L'OEIL *** II ***
QUELQUE PART DANS L'ESPACE
— Est-ce que quelqu'un m'entend ? Je répète, est-ce que quelqu'un m'entend ?
— Arrêtez, ça ne sert à rien. Nous devons nous concentrer sur l'avance.
— Il est impossible que nous arrivions à temps...
— Ne dites pas ça. Nous leur collons au train.
L'un des deux inconnus tapa sur le tableau de bord, un bruit métallique résonna dans le cockpit.
— Satané vaisseau Langorien !
— Calmez-vous...
Il relâcha la pression dans un soupir, ses yeux fixés sur les lumières clignotantes.
— Nous allons y arriver.
PIROS - LES CUISINES
Les Ristoc étaient réunis dans la cuisine, devenue leur QG familial. Seule Tamy manquait à l’appel, occupée à ranger la réserve et tout le matériel récupéré sur Hasture.
— Alors ? Comment va Slikof ? demanda Dozik à sa sœur.
— Il se remet. Il est costaud, répondit-elle avec un sourire rassurant.
— Et ton bras, sœurette ? interrompit Katany.
Elle lui attrapa tendrement la main pour examiner sa cicatrice.
— Ce n'est rien qu'une égratignure de plus. Une nouvelle histoire à raconter autour d'un bon repas, s’amusa Binny, essayant de chasser l'inquiétude.
Dozik lui sourit avec affection, conscient du courage de sa grande sœur. À ses yeux, elle était une héroïne : celle qui avait ramené la flamme, le Savoir, et qui avait parcouru les galaxies pour atteindre son but. Celle qui avait rencontré l’Oracle. Un petit silence s’installa. Bien que Binny se fût remise rapidement, son frère et sa sœur se rappelaient l’angoisse qu’ils avaient ressentie lorsqu'ils l’avaient découverte, couverte de sang. Ils savaient à quel point cela avait été éprouvant pour tout le monde.
— J'ai repensé à ce que nous avait dit Hirsule.
— À propos de quoi ? demanda Katany, un morceau de pomme dans la bouche.
— Quand il avait parlé de l'ancienne prédiction : "Három rózsaszín fej fogja Adhara nevét vésni Kapu-ra."
— Rappelle-moi ce que cela signifie, interrogea leur frère.
— "Trois têtes roses graveront sur Kapu le nom d'Adhara."
— Donc, nous, précisa Katany.
Binny stoppa son excitation en une phrase.
— Mais on est quatre têtes roses, Kat.
Son sourire s’effaça aussi soudainement qu’il était arrivé. Dozik fronça les sourcils.
— Tu sous-entends qu'il va arriver quelque chose à l'un d'entre nous ?
— Je ne sous-entends pas... J'avais appris à décortiquer les annonces, les prédictions, les textes... Il y avait toujours une autre histoire derrière l'histoire. Toujours un sens caché. Il fallait toujours penser à ce qui n'était pas nommé. Ici, si on restait logique, il y avait un absent. Restait à savoir ce que cela voulait dire. Mais je préconisais la prudence.
Kat inspira profondément, prenant conscience que sa sœur pointait du doigt un élément perturbant. Les voyant perdre leur joie et leur bonne humeur, elle s'empressa de poser ses mains sur leurs épaules.
— Hey. Calmez-vous ok ? Je suis comme ça. Je relève tous les détails. Je ne voulais pas vous inquiéter. Je dis juste qu'on doit faire comme d'habitude. Veillons les uns sur les autres.
Ils hochèrent simultanément de la tête, encouragés par le regard rassurant de Binny.
PIROS - LE LABORATOIRE
Fyguie maintenait la main de Lilas près de l'oscilloscope, qui ne cessait de s'agiter.
— Mais... qu'est-ce que ça signifie ? demanda Lilas en se penchant vers l'appareil.
— Aucune idée, répondit Fyguie, perplexe.
Les deux scientigiques relâchèrent sa main et commencèrent à faire les cents pas dans la pièce. Son frère s’ébouriffa les cheveux nerveusement, le regard fixé sur le sol, tandis que Sylice mâchouillait son stylo, le regard dans le vide.
— Remettez votre main devant l'appareil, s'il vous plaît, lui lança-t-elle.
Lilas obéit, mais l'inquiétude se lisait sur son visage. Les deux se rapprochèrent de l'oscilloscope, leurs sourcils plus froncés que jamais. On pouvait presque les entendre réfléchir.
— La visualisation de la tension sur l’écran de l’oscilloscope montrait que l’intensité sonore était liée à l’amplitude de la tension périodique. La hauteur du son dépendait de sa fréquence, et le timbre était lié à la forme de la courbe.
Tout le monde la regarda, perplexe. Difficile de dire si elle s’adressait à eux ou si elle réfléchissait simplement à voix haute.
— Une fonction périodique quelconque était la somme de fonctions sinusoïdales de différentes fréquences multiples d’une fréquence fondamentale. Plus un son était pur, c’est-à-dire moins il était riche en harmoniques, plus la courbe ressemblait à une sinusoïde. Les sons n'étaient rien d’autre que des variations périodiques de la pression de l’air. Ces variations étaient transformées par le microphone en tension électrique variable, dont on suivait les variations sur l’écran de l'oscilloscope. Un son complexe était l’addition de plusieurs sons purs, composés d’une fréquence fondamentale et d’harmoniques.
— STOP ! ON NE COMPREND RIEN, SYLICE ! interrompit Kybop d'un souffle.
Elle haussait les épaules, vexée par l’interruption un peu musclée. Fyguie posa une main apaisante sur son épaule.
— Ce qu'elle voulait dire, c'était que la bague agissait comme si l'on avait branché un micro sur l'oscilloscope.
— Et ? s'impatienta Kybop.
— Et l'appareil semblait retranscrire ce qui ressemblait à une musique ou à une voix.
— Une musique ou une voix ? répéta Lilas, incrédule.
Sylice croisa les bras, acquiesçant d’un air boudeur.
— C'était exactement ce que je disais.
— Ok... Et Fygs ? Y avait-il un moyen d'écouter ça d'une autre manière ? reprit Kybop pour recentrer leur attention sur le problème.
— Il nous fallait quelque chose pour amplifier le son, souligna-t-il en cherchant autour de lui.
Son jumeau ramena un autre appareil et demanda à Lilas d'y poser sa main. Après quelques réglages, un léger écho s’échappa des enceintes. Sylice se pencha, mais n'entendit pas assez.
— Plus fort.
Ils se penchèrent tous les quatre vers cette vibration lointaine jusqu'à ce que tout devienne audible. Deux voix inconnues, à peine perceptibles, s’adressaient à eux. Ou plutôt, au porteur de l'Œil.
« Ne partez pas sur Kapu sans le Regard. Retrouvez-nous sur Goltons II. »
Leurs stupéfactions les pétrifièrent sur place.
— Ne pas aller sur Kapu ? C'était exactement là où ils se rendaient ! s'exclama Kybop.
— Quelqu'un a reconnu les voix ? s'intéressa Fyguie.
— Comment voulez-vous ? C'était tellement faible ! Votre machine ne pouvait pas faire mieux ?!
L'agacement de Lilas masquait une grande détresse. Personne ne savait vraiment quoi faire. Goltons II n’était pas dans cette direction, ce qui signifierait opérer un demi-tour. Et puis, Goltons II était la planète des Golts, leurs ennemis jurés, adorateurs de la prophétie des Sang Rouge...
— Il fallait qu'ils en parlent au reste de l'équipage au plus vite pour prendre une décision ensemble.
— Ils voguaient tous ensemble vers l'inconnu. Ils mettaient leur vie en danger dans cette mission. Ils devaient pouvoir donner leur avis.
Tout le groupe acquiesça.
— Alors faisons sonner l'alarme pour les réunir dans la Salle Principale, proposa Lilas dans l'urgence.
PIROS - SALLE PRINCIPALE
L'alarme du Piros fonctionnait toujours aussi bien. Tout le monde était réuni autour de la table, et personne ne manquait à l'appel. Pas même Slikof et Monty. Avant même de leur faire part de ce qui se trame, tous les regards étaient tournés vers la main illuminée de la Princesse. Ils se doutaient bien que cette réunion d'urgence concernait cet étrange incident. Kybop décida de prendre la parole. Elle était peut-être directe, elle manquait peut-être de tact et de diplomatie, mais personne n'avait besoin de ça ici. Ils voulaient savoir. L'impatience se lisait sur tous les visages. Un grand discours alambiqué serait futile et n'aurait pour conséquence que d'aiguiser leurs nerfs.
— Comme vous pouvez le voir, il se passe quelque chose avec la main de Lilas. Nous avons immédiatement mis au courant Fygs et Sylice. En l'examinant de plus près, ils avaient découvert qu'une voix parlait à travers l'Œil. Comme un message.
— Un message ? releva Slikof.
— Oui, un message qui compromettait la suite de la mission.
— Et quel était-il ? demanda Tamy.
— Le message disait de ne pas se rendre sur Kapu, mais sur Goltons II, lâcha-t-elle sans plus de détails.
— QUOI ? s'écria Binny en se levant de sa chaise.
— Hors de question ! Autant se jeter dans la gueule du loup ! ajouta sa sœur.
Les esprits s'échauffaient rapidement. Tout ce brouhaha se mélangeait dans la tête de Kybop. Elle posa à plat ses deux mains sur la table en fermant les yeux, pour essayer de faire abstraction de tout ce qui se passait autour d'elle. Lilas remarqua qu'elle était en train de perdre pied. Que la colère montait. Elle déposa alors une caresse avec sa main dans son dos tout en lui glissant ses mots à l'oreille.
— Allez, impose-toi. Ils te suivront quoi que tu décides.
Elle avait raison, Kybop devait s'imposer. Elle avait besoin de faire sortir toute cette frustration et cette colère. Un grand coup s'abattit sur la table, si bien que le métal s'enfonça légèrement sous la force de son poing. Le bruit résonna dans la pièce et mit tout le monde en alerte. L’attention était désormais entre ses mains.
Elle avait affaire à de fortes têtes, elle ne pouvait pas leur laisser l’occasion de lui faire perdre le fil de son raisonnement. Elle devait imposer le respect et leur montrer qu'elle ne flancherait pas, que ses épaules étaient solides malgré la situation.
— On met tout en suspens tant que la situation n’est pas clarifiée.
Binny commença à se lever de son siège pour faire une objection, mais Kybop ne lui laissa pas cette opportunité.
— Rassieds-toi, Binny !
Son regard lui indiqua qu'elle venait de la trancher dans son esprit, mais elle s'exécuta.
— Nous devons tous aller dans le même sens. Je sais que cela ressemble à un piège, à un guet-apens grossier. Mais justement, cela me semble trop évident pour ne pas être considéré. Si c’était un piège, nos ennemis feraient au moins l’effort d’utiliser des techniques un peu plus subtiles. Nous devons prendre en compte ce message.
La tension dans la pièce commença à redescendre, un murmure d'accord s'éleva parmi le groupe.
— Nous devons nous poser les bonnes questions. Parlons-en ensemble.
ZOLDELLO - FORET
Alors que les discussions allaient bon train à bord du Piros, Milo avançait dans l'ignorance des événements qui se déroulaient, en direction de sa nouvelle mission : protéger la Régente Saranthia. Une mission qu'il accomplirait seul, le cœur lourd, sans Birland à ses côtés. Lorsqu'il atterrit, les oiseaux de nuit étaient au rendez-vous. Slikof leur avait indiqué le lieu et l'heure d’arrivée du nouveau protecteur de la Régente. Ils traversèrent ensemble l'ancienne forêt immémoriale. Elle était d'une beauté saisissante et mystérieuse, enveloppée d'une atmosphère envoûtante. Ses arbres majestueux, aux troncs noueux, évoquaient des siècles de secrets. Le feuillage, d'un vert profond, filtrait la lumière du soleil, créant un jeu d'ombres dansant sur le sol tapissé de fleurs colorées. L'air, chargé d'un parfum terreux et humide, était imprégné de la mousse verdoyante qui recouvrait le sol. Milo avançait prudemment, le cœur battant, la peau hérissée par une brise légère. Chaque pas le rapprochait du palais, mais il avait l'impression de s'enfoncer dans un labyrinthe de pièges tendus, prêts à le happer à tout moment. Bien qu'il fût charmé par cette ambiance presque féérique, il restait méfiant devant les recoins cachés de la forêt.
ZOLDELLO – PALAIS D’ULTYA
Après une marche agréable sous un soleil de plomb, ils arrivèrent enfin devant les portes imposantes du palais. Lorsque celles-ci s’ouvrirent, Saranthia apparut, visiblement impatiente d’accueillir l’officier Kal.
— Heureuse de vous revoir, lui dit-elle, un sourire curieux accroché à ses lèvres.
— Tout le plaisir est pour moi, Régente Saranthia, répondit-il dans une révérence maladroite.
Tous deux se laissèrent un instant suspendu dans le temps, savourant leurs retrouvailles. Les reflets bronze de leurs yeux se croisèrent, animés par une attirance visiblement partagée.
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