L'OEIL *** I ***
PIROS
Cela faisait maintenant cinq jours que le Piros traversait les tréfonds de l’univers en direction de Kapu. Chacun semblait avoir trouvé sa place. Tamy, instinctivement, avait pris en charge les stocks et inventaires du vaisseau. Dozik, sans même s’en rendre compte, était devenu le cuistot attitré de l’équipage. Katany, quant à elle, avait pris la relève de Kylburt dans la salle de sport, perfectionnant un physique déjà bien athlétique. Fyguie et Sylice, tels des fantômes en blouse blanche, occupaient le laboratoire jour et nuit. Binny veillait sur Slikof, s’assurant de sa convalescence avec un soin presque maternel. Parfois, Kybop se surprenait à penser qu'il en profitait un peu, mais comment lui en vouloir ?
Le capitaine, fidèle à lui-même, surveillait tout depuis son cockpit, ne les rejoignant qu'à l'heure des repas. Houda, elle, restait cloîtrée dans sa cabine, et Brizbi n’en sortait que pour lui apporter de quoi boire et manger. Quant à Lilas et Kybop, elles tentaient régulièrement d’établir un contact avec Zorth ou Kylburt, sans succès jusqu’à présent.
Et désormais, il ne leur restait qu’une journée avant l’ultime atterrissage.
PIROS – CABINE DE KYBOP
Son esprit semblait faire le bilan. Comment tout cela avait-il pu lui arriver ? Depuis le début de cette aventure hors norme, Kybop avait tant perdu… et gagné, tout en ignorant l'issue qui les attendait. C'était effrayant. Vertigineux. Elle avait grandi sur Eltanin, sans même savoir comment elle y était arrivée, sans jamais se poser la moindre question sur son existence, ses origines, sa vie d'avant. Là-bas, malgré tout, elle avait trouvé un équilibre. Elle s’était habituée à l’insupportable vie de la mine, et c’était là qu’elle avait rencontré Guitry, son frère de cœur. Sa vie reposait sur l'idée qu'elle y mourrait, que rien d’autre ne l'attendait nulle part. Une prison qu’elle avait fini par trouver rassurante, presque familière. C’était son foyer.
Et pourtant... Existe-t-il pire sentiment que celui de ne pas se sentir chez soi dans sa propre maison ? Le jour où Zorth avait fait sauter la mine, elle hésitait entre la haine et la reconnaissance. M’avait-il sauvée, ou condamnée ? Dès cet instant, elle avait su qu'il fallait le suivre, peu importaient la destination ou le but. Mais c’était Guitry qui l'avait finalement poussée à franchir le pas. C’était lui qui lui avait donné ce dernier grain de courage qui lui manquait pour décider de fuir ce caillou sans vie.
Il lui arrivait souvent de repenser à lui. En réalité, il habitait ses pensées à chaque instant. Sa voix résonnait en elle comme un rappel, un murmure de ce qui comptait vraiment. Il était de ceux qui restaient positifs en toutes circonstances, toujours drôle, souriant, prêt à plaisanter. Il disait des bêtises, certes, mais aussi beaucoup de vérités. Kybop savait qu’il cachait une profonde tristesse derrière son sourire constant, des brisures, des cicatrices invisibles. Guitry ne parlait pas beaucoup de sa vie avant Eltanin. Elle savait simplement qu’il avait eu une famille. Mais pourquoi travaillait-il dans la mine ? Elle n’en avait jamais su la raison.
Cela lui faisait réaliser à quel point elle s’intéressait peu aux gens, ou du moins, pas assez. Comment avait-elle pu ne pas le savoir ? Elle aurait dû lui poser plus de questions... Peut-être que cela lui aurait fait du bien de se confier. De voir qu’elle était là pour lui. Mais il était trop tard, maintenant. Elle devait apprendre de ses erreurs, s’ouvrir davantage aux autres.
Elle n’oublierait jamais Guitry. Elle parlerait de lui à ses enfants, à ses petits-enfants... C'était certain. Il faisait partie intégrante de qui elle était.
Il lui avait été enlevé si soudainement… Aussi brutalement que l’arrivée de Fyguie dans sa vie. Comme si le destin avait voulu lui envoyer un remplaçant. Elle se souvenait de leur première rencontre, dans ce vieux fast-food de Durian. Elle avait tout de suite ressenti quelque chose d’étrange, un lien invisible entre eux. Quand Sylice lui avait expliqué, avec son charabia de scientifique, la nature de cette connexion, elle avait eu du mal à y croire, mais cela mettait enfin des mots sur son ressenti.
Au fil de cette aventure, Fyguie et elle avaient eu maintes occasions de parler. Elles étaient si différentes. Il était la réflexion, là où elle était l’action. La douceur, là où elle était la rudesse. Mais il y avait quelque chose d’indescriptible entre elles. Elle ressentait ce besoin de le protéger, cette certitude que s’il lui arrivait quelque chose, elle perdrait une partie d’elle-même.
Il y avait des moments où un simple regard suffisait, et elle comprenait exactement ce qu’il voulait dire. Elle lisait en lui comme dans un livre ouvert, comme si leurs vies étaient liées depuis toujours. C’était même plus fort que ça… Elle était lui, et il était elle, d’une certaine façon. Elle donnerait sa vie pour lui sans hésiter. Il était sa famille de sang, et c'était un sentiment nouveau.
Avec Fyguie, elle avait trouvé cette ancre qui lui rappelait ce qu’elle avait perdu lorsque Guitry lui avait été enlevé. Un soutien fraternel, un repère familial au milieu de l'obscurité de l'espace. Il la rassurait, l'extirpait de ce sentiment de solitude qui l'habitait depuis si longtemps. Mais Lilas… elle avait éveillé quelque chose de plus complexe, une sorte de miroir d'elle-même. L’idée de perdre l’un ou l’autre lui était insupportable, mais pour des raisons si différentes. Quand elle l’avait rencontrée, elle l’avait détestée d’emblée. Elle savait qu’il existait encore des lieux où les Reines, les Rois, et autres têtes couronnées régnaient, mais elle n’en avait jamais croisé. Comment l’aurait-elle pu ? Pour elle, ils n’étaient rien d’autre que des chefs autoproclamés, des dictateurs, des oppresseurs sans aucune légitimité. Des privilégiés. Puis les jours avaient passé. Peu à peu, elle avait découvert son dévouement, sa positivité, la passion avec laquelle elle se battait pour le bien-être des autres. Elle avait brisé un à un tous les clichés qu’elle portait en elle.
Elle cherchait à l’approcher, avec une persistance qu’elle ne comprenait pas, malgré sa froideur et son rejet. Sa gentillesse, sa bienveillance… Finalement, elle avait laissé tomber le masque. Elle l’avait laissée franchir cette carapace, le seul endroit dans l’univers où elle se sentait en sécurité. Et la voilà, aujourd’hui, sur ce vaisseau, incapable d’imaginer continuer sans elle.
Comment une personne qui lui était inconnue il y a si peu de temps était-elle devenue si essentielle à son bonheur ? Pourquoi la simple idée de la perdre lui était-elle insupportable ? Elle aimait à croire qu’il existait une explication scientifique, terre-à-terre, pour ce genre de sentiments. Une formule, une équation. Mais l'amour et la haine restaient aussi insaisissables que des bulles de savon. On pouvait les créer, les admirer tournoyer au gré du vent… Mais au moment de les saisir, elles s’évanouissaient.
Cette bulle que Lilas et elle avaient créée… C’était cela que Kybop voulait préserver, à tout prix.
Et puis, il y avait ces prophéties. Des livres écrits par je ne sais qui, je ne sais quand, songea-t-elle. Est-ce que le roi Gotbryde n'était pas lui aussi un fanatique ? Est-ce que cette mission était vraiment justifiée ? Les éclipses, les cataclysmes... Faut-il forcément qu'il y ait une raison ? N'est-ce pas juste le déroulement normal des choses ? Les humains ont trop souvent tendance à se réfugier dans des textes et des croyances lorsqu'ils ont peur. Peur de la mort. Peur de la pauvreté, de la faim. Il est réconfortant de croire en quelque chose quand tout semble perdu. Et si la prophétie de l'équilibre n'était qu’une chimère de plus ? De toute façon, il était trop tard pour tout remettre en doute. Demain, son destin et celui de ce vaisseau seraient fixés à tout jamais.
PIROS – CABINE DE KYBOP
C'était avec ces questions en tête qu'elles avaient atterri sur Eredet, une planète sauvage dont les mystères allaient bientôt se révéler. Kybop ne s'attendait pas à ce qu'elles allaient y trouver. De toute façon, tout avait été une surprise pour elle depuis le début. Tout la dépassait. Au moment où elles s'étaient enfoncées dans les profondeurs de cette terre, quelque chose l'avait parcourue. Elle croyait que c'était ce que l'on appelait un mauvais pressentiment. Puis Binny les avait fait entrer dans le Temple Sacré. C'était à peine croyable. Pour Kybop, tout ceci n'avait pas vraiment de signification. Mais elle avait tout de suite lu, dans les yeux de ses nouveaux amis, une incrédulité qui lui avait fait comprendre qu'il s'agissait d'un endroit mystique, presque légendaire. Le rôle de l’adhara, dans cette mission, avait pris tout son sens à cet instant. Puis elles avaient rencontré l'Oracle. Un géant. Un homme impressionnant, vivant reclus dans les entrailles d'une planète abandonnée. Il les avait alors guidées vers cette histoire de portail... Kybop se souvenait d'avoir été déçue de cette rencontre. Enfin, pas de la rencontre en elle-même, mais du flou dans lequel ses déclarations les avaient laissées. Tous ces mystères, ces phrases tarabiscotées... Elle n'aimait pas les devinettes. Mais cela avait tout de même fini par les emmener quelque part. Les Askyrs...
Quand elle repensait au chemin qu'elles avaient emprunté pour rejoindre cette chaîne de montagnes, elle se sentait emportée par la magie et la beauté des paysages qu'elles avaient traversés. Puis lui revenait ce qu'elle avait perdu à ce moment-là : Guitry. C'était la chose la plus difficile qu'il lui fût jamais arrivée. Avant cela, elle n'avait jamais perdu un être cher dans sa vie. Elle ne voulait plus jamais revivre ça. Elle se souvenait du bruit de son cœur qui se déchirait, de la douleur dans sa chair et dans chaque cellule de son corps. Tout s'était évanoui autour d'elle, et il lui était impossible de se résoudre à l'accepter. Jusqu'à la dernière seconde, malgré ce corps sans vie devant elle, elle voulait croire que rien de tout cela n'était vrai.
L'idée de le venger lui avait permis de tenir le coup, de continuer de se tenir droite, de ne pas s'effondrer. Et c'était sur ces sinistres montagnes acérées qu'elles avaient découvert leur prochaine destination. Tout cela grâce à l'Œil, ce bijou de malheur, rondement accroché au doigt de la princesse Lilas. Kapu...
Alors que son esprit continuait de fendre les flots de son passé, un bruit l'avait brusquement tirée de ses pensées. Quelqu’un était entré dans sa cabine. Elle s'était redressée en sursaut.
— Kybs ! s'écria Lilas, paniquée.
Elle serrait sa main comme si elle voulait y dissimuler quelque chose.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
Lilas contourna le lit en hâte pour venir s'asseoir à ses côtés. Kybop devina qu'elle voulait lui montrer ce qu'elle cachait sous sa main. Elle la vit hésitante, incapable de se décider à lui montrer ce qu'elle dissimulait. Tentant de la rassurer, Kybop murmura :
— Hey... ne t’inquiète pas. Montre-moi.
Son regard chercha le sien, empreint d’appréhension, mais aussi d’un léger soulagement, comme si elle trouvait enfin quelqu’un en qui avoir confiance. Lentement, elle posa ses deux mains sur la cuisse de Kybop, les doigts toujours obstinément dissimulés, hors de son regard. Kybop posa délicatement sa main sur la sienne pour l’inciter à la soulever. Lentement, une lumière bleue émergea de son bijou, une lueur étrangement familière, semblable à celle qu'elle avait vue sur les Askyrs. Toujours tenant sa main, elle resta stupéfaite : ce n’était pas seulement l’Œil qui scintillait, mais toute la paume de la princesse. C’était comme si Lilas et l’objet ne faisaient plus qu’un. L’anneau semblait s’être fondu dans son doigt, en parfaite symbiose.
— Tu dis que c’est arrivé quand ? demanda Kybop, interloquée.
— Cela fait quelques minutes. Je suis venue te rejoindre immédiatement.
Son cœur se réchauffa à l’idée d’être la première personne à laquelle Lilas avait pensé. Elle était convaincue que cela avait un lien avec leur approche de Kapu.
— Nous devons absolument montrer ça à Fygs et Sylice.
— Tu crois ? douta Lilas un instant.
— On n’a pas vraiment le choix. Il faut comprendre ce qu’il se passe, et pour ça, on a besoin des deux génies. On est une équipe, on fonctionne ensemble, rappela Kybop à la princesse avec douceur.
Elle acquiesça, déterminée à partager ce qu’elle venait de découvrir. Elles prirent alors la direction du laboratoire, avançant dans les couloirs vides, ce qui leur arrangea bien.
PIROS - LABORATOIRE
Ils entrèrent avec fracas dans la pièce où ils espéraient découvrir ce qui arrivait à la princesse, ou plus précisément, à l'Œil.
— Kybs ? interpella Fyguie.
Son frère lui adressa un regard inquiet, comme s'il sentait que quelque chose clochait. Elle ne lui répondit pas, et Lilas se contenta de tendre sa main dans leur direction pour qu'ils constatent d'eux-mêmes le problème. Sylice fronça immédiatement les sourcils et appuya sur le verrouillage de la porte pour ne pas être dérangée.
— Asseyez-vous, ordonna-t-elle sans la moindre formule de politesse.
Lilas s'exécuta sans broncher, trop anxieuse pour émettre la moindre résistance. Tandis qu'ils observaient sa main dans les moindres détails, Kybop attrapa une chaise pour s'installer au plus près. Vint alors le flot de questions, et ce fut Sylice qui ouvrit les hostilités.
— Depuis quand est-ce que cela brille ?
— Depuis quelques minutes seulement, répondit la princesse, soucieuse.
Sylice hocha la tête, examinant avec attention chaque doigt de Lilas.
— Est-ce douloureux ? demanda Fyguie en se penchant également sur l'objet.
— Non, pas du tout.
— Est-ce que ça chauffe ou y a-t-il n'importe quelle autre sensation désagréable ? rajouta-t-il mécaniquement.
— Non, pas du tout. Je ne sens rien. Ce n'est ni agréable ni désagréable...
Après une inspection minutieuse, Sylice relâcha la main de Lilas.
— Alors ? lança Kybop, les bras croisés.
Ils se regardèrent dans le blanc des yeux sous leurs regards impatients.
— Eh bien... C'est comme si la bague avait fusionné avec votre doigt, répondit Sylice.
Kybop soupira longuement.
— C'est ça votre observation scientifique ? rétorqua-t-elle en mimant des guillemets.
Fyguie laissa échapper un petit rire face à son agacement.
— Nous sommes face à des événements qui nous dépassent... Il faut qu'on fasse des examens plus approfondis, précisa Sylice.
— C'est-à-dire ? interrogea Lilas, pas du tout rassurée.
— Rien de bien méchant. Une radio et un petit prélèvement, expliqua Fyguie en souriant.
— Ok, faites ça alors ! affirma Kybop sans détour.
Lilas tourna la tête dans sa direction, comme si elle allait la jeter d'une falaise.
— Hey ! C'est mon corps, je te rappelle ! C'est à moi de décider, s'énerva-t-elle en la fusillant du regard.
Ils se tournèrent alors tous vers elle. Fyguie tenait déjà une seringue prête à l'emploi, et Sylice était aux commandes de sa machine. Ils étaient pendus à ses lèvres. Après une minute de silence des plus pesantes, Lilas se décida enfin.
— Ok... Je suis prête.
Ils reprirent leurs petites affaires aussi rapidement qu'ils les avaient arrêtées. Sylice saisit la main de Lilas pour l'accompagner sous les rayons lorsque Fyguie les interrompit soudainement.
— Attends !
— Quoi ? répondit Sylice, surprise.
— Regarde. Lorsque tu as passé la main de Lilas à côté de l'oscilloscope.
Elle observa l'appareil, dubitative.
— Recommence. Repasse la devant ! s'empressa de demander Fyguie.
En reproduisant le geste, l'appareil s'affola. Kybop ne comprit pas et s'enquis de leur demander :
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
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