LE REGARD *** I ***
DANS UN VAISSEAU – EN DIRECTION DE LA GALAXIE DU SEXTANT
L'ambiance dans la cabine de pilotage était électrique, chargée d'une tension palpable. Les deux binômes s'observaient avec une méfiance à peine dissimulée, les regards aiguisés comme des lames.
— Pourquoi retourner sur Golton II maintenant ? demanda Tiger, brisant enfin le silence.
— Je connais leur destination. Ça ne sert à rien, répliqua Fiora, lassée de devoir se justifier.
— Quelle destination ? Pourquoi ? Qu'est-ce qu'on attend ? s'écria Tiger, le ton de plus en plus acéré.
— Et vous, alors ? Pourquoi avoir tué les Guidants d'Hasture ? Fiora les foudroya du regard.
Lozy et Tiger échangèrent un sourire machiavélique, teinté d'une satisfaction malsaine.
— Parce que c'était amusant, pouffa Lozy, l'air faussement innocent.
Fiora et Drike se crispèrent de plus belle.
— Ce n'était pas l'objectif de notre mission ! Tuer des politiciens influents ne faisait qu'attirer plus d'attention sur nous ! souligna Drike.
— Du calme, mon gros... C'est vous qui avez fait appel à nous, je vous rappelle ! Lozy sourit, provocateur.
— Sans nous expliquer quoi que ce soit, à part des noms de cibles dont on n'a jamais entendu parler, ajouta son acolyte, l'air désabusé.
— Vous savez très bien comment on fonctionne. Alors, ne vous en plaignez pas, conclut Lozy avec insolence.
Fiora secoua la tête, exaspérée par leur attitude enfantine.
— Revenons à l'essentiel... Pourquoi retournons-nous sur Golton II si ce n'est pas leur destination ? recentra Tiger.
— Parce que Drike est blessé. Moi aussi. C'est chez nous, et ils ne sont plus une menace pour l’instant, expliqua Fiora. Ils ne feront rien là où ils vont. Rentrons, reprenons des forces et préparons un nouveau plan.
Le silence retomba, lourd, après cette explication concise de Fiora Golt.
GOLTON II – SALLE DE LA PIERRE DES ANCIENS
Après un voyage plus glacial que les profondeurs de la galaxie, ils arrivèrent enfin chez eux. Fiora reprit sa place en haut des marches de son antre, fièrement postée devant la pierre des Anciens. Drike se retire pour panser ses blessures, tandis qu'il tenta de joindre Bogz.
Tiger et Lane, eux, décidèrent de se dégourdir les jambes sur Golton II, marchant côte à côte comme de simples promeneurs. Ils avancèrent dans cette planète qui leur ressemblait tant : elle ne connaissait jamais l’aube, un monde de nuit perpétuelle, où les ombres dansaient entre les troncs tordus d'une végétation sèche et morte, privée des rayons nourrissants du soleil.
Le sol était jonché de feuilles fanées et de branches brisées, émettant un craquement sinistre sous leurs pas. L'air était lourd, chargé d'une humidité morose, et une brume fine s'enroulait autour d'eux comme un manteau funeste. Tout était aussi sombre que leurs âmes, et chaque souffle qu'ils prenaient semblait les plonger davantage dans cette obscurité oppressante.
— Ça fait longtemps que Fiora n'a pas fait appel à nous, réfléchit Tiger.
— Oui... Et la dernière fois avait failli mal finir...
Tiger éclata de rire, posant une main complice sur l'épaule de Lozy.
— C'est vrai, j'ai failli la tuer. Fiora sait comment m'énerver.
— Insupportable, approuva-t-elle. Mais ça la rendait d’autant plus suspecte. Je pensais vraiment qu'on ne la reverrait jamais.
— Moi aussi. Je soupçonne qu'elle nous utilise comme chair à canon, ajouta Tiger.
La femme au cheveux rouille réfléchit, pesant soigneusement chaque mot.
— Elle nous a mis en première ligne dans cette maison d'Hasture, remarqua-t-elle. Elle allie l'utile à l'agréable.
— Surtout en nous promettant une jolie petite somme... Elle sait nous parler.
— Mais à ce rythme, on ne verra jamais la couleur de cette récompense. Elle fera tout pour qu'on y passe à sa place, récoltant les honneurs tout en se débarrassant de nous. C'est vicieux...
— Faisons semblant de ne rien comprendre, proposa Tiger. Continuons à avancer prudemment et voyons pourquoi elle prend autant de risques pour des inconnus. Il y a peut-être une récompense bien plus intéressante qu’on ne l'imagine.
Le sourire de Lozy s'élargit au fur et à mesure que Tiger développait ses hypothèses.
— Et dès qu'on comprend ce qui se passe, dès qu'une faille nous permet de rafler la mise, on fait tout foirer. On récupère et on disparaît.
Stern brûla de satisfaction en entendant Lozy finir la phrase à sa place. Ces deux-là avaient toujours été sur la même longueur d’onde.
ZOLDELLO - PALAIS D’ULTYA
Cela faisait maintenant une heure que Milo et la Régente arpentaient les couloirs du palais en discutant. Marchant côte à côte, ils échangeaient des plaisanteries, leur complicité semblable à celle de vieux amis. Saranthia lui fit découvrir les différentes ailes du bâtiment, un sourire éclairant son visage alors qu'elle l'initiait aux secrets des lieux.
— Et ici ? demanda Milo, désignant une porte ornée de gravures délicates.
Saranthia continua d'avancer, le regard perdu dans ses pensées, laissant échapper un léger soupir.
— C'était la chambre de mes parents lorsqu'ils vivaient encore ici, murmura-t-elle, sa voix presque un souffle.
Milo, perceptif, comprit que cet endroit rouvrait des blessures anciennes chez Saranthia. Au lieu de la suivre, il s'arrêta, contemplant les gravures qui dansaient sous la lumière des chandeliers.
— C'est très beau, dit-il, admiratif.
Saranthia finit par se tourner vers lui, mais elle resta à distance, comme si la proximité l’effrayait. Elle joignit les mains et inspira profondément, le poids de ses souvenirs lourds dans l’air.
— Oui. C'était une commande de mon regretté père. Il voulait quelque chose qui raconte leur histoire.
Milo capta l'ombre de la tristesse dans ses yeux, moins pétillants qu'à l'accoutumée. Elle semblait prête à se dévoiler, mais les souvenirs de ses parents étaient un fardeau qu'elle portait en silence. Ne se laissant pas démonter, il l'encouragea :
— Racontez-moi.
Saranthia trembla légèrement, mais une voix intérieure lui dit qu’elle devait répondre. Elle leva les yeux, et il lui tendit la main avec douceur, l’invitant à se rapprocher. Elle lui sourit faiblement, puis tendit la sienne en retour. Une fois côte à côte, ils contemplèrent ensemble cette porte qu'elle avait si longtemps évitée.
— Pourquoi des chouettes ? demanda-t-il, intrigué.
— Cet animal est réputé pour sa fidélité. Une fois en couple, elles restent ensemble toute leur vie. Mon père les trouvait majestueuses... Et il a instauré la garde des Oiseaux de Nuit.
— Et la chouette est un animal nocturne, conclu Milo.
— Oui, cela représente leur union et ses accomplissements royaux. En arrière-plan, on voyait le Palais Royal, la forêt ancestrale, et... les Askyrs, dit-elle d'une voix de plus en plus faible.
Pour ne pas la laisser sombrer dans ses pensées, Milo enchaîna rapidement :
— Et ça ? Que signifie cette inscription ?
Saranthia fronça les sourcils en scrutant les mots qu'il désigna du doigt.
— Je ne sais pas. C'est un dialecte très ancien. Il est écrit "Sub rosa". Beaucoup se sont posé la question.
— Et vous n'avez jamais demandé à vos parents ? s’étonna-t-il.
Elle laissa échapper un petit rire amer, son ton sarcastique trahissant son malaise.
— Non... J'étais très jeune quand ils ont disparu. Je ne prêtais pas attention aux inscriptions sur la porte de leur chambre...
— Je comprends, conclut-il doucement, compatissant.
— En tout cas, cette inscription figurait sur la couverture d'un livre. Peut-être un titre.
— Et le dessin sur la couverture ? interrogea-t-il, curieux.
— Ce sont deux yeux. Symbolisés par de simples ovales.
Milo acquiesça, respectueux de la douleur derrière ses mots.
— Merci de m'avoir raconté tout cela.
La Régente hocha la tête, son regard se posant une dernière fois sur la porte avant de reprendre sa marche. Milo observa cette œuvre d'art, puis finit par se détourner pour la rejoindre, le cœur lourd des histoires non racontées.
PIROS - SALLE PRINCIPALE
Kybop était encore au centre de l'attention. Les regards étaient rivés sur elle, et elle sentait leur attente, ce mélange de tension et d'espoir. Sa prise de parole n’avait pas été vaine : elle avait planté les premières graines du débat qui devait suivre. Les mots s'étaient enfoncés dans leurs esprits, et elle voyait, dans leurs yeux, les rouages de leurs réflexions déjà en mouvement. Maintenant, il leur fallait débattre de ce qui se passait, comprendre chaque angle, chaque intention, pour tirer la meilleure décision possible.
Elle décida de parler du sujet qui brûlait les lèvres. Elle aborda ce que tout le monde pensait être un piège.
— Vous savez, je suis d'accord avec vous... Depuis le départ, on nous annonce les Golts comme nos ennemis numéros un, et le message nous envoie directement dans la gueule du loup. Mais comme je vous l'avais dit, je trouve ça trop grossier pour être vraiment un piège.
Personne ne réagit vraiment, mais elle vit que Sylice avait envie de prendre la parole. Elle l'invita à le faire et elle se leva de sa chaise.
— Il y a deux éléments importants qui nous permettraient de mieux jauger le contenu de ce message et que nous n'avions pas en notre possession.
— Lesquels ? demanda Fyguie.
— Le temps et l'origine ! répondit Binny avec sa joie habituelle.
Sylice lui lança un regard complice.
— Exactement, confirma-t-elle. Nous ne savons pas de quand ce message date, ni d'où il provient.
— Qu'est-ce que cela pourrait bien y changer ? interrogea Dozik en haussant les sourcils.
— Eh bien, si ce message date d'il y a cinq cents ans, voire d'un an, il est fort probable qu'il ne nous était pas forcément destiné personnellement. Et s'il ne nous était pas destiné, il est probable qu'il ne s'agisse aucunement d'un piège, tenta de convaincre Sylice.
— Oui... Mais cela pouvait être un piège pour les destinataires originels qui s'approchaient eux aussi de Kapu, s'inquiéta Slikof, frileux à l'idée de poser le pied sur cette planète.
— Oui, peut-être, valida Sylice sans sourciller.
— Et pour l'origine ? reprit Katany.
— Nous ne connaissions pas la personne qui avait lancé ce message, indiqua Sylice. Provient-il directement de Goltons II ? Qui est la personne qui parle ? Est-ce un Golts ? Cela nous apporterait de précieuses indications quant aux intentions derrière tout ça.
— Oui... Mais nous ne pouvions pas avoir ces indications, regretta Katany.
— Je peux peut-être vous aider sur l'un de ces deux points.
Brizbi venait d’éveiller l'attention de l'équipage en annonçant qu'elle pourrait participer activement. Un léger sourire satisfait s'afficha sur le visage d'Houda.
— Je suis plutôt douée avec la technologie. Avec le bon matériel, je peux déterminer d'où le signal est émis.
— De quel matériel aurais-tu besoin ? s’enquit Fyguie.
— Je pense qu'avec tout ce qui se trouve dans le labo et la salle de soin, je pourrais largement faire ce que j'ai à faire.
— Alors vas-y, affirma Kybop brièvement.
Brizbi n'attendit pas une seconde de plus et se leva pour suivre Sylice dans le labo. Il était évident que son activité favorite lui manquait. Une fois qu'elles furent éclipsées de la pièce, Kybop relança le débat.
— D'autres points à aborder ?
Son frère leva alors la main, en bon élève qu’il était. Elle lui sourit et lui fit signe du menton qu'il pouvait parler.
— Dans le message, la voix parlait d'un Regard.
— Oui... Je ne savais pas de quoi il s'agissait, confirma Kybop.
Autour de la table, chaque membre de l'équipage se creusait les méninges à sa manière.
— C'est tout de même étrange que cela se soit déclenché si près de Kapu, intervint le Capitaine Dogast.
— Oui, jusqu'à présent, l'Œil n'avait jamais rien fait de similaire ? demanda Tamy à la Princesse.
— Non. Jamais. Sauf sur les Askyrs. Mais nous savions que quelque chose allait s'y produire.
Binny murmura quelque chose en baissant la tête. La connaissant, Kybop savait que c'était forcément pertinent. Elle l’invita à partager sa réflexion avec le reste du groupe.
— Binny ? Quelque chose à ajouter ?
Elle releva la tête, surprise d'avoir été entendue.
— Je pensais tout haut, désolée. Je... hésite-t-elle. C'est bête, mais quand vous avez parlé du Regard... J'ai immédiatement pensé à l'Œil.
— Oui, c'est normal, Bin. C'est l'Œil qui s'est mis à briller et à émettre ce mystérieux message, confirma Fyguie.
— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais l'Œil, le Regard... Et s'il n'y en avait pas qu'un ?
Kybop fronça les sourcils, perplexe.
— Qu'un quoi ?
— Qu'un Œil. Et s'il y en avait deux ?
La table resta silencieuse. Binny était si perspicace. Ils savaient tous qu'elle parlait plusieurs dialectes, qu'elle avait étudié de nombreux mythes et légendes toute sa vie. Les histoires des peuples à travers les âges semblaient n'avoir aucun secret pour elle. Elle avait résolu tant d'énigmes depuis leur départ, mais sa vivacité d'esprit continuait de les surprendre.
— Deux yeux forment un regard, non ? finit-elle par dire simplement. Et si quelqu'un nous avertissait de ne pas y aller sans les deux reliques ?
Elle avait raison, cela semblait si vrai. Même si personne n'était sûr de rien, son explication tenait la route.
— D'accord, gardons cette possibilité en tête. Merci, Binny. Les autres, d'autres sujets ?
Mais personne ne répondit. La plupart d'entre eux se contentèrent de faire un signe de tête pour indiquer qu’ils avaient suffisamment élaboré sur tous les sujets. Il était temps de clore cette entrevue, d'autant qu’ils avaient maintenant deux nouveaux éléments : la supposition très pertinente de Binny et la mission que Brizbi se proposait de mener.
— Bien. Restons à l'arrêt le temps que Brizbi avance sur l'origine du signal.
Lilas observa fièrement Kybop, satisfaite de voir qu'elle avait raison : elle était capable de mener le groupe. Kybop devait s'imposer et se faire confiance.
Alors qu’elle se rassoyait, Brizbi revint dans la salle principale pour demander à Lilas de la rejoindre au labo. Elle ne pouvait pas remonter correctement le signal sans sa présence. La princesse se leva et, en passant à côté de Kybop, posa une caresse légère sur son bras avant de s’éloigner.
Lorsqu'elles sortirent, Houda se leva d'un air absent et se dirigea vers la sortie. Depuis ce qui s'était passé sur Hasture, Kybop ne lui avait pas adressé un mot. Elle décida de la suivre.
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