GARE SPATIALE *** I ***
PIROS - LE HALL
Le tour de garde du groupe formé par Slikof était en place. Tandis que Katany et le capitaine se tenaient sur le pont à discuter de tout et de rien, Binny et Slikof se retrouvaient dans le hall. D'ordinaire très à l'aise avec le silence, le maître espion perdait toute contenance en sa compagnie. Depuis qu'il avait réalisé qu’elle ne le laissait pas indifférent, son comportement près d’elle avait changé. Il ne savait toujours pas ce que Binny pensait de lui, ni si ses propres sentiments étaient partagés. À cela s’ajoutait le souvenir pesant de ses propos sur les Adharas, qui n’avaient jamais été des plus flatteurs depuis le début de cette aventure. Oppressé par ce malaise, il ressentit soudain une envie pressante d'engager la conversation pour dissiper ce silence malaisant, qu'il était peut-être le seul à percevoir aussi intensément.
— Mlle Ristoc… l’interpella-t-il soudainement.
Elle tourna rapidement la tête, faisant virevolter ses cheveux roses ondulés à la lumière vacillante du hall du vaisseau.
— Oui, Slikof ?
— Je… Je tenais vraiment à m’excuser, marmonna-t-il à demi-mot.
Slikof manquait étrangement d’assurance et n’osait même pas la regarder. Ses yeux se perdaient au loin, comme s’il cherchait encore ses mots. Binny, fidèle à elle-même, s’approcha de lui pour lui offrir toute son attention, comme l’aurait fait une enfant préoccupée.
— Pourquoi ? s’étonna-t-elle, tout sourire.
— Mes propos sur Zoldello… Concernant les Adharas. Je vous ai fait porter les stigmates de mauvaises expériences personnelles. J’aurais dû être capable de faire la part des choses. Je vous ai associée à des gens qui n’ont rien à voir avec vous, avoua-t-il, avant d’ajouter : ni votre famille d’ailleurs.
Elle sourit et se permit de poser sa main sur son bras dans un élan plein de sollicitude.
— Ne vous faites pas tant de bile… Je n’y pensais plus.
Ce contact provoqua chez Slikof un léger soubresaut. Il prit son courage à deux mains et renchérit :
— Pourquoi êtes-vous restée avec nous ? interrogea-t-il, plein de curiosité.
Binny fut étonnée par la question, la réponse lui semblait si évidente.
— Eh bien… Je suis une Adhara, rétorqua-t-elle avec une certaine fierté. En tant que telle, je me soucie de mon prochain, de ma planète, de l'univers. Pour moi, toute vie à travers l'espace est un cadeau, et nous devons la préserver coûte que coûte, s'exclama-t-elle en bougeant énergiquement ses bras pour accompagner ses paroles. Je n'aurais pas été digne de ma planète si j'étais restée tranquillement chez moi, sachant ce qui se profilait à l'horizon. Mon devoir était d'être actrice de ce que vous appelez la mission Minden. Je crois au hasard, Slikof. Et ce dernier m'a menée sur ce vaisseau. J'ai su reconnaître mon destin lorsque celui-ci a croisé mon chemin.
— On n’accomplit pas son destin par hasard, Mlle Ristoc, s’amusa Slikof en ricanant légèrement devant sa naïveté.
— Le hasard est la graine que sème le destin sur son passage, répondit-elle, sourcils froncés. Et je m'en suis saisie ! finit-elle en fermant le poing, comme si elle venait d'attraper quelque chose dans les airs.
Slikof aimait l’écouter ; elle était passionnée. Binny était quelqu’un qui croyait en ce qu'elle faisait, se jetant corps et âme dans tout ce qui pourrait apporter du positif dans sa vie et celle de ceux qui l’entouraient. Encore une belle âme, prête à se sacrifier au nom de tout ce qu'elle jugeait digne de défendre : le bon, le droit, le juste.
L’Adhara s’était placée juste à côté de lui, quasi épaule contre épaule, regardant en direction de la porte du hall. Ils avaient un gabarit similaire. Bien qu’ils ne soient pas très grands, De Xylis la dépassait tout de même de quelques centimètres. Tous deux étaient secs et musclés, comme taillés dans un bloc de marbre. Ne sachant comment se tenir à cause de leur proximité physique, il joignit les mains derrière son dos. Binny, quant à elle, n’avait aucune gêne en sa présence. Elle glissa même sa main sous son bras, comme s’ils allaient partir en balade. Le corps de l'espion se figea sur place, ses yeux rivés sur la main qui venait d’envahir son espace personnel avec désinvolture. Elle ne semblait pas comprendre l’effet que cela provoquait chez Slikof, franchissant sa bulle protectrice avec un détachement total. Cette seconde peau invisible, censée l'isoler des autres, ne pouvait être outrepassée que par les plus intimes. Elle inclina la tête pour la poser sur son épaule.
— Et vous alors ?
Il se racla la gorge pour reprendre ses esprits, n’osant pas bouger d’un pouce.
— Moi ?
— Eh bien, oui, pourquoi êtes-vous si loin de votre Nid ? le taquina-t-elle en le poussant légèrement.
— Les oiseaux migrent, vous savez ?
Elle laissa échapper un petit rire innocent, ce qui mit Slikof en confiance et le poussa à se lancer dans une explication éthologique.
— Dans la nature, la migration des oiseaux est directement liée à la disponibilité des ressources alimentaires. Cela leur permet de se préparer à une éventuelle pénurie et de bénéficier d’un climat plus doux et clément. Les oiseaux volent vers des lieux où le danger est inexistant, un endroit où leur vie n’est plus en péril.
— Mais le danger est partout, contre-argumenta Binny, cherchant à avoir le dernier mot.
— Se mettre en mouvement est important quand tout brûle autour de vous, assura-t-il avec un peu plus de sérieux.
— Pour se réfugier ?
— Oui. Se réfugier n’était en rien une faiblesse, Mlle Ristoc. Se mettre à l’abri, c’était la sagesse des plus malins. Je sais que les Adharas sont frontaux, mais il faut parfois savoir se retirer pour mieux revenir.
Binny leva les yeux, scrutant son visage avec attention. Elle posa sa main sur son biceps pour finir d’envelopper son bras.
— C’est vrai que nous n’affrontons pas les choses de la même façon. Mais je comprends votre point de vue, confia-t-elle. Pour nous, le danger doit être annihilé dans l'œuf, même si cela cause de nombreuses pertes. Nous partons du principe qu’un danger est un piège. On dit qu’une souris ne se fait pas attraper deux fois par le même piège.
— Alors quoi ? Vous seriez restée sur Zoldello si vous aviez pu prendre les commandes ? s’étonna-t-il devant ce qu’elle venait de dire.
— Oui. Je pense que nous aurions combattu la menace sur place avant de fuir, confia-t-elle, le regard déterminé.
— Nous ne fuyons pas. Nous explorons d’autres possibilités, rectifia Slikof.
Elle sourit de plus belle. Binny aimait sa façon de tourner les choses pour se défendre de cet apparent manque de courage.
— Vos propos me font douter, murmura-t-elle, songeuse. Vous êtes soit un lâche, soit un génie.
— Disons que j’observe ma maison de loin pour voir d’où vient le danger. Mes petites souris à moi se cachent pour regarder comment le piège est construit. Ainsi, elles ne tombaient pas dedans. Pas même la première fois, souligna-t-il en levant l’index comme le ferait Zorth.
Binny lui donna une petite tape sur le bras en riant. Cela l'amusait beaucoup de le voir reformuler ses propos en parlant des petites souris.
— Il faudrait savoir, Slikof, vous êtes un oiseau ou un rongeur ?
— Je suis des yeux. Je n’ai toujours été que des yeux, confirma-t-il en hochant la tête. Et vous ? Qu’êtes-vous, Mlle Ristoc ?
Elle sembla considérer la question avec le plus grand sérieux.
— Je suis la main ! s’exclama-t-elle, les yeux pétillants de joie.
— Pourquoi ?
— Sur le cœur quand il le faut, dans la figure quand c’est nécessaire ! annonça-t-elle en riant.
Slikof explosa de rire sans retenue, faisant tomber son masque d’homme de l’ombre. Binny, pas peu fière de l’avoir fait rire aux éclats, resserra son emprise sur son bras.
— Je suis contente de vous connaître, Slikof, avoua-t-elle entre deux rires.
La sincérité de ses propos, ainsi que ses yeux profondément ancrés dans les siens, le mirent dans un état fébrile.
— Eh bien, j'espère de tout cœur que votre main ne finira pas dans ma figure, confessa-t-il.
Elle ricana en caressant tendrement son bras avec sa main.
— Soyez rassuré, les souris ne font pas de mal aux oiseaux.
Cette phrase résonna en lui comme un écho douloureux. Parce qu'il savait que l'inverse n'était pas vrai. Et la possibilité de lui faire du mal le désolait d'avance. Il profita cependant de cet instant plein d'affection avec délice.
— En tous les cas, je suis également content de vous connaître, Binny.
Heureuse de l'entendre dire son prénom pour la première fois, elle se mit sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue.
— Contente de le savoir, murmura-t-elle avec douceur.
Il avait encore les yeux fermés lorsqu'elle s'adressa à lui, comme quelqu'un qui profitait du goût sucré et réconfortant d'une bonne cuillerée de miel.
JOVO - GARE SPACIALE
Fiora et Drike s’étaient faufilés dans la zone d’atterrissage des vaisseaux spatiaux, au beau milieu de la nuit. Telles deux vipères se mouvant avec malveillance, leurs crocs venimeux à l’affût de leur prochaine victime innocente.
— Je croyais que vous vouliez dormir avant de faire quoi que ce soit ? interrogea Drike avec surprise.
— J’ai changé d’avis, affirma-t-elle fermement.
Ses yeux explorèrent cette oasis d’engins métalliques avant de se fixer sur une cible précise.
— Je le reconnaîtrais parmi mille... C’est celui-ci.
Elle esquissa un sourire diabolique et satisfait en direction du Piros. Drike s’abstint de commenter, même si l’envie de lui faire remarquer que le nom était marqué dessus le démangeait. Mais il retint sa remarque, de peur d’en payer le prix.
— On ne sait pas s’il y a du monde à l’intérieur, avoua-t-il, méfiant.
— Peu importe. Nous avons notre meilleure amie de notre côté cette fois-ci.
Drike ne comprit pas où sa patronne voulait en venir.
— Qui ça ?
— La surprise, Drike. La surprise, répéta-t-elle avec un éclat de sadisme dans la voix.
— On entre comment ?
— Je doute que le pont soit grand ouvert... Il va falloir s’infiltrer. S’ils sont ici, c’est soit pour une visite, soit pour se ravitailler. Dans les deux cas, ils devront ouvrir le pont ou les soutes.
— Donc on attend ?
— On observe et on avise si quelque chose se passe. Le but est de s’introduire.
— Et ? On tue qui ?
— Tous ceux qui se présenteront sur notre passage, annonça Fiora en le regardant droit dans les yeux.
Sur ces mots, Drike resserra fermement ses doigts sur la crosse de son arme.
— Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir... murmura-t-il, prêt à en découdre.
Au même moment, Fiora reçut un message de ses hommes qui venaient d’arriver sur Zoldello. Elle jeta un coup d’œil furtif à son écran, mais l’annonce n’était pas bonne : Bogz était mort, la gorge tranchée dans l’auberge de Gyzkon. Son cœur s’emballa et son visage se figea ; cette information ne devait pas fuiter. Elle redoutait la réaction de Drike, consciente qu’il pourrait perdre son sang-froid. Fiora chassa l’information de sa tête, respirant profondément pour ne pas laisser transparaître son inquiétude ; elle le lui annoncerait quand le moment serait venu.
MAISON DES MONTY - CHAMBRE DE LA PRINCESSE
Savoir que Brizbi était dans la chambre d’à côté n’aidait pas Kybop à fermer l'œil. La Princesse était encore dans la salle de bain, sortant à peine de la douche. Quant à Kybop, elle avait troqué sa tenue d’Hasturienne contre quelque chose de plus… confortable. Les promesses échangées avec Lilas avant leur départ du Piros s’étaient dissipées dès qu’elles avaient compris le danger qu’elle courait peut-être ici. Toute cette tension lui donnait envie de se poser un instant ; il y avait bien trop de choses qui se bousculaient dans sa tête. Elle s’approcha de la fenêtre, suffisamment large pour qu’elle puisse s’y installer, les yeux rivés sur l’extérieur.
Cet extérieur, qu’elle avait toujours perçu comme une source de danger et d’inconnu. Elle avait passé sa vie dans une grotte, sur un vieux caillou, à apprécier les lieux immobiles, familiers, rassurants. L’aventure, la découverte, les espaces ouverts… ce n’avait jamais vraiment été son fort. Comme un chat reniflant des meubles déplacés, méfiant, la prudence au bout des moustaches, comme disait Guitry. Elle avait besoin de murs, de protection. C’était comme lorsqu’elles avaient traversé Zoldello en véhicule pour les Askyrs : dans cette boîte, un environnement maîtrisé, entre quatre parois. La ville de Jovo s’étendait au loin, animée. Elle appréciait cette vie de loin, mais y prendre part… cela l’angoissait.
La cheminée venait d'être allumée, et une douce chaleur se propageait dans la pièce. Elle avait toujours adoré la chaleur réconfortante d'une flamme, le craquement du bois qui se consumait. C'était un réconfort dans la destruction. Cela la fit sourire ; c’était exactement la description qu’aurait pu faire Guitry d’elle. Curieusement, un calme l’envahit soudainement. La chaleur d’un foyer, le bruit apaisant d’une personne à laquelle elle tenait qui se préparait à aller se coucher, une chambre accueillante… C’était comme vivre un instant toujours espéré, rêvé, niché si profondément en elle qu’elle n’en prenait conscience qu’à cet instant précis.
Ces chimères l’emportaient sur le chemin de sa vie idéale. Elle n’était pas si différente des autres êtres vivants de l'univers. Ce qu’elle voulait, c'était aimer et être aimée en retour, paisiblement. Se laisser aller devant un feu de cheminée.
— Il y a quelqu'un ? l’interpela Lilas en haussant les sourcils.
Elle venait de sortir de la salle de bain, la tirant de ses songeries. Kybop la rejoignit et l'enlaça, avide de réconfort, de sentir son corps pressé contre le sien.
— Tout va bien ? s'inquiéta Lilas en lui caressant la nuque.
— Oui, c'est parfait, souffla-t-elle en fermant les yeux.
Le menton de Lilas se posa délicatement sur son épaule avant qu’elle ne laisse glisser ses mains le long de sa colonne.
— Comment se fait-il que je te trouve sexy, même dans cette chemise à carreaux ? demanda-t-elle sur un ton provocateur.
Kybop laissa échapper un petit rire devant son sous-entendu.
— Parce que tu es une perverse qui ne pense qu'à ce qu'il y a en dessous, taquina-t-elle.
Soudain, Lilas la mordilla dans le cou en riant, avant de placer son visage devant le sien.
— Tu crois qu'on trouvera un jour un moment pour explorer ensemble ce qui se cache sous nos bouts de tissus ? demanda-t-elle en faisant une moue trahissant son désir.
Elle entreprit de glisser ses mains le long des côtes de Lilas, sous sa chemisette entrouverte, et les plaça dans le creux de ses reins.
— J'en rêve jour et nuit... avoua Kybop.
Elle était envieuse de consommer l'attirance qu’elle éprouvait pour elle. Mais elle craignait que ce soir, elles ne puissent pas faire grand-chose. Elles devaient rester vigilantes.
Les mains de Lilas s'installèrent derrière sa tête, ses coudes posés sur ses épaules.
— Oui, je sais, regretta-t-elle dans un souffle.
Leurs fronts se touchèrent délicatement, comme pour recharger leurs batteries. Une fois rassasiées l'une de l'autre, et ayant accepté que leurs désirs de chair ne seraient pas assouvis ce soir, elles rejoignirent leur lit. Adoucie par ce moment à deux et par le confort de cette chambre, Kybop se sentit mieux, mais elle restait loin d’être inconsciente des dangers qui les entouraient. Elle savait qu’elle allait devoir rester sur ses gardes. Elle veillerait sur Lilas toute la nuit, telle une louve protégeant ses petits.
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