princesse et sa famille. Slikof, tendu, furetait un peu partout, tout autour d'eux. Il cherchait quelque chose, mais ne savait pas de quoi il fallait se méfier, ni d'où la menace pouvait émerger... Lilas, elle, jouait avec son bijou entre ses doigts. Certainement soucieuse. Kybop l'observa avec attention et remarqua que sa bague émettait une faible lumière.
Comme le reste du groupe, elle resta à l'affût et scruta les environs. Lorsque son regard se posa sur Guitry, elle constata qu'il semblait en alerte. Elle décida donc de s'approcher de lui pour s'assurer que tout allait bien.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— J'ai entendu quelque chose, chuchota-t-il rapidement.
Avant qu'elle ne puisse répondre, un coup de feu retentit, brutal et perçant, et il s'effondra dans la neige immaculée de blanc.
— GUITRY !
Son cri déchira le silence des hauteurs des Askyrs, et l'écho amplifia la terreur qui l'envahit, comme un frisson glacé parcourant sa colonne vertébrale. Sans réfléchir, elle se jeta dans sa direction alors que les tirs fusaient de tous les côtés. Slikof, conscient du danger, saisit la princesse pour la mettre à l'abri, ordonnant au reste du groupe de faire de même.
Elle s'agenouilla près de Guitry, la neige se teintant lentement à certains endroits sous le liquide blanchâtre qui s'échappait de lui, un triste reflet de la violence du drame qui se déroulait sous ses yeux. Elle tourna doucement sa tête vers elle, ses mains s'imbibant de cette étrange substance, plus translucide qu'elle ne l'avait imaginé.
— Merde... Kyb...
Il crachota son sang, ses yeux rencontrant les siens, pleins de douleur mais aussi de détermination. Elle le regarda, impuissante. Malgré la souffrance, Guitry lui sourit pleinement conscient que sa blessure était fatale. Il se vidait littéralement sous ses yeux et tentait tant bien que mal de faire bonne figure.
— T'inquiète, ça va le faire, rassura-t-il.
— Tais-toi espèce d'idiot...
Les larmes ruisselaient abondamment sur ses joues, mêlant souffrance et désespoir. Avec le peu de force qui lui restait, il l'attrapa par le col, ses doigts tremblants mais fermes, et la supplia :
— Dégage de là. C'est fini pour moi. Il est hors de question qu'aucun de nous deux ne sauve pas l'univers !
Faisant non de la tête frénétiquement, elle ne voulait rien entendre de plus. Elle ne pouvait pas l'accepter. Elle ne partirait pas sans lui. C'était impensable ! Inenvisageable !
— Je... Je ne peux pas... Sans toi, sa voix se brisa, noyée sous les larmes.
Les mots s’accrochaient à sa gorge, rendant l’articulation difficile, à peine audible. Une balle s’enfonça dans la neige à deux centimètres de son pied, et le trou béant qu’elle laissa derrière elle témoigna de la puissance des armes utilisées. Lorsqu’elle posa à nouveau les yeux sur Guitry, les siens étaient grands ouverts, fixant la lune, livides, inexpressifs, sans vie, un léger sourire toujours accroché à ses lèvres.
Elle le releva et serra son corps contre elle, le reniflant de toutes ses forces. Elle voulait s’imprégner de lui une dernière fois. Un adieu froid et soudain dans un lieu rempli de tombes inoccupées. Comment continuer après ça ?
Une voix tonitruante lui hurla dessus au loin.
— KYBOP !
C’était Slikof, qui n’attendait plus qu’elle pour s’échapper de l’embuscade. Elle repensa au reste du groupe et partit en direction de leur dérobade. Elle courut dans la neige à travers les balles qui sifflaient dans ses oreilles, abandonnant derrière elle la seule famille qu’elle n’ait jamais connue… À mesure qu’elle s’éloignait, son cœur se déchirait. C’était insupportable.
Elle était en mode automatique, ne jetant même pas un dernier coup d’œil derrière elle avant de s’engouffrer dans le véhicule dans lequel elle entra avec fracas. Sans même fermer la portière, Slikof mit le pied au plancher. Kybop constata que le groupe avait réussi à se soustraire à la menace. Son regard s’enfonça dans le néant, comme si son corps était devenu une coquille vide, tanguant au rythme chaotique des imperfections de la route, tel un radeau perdu dans une mer houleuse.
Pendant qu’ils roulaient sur la crête, un rayon de lune pénétra à travers la vitre et vint s’échouer contre la bague de Lilas. L’Œil. Cette rencontre inopinée provoqua un rayonnement incroyable dans l’habitacle. Tout le monde observa alors la projection que le bijou venait de produire à travers le ciel. Un spectacle à la fois beau et tragique, rappelant que même dans la douleur, l’espoir pouvait encore briller.
— C’est... Une carte ! comprit Slikof.
— Comment ça ? Que voulez-vous dire, Slikof ? sonda la Princesse.
— C’est une carte de l’univers !
Ils roulaient assez rapidement, ce qui provoquait un peu de chahut. Kybop comprit que c’était le rayon de la lune qui provoquait cette réaction. Toujours en état de fonctionnement machinal, elle saisit la main de la princesse sans aucune délicatesse, pour la stabiliser fermement. Lilas ne cacha pas sa surprise devant cette rudesse, mais se laissa faire et reprit son interrogatoire.
— Et alors ? Il y a quelque chose à voir dessus ? insista-t-elle.
— Il y a une marque jaune ! De Xylis fronça les sourcils. « À travers l’œil s’en vient le chemin… » Ce sont les paroles de l’Oracle, princesse, souvenez-vous ! Je connais cet endroit. C’est Kapu.
— Jamais entendu parler, ajouta Lilas.
— Cela ne m’étonne pas. C’est très loin… Je crois que nous avons un nouvel objectif.
Personne n’osa se réjouir. Les regards se posèrent tour à tour sur Kybop pour vérifier qu’elle ne s’effondrait pas totalement. Elle n’avait plus prononcé un mot depuis leur fuite, incapable de se remettre de cette perte aussi brutale que violente. Sa main, toujours agrippée à celle de Lilas, s’abaissa lentement pour retomber sur sa cuisse. Lilas ne la retira pas, resserrant ses doigts sur les siens, mais Kybop ne ressentit aucune consolation. Rien ne le pourrait…
Elle se remémora cette promesse silencieuse qu’elle s’était faite : Je protégerai Guitry. Pourquoi avait-elle toujours ressenti ce besoin, comme si quelqu’un devait veiller sur lui ? Qui d’autre, sinon elle ?
À cet instant précis, un nouvel engagement éclot dans chaque cellule de son corps.
Je tuerai ceux qui t’ont fait ça, mon frère…
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