NABHI *** I ***
ADHARA – NABHI
Nichée au creux d’une vallée luxuriante, la ville de Nabhi s’étirait en cascades de bâtisses colorées qui s’imbriquaient harmonieusement dans les flancs escarpés d’une montagne. Chaque maison était ornée de toits aux teintes chaudes et de volets peints, tandis que des jardins suspendus débordaient de fleurs éclatantes et de lianes grimpantes.
Un majestueux pont de pierre, recouvert de mousse et flanqué de lanternes, enjambait une rivière aux eaux turquoise scintillantes. De l’autre côté, les bâtiments se superposaient comme un tableau vivant, reliés par des escaliers sinueux et des passerelles de bois.
Au sommet, une chute d’eau scintillante descendait en cascade, semblant nourrir la vie foisonnante de la cité. La ville entière respirait une atmosphère enchantée, où nature et architecture s’unissaient dans une symbiose parfaite.
NABHI - MAISON DE BINNY
Dozik avançait avec excitation, le bras de sa sœur autour du sien. En traversant les rues de la ville, des curieux la reconnaissaient. Ils chuchotaient, se demandant ce qu'elle faisait là. La population n'en revenait pas. Personne n'avait jamais vu le Porteur revenir sur ses terres. Le groupe finit par être invité dans une maison : celle de Binny. Elle poussa la porte et interrompit deux femmes en train d'installer la table pour le repas. Elles se figèrent immédiatement, prenant un certain temps pour réaliser qui se trouvait devant leurs yeux.
— Bin !
La plus âgée des deux lui sauta dans les bras avant de reculer brusquement.
— Ma chérie, tu sais que tu ne peux pas être ici ! pleura sa mère tout en la regardant avec amour.
— Oui, tu ne peux pas rentrer sur Adhara, pesta la jeune femme.
— Elle a trouvé l'Oracle ! clama fièrement son frère.
Les deux femmes échangèrent un regard stupéfait.
— Maman, Dozik a raison. Je l'ai trouvé. Je l'ai vue !
Sa mère la reprit dans ses bras, dans un souffle de soulagement. L'autre jeune femme sembla un peu ronchonne et ne réagit pas vraiment à la venue de Binny.
— Katany... Tu pourrais dire bonjour à ta sœur, regretta sa mère.
Elle grogna avant de se tourner pour sortir de la maison par la porte arrière. Le visage de Binny se ferma avec une certaine tristesse.
— Ne lui en veux pas trop, Bin... Elle est toujours contrariée par ton départ, tenta d'apaiser Dozik.
— Laisse-lui un peu de temps, dit Tamy, sa main dans celle de sa fille.
— D'accord...
L'entrain revint lorsque sa mère posa son regard sur le groupe, pleine de curiosité.
— Et vous alors ? Qui êtes-vous ?
Binny retrouva son sourire habituel, mais une ombre fugace traversa son regard alors qu’elle commença à présenter ses compagnons à sa famille. Après avoir plaisanté et fait connaissance, sa mère et son frère les convièrent avec plaisir au repas. La table, bien que presque trop petite, débordait de bonne humeur et de rires conviviaux. Ils burent, discutèrent et trinquèrent de bon cœur, mais malgré l’atmosphère festive, un vide persistait autour de Binny.
Alors que les éclats de rire résonnaient encore autour de la table, Binny se leva soudain, le sourire légèrement plus fragile. Elle se dirigea vers le jardin, comme si cet espace pouvait lui offrir un répit. En traversant sa maison jusqu'à la porte arrière, un léger frisson de mélancolie l’accompagna. Un long couloir parsemé de photos de famille s’étendait devant elle, lui rappelant sa vie avant son départ. Elle les parcourut comme une frise chronologique, ses yeux s’attardant sur les souvenirs capturés dans chaque image, jusqu’à ce qu’elle tombe sur celles où elle brillait par son absence.
Les sourires familiers avaient disparu, et la famille ne comptait plus que trois têtes roses au lieu de cinq. Une profonde tristesse l’envahit. Binny comprit alors d’autant plus les émotions qui traversaient le cœur de sa petite sœur, et elle ressentit le besoin urgent de l’apaiser. Convaincue qu’une conversation pourrait délier cette rancœur, elle ouvrit la porte menant au jardin, prête à lui offrir un peu de réconfort.
MAISON DE BINNY - JARDIN
Elle observa sa sœur au fond du jardin. Katany était assise près des fleurs, sur l’herbe. Binny se souvenait qu'au moment de son départ, Katany était si jeune, tout comme Dozik. Ils n'étaient que des enfants. Lors de la cérémonie du Porteur de Lanterne, lorsque son nom était sorti de l'urne, elle se remémora la réaction de Katany. Celle-ci s'était mise à pleurer avant de s'enfuir, déboussolée. Quand le nom sortait de l'Urne du destin, l'Adhara désignée n'avait d'autres choix que de partir immédiatement. Le temps des adieux était toujours succinct et souvent déchirant. Elle se rappelait très bien Dozik qui lui sautait dans les bras, les yeux pétillants de fierté. Même si leur père n'était pas revenu, leur famille avait été désignée pour la deuxième fois consécutive, une première dans l'histoire d'Adhara. Sa mère la regardait avec tristesse, se disant sûrement qu'elle allait perdre un deuxième membre de sa famille et qu'elle ne pouvait rien y faire. L'impuissance dans ses yeux lui avait brisé le cœur. Fervente croyante, elle n'avait jamais remis en question leurs traditions et l'avait toujours soutenue. Et Katany... Eh bien, elle n'avait jamais pu lui dire au revoir.
Binny décida de l'interpeller.
— Kat...
La réaction de Katany la fit presque sourire. Sa petite sœur avait toujours eu l'âme d'un chat sauvage. Elle se laissait appeler, bougeant légèrement ses oreilles pour montrer qu'elle avait bien entendu, mais refusait de tourner la tête. C'était exactement ce qui venait de se passer. Bien que Binny savait qu'elle avait été entendue, Katany restait de marbre. Elle l'imaginait affichant une moue boudeuse, son regard perdu sur une fleur. Binny et Dozik étaient si différents : l'un était un chat, l'autre, un agneau. Katany était sauvage, indomptable, tandis que Dozik était affectueux et flexible.
Mais Binny comprenait que cette attitude cachait en réalité une blessure profonde. Si elle agissait ainsi, c'était qu'elle lui en voulait, et si elle lui en voulait, c'était parce qu'elle lui avait manqué. Au fond, il y avait de l'amour, alors comment pourrait-elle lui en vouloir ?
— Je sais que tu es contrariée... dit Binny d'une voix douce et compréhensive.
Katany se tourna vers sa grande sœur, les yeux pleins de fureur.
— Non ! Tu ne sais rien ! protesta-t-elle, des larmes encore accrochées à ses yeux. Rien du tout ! C'est bien trop facile de partir, de revenir, d'abandonner les gens qu'on aime sous couvert de traditions à la con ! Tu ne crois pas qu'avoir perdu Papa était déjà assez compliqué ? Et je ne parle pas que de moi ! Tu n'as pas entendu Maman pleurer tous les soirs dans sa chambre ! Tu n'as pas vu Dozik te parler pendant qu'il jouait comme si tu étais là ! Tu n'as rien vu ! Et puis, tu reviens ? Avec un troupeau d'amis ? J'espère au moins que tu t'es bien amusée ! s'emporta-t-elle, faisant un grand geste du bras.
Binny avança, la bouche ouverte pour lui répondre, mais Katany ne lui laissa pas le temps de parler et continua son déferlement de reproches.
— As-tu seulement pensé à nous ? Est-ce que tu t'es demandé s'il n'était pas temps de rompre ces préceptes stupides et injustes ? Ces croyances qui ne mènent à rien ! Si ce n'est à ruiner des familles qui n'ont rien demandé ! Et au nom de quoi ?! s'indigna-t-elle.
Ces propos blessèrent profondément Binny. Elle ne pouvait pas parler de leurs traditions en ces termes.
— Tu ne peux pas dire des choses pareilles ! reprit-elle avec ferveur. Tu manques de respect à tous les anciens Porteurs de Lanterne, et à Papa ! Tu ne peux pas cracher sur des siècles de préceptes qui ont bâti notre planète et bien plus encore ! Je sais que tu m'en veux, que tu es énervée, mais il est hors de question que je te laisse dire ça ! C'est injuste ! Pour moi ! Pour Papa ! Et pour tous ceux qui sont restés ici en acceptant mon Destin ! J'aurais aimé savoir ce que tu aurais fait à ma place !
Elle marqua un temps pour se ressaisir et accueillir ses paroles. Posant ses yeux succinctement sur elle puis sur le rosier en face d'elle, elle retint ses larmes. Binny sentit qu'elle était une bombe sur le point d'exploser.
— Je n'aurais rien fait du tout ! Je ne vous aurais jamais tourné le dos ! Tu étais la plus âgée d'entre nous trois ! Dozik et moi avions besoin de toi. Quand Papa est parti, un morceau du cœur de Maman est parti avec lui. À ton départ, un de plus ! Je ne vous aurais jamais fait une chose pareille ! Notre famille avait déjà offert l'une de ses âmes pour le destin. Papa. Et puis quoi encore ? Le prochain sera Dozik ? Puis moi ? s'écria-t-elle, le visage enflammé par la colère et un sentiment d'injustice.
— Mais je ne suis pas toi, Kat... Papa m'a élevée dans le respect de nos traditions. J'ai grandi comme ça. J'ai le sens du sacrifice. Je ferai toujours passer le bien-être de notre planète avant ma propre vie, déclara-t-elle avec fermeté.
Katany la fuit du regard.
— Je n'aurais jamais refusé la lanterne, même si moi aussi, j'ai perdu trois morceaux de mon cœur en vous laissant ici.
Katany renifla puis remonta ses genoux vers elle pour y poser son menton.
— Mais je suis revenue... Ma mission est accomplie et mon cœur est reconstruit, déclara Binny, la voix tremblante, envahie par l'émotion.
Sa petite sœur plaqua son front contre ses genoux, enfouissant ainsi son visage. Binny comprit parfaitement ce que Katany cherchait à cacher : elle ne voulait pas lui montrer qu'elle pleurait.
Binny décida de la rejoindre et de s’asseoir à ses côtés. Elle ne voulait pas la brusquer ; Katany pourrait sortir les griffes. Binny tenta alors le tout pour le tout et lui proposa un câlin, les bras grands ouverts dans sa direction. Sa sœur tourna la tête pour la regarder faire, le front toujours collé à ses genoux. On ne distinguait que ses yeux larmoyants. Binny savait qu’elle ne ferait jamais le premier pas, son ego et sa fierté formant une muraille infranchissable entre les deux sœurs.
— Viens par ici, tête de pioche, taquina Binny en la poussant légèrement.
— Plutôt mourir… souffla Katany en se repositionnant.
— Ok !
Binny la prit au mot et lui sauta dessus. Mais c'était sans compter sur la combativité de Katany, qui roula sur le côté et la fit valdinguer dans le buisson. Binny réalisa qu’elle n’était plus une enfant ; elle était devenue une puissante guerrière Adhara, comme elle. Lorsque Katany constata la position gênante dans laquelle Binny se retrouvait, elle explosa nerveusement de rire.
— Tu t’es ramollie ! confia-t-elle, amusée.
Les quatre fers en l’air, Binny n’avait pas franchement l’air vaillante ni crédible.
— C’est toi qui t’es endurcie ! répondit Binny, toujours coincée.
Après sa crise de rire, Katany vint l’aider à sortir de son piège végétal. Une fois debout, Binny s’épousseta brièvement, un sourire embarrassé aux lèvres, puis se redressa face à sa petite sœur. À sa grande surprise, elle réalisa que Katany avait maintenant quelques centimètres de plus qu’elle, la reléguant au rang d’enfant le plus petit de la famille.
Après quelques secondes de silence à se jauger, chacune scrutant les changements de l’autre, Katany finit par plonger dans ses bras. Dans ce geste spontané, Binny retrouva tout l’amour inconditionnel qu’elle avait pour elle lorsqu’elles étaient enfants : sans attente, pur et sincère. Ce moment de réconciliation lui apparut comme une véritable libération, comme si un poids invisible se dissolvait enfin, laissant place à la douceur d’un lien retrouvé.
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