ECLIPSE ROYALE *** I ***

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PIROS – SALLE PRINCIPALE

Depuis leur arrivée à bord du Piros et leur départ précipité de Golton II, les questions brûlaient toutes les lèvres. Personne n’avait encore informé Saranthia, bien que dix-huit heures se soient écoulées. Mais la princesse et le prince étaient dans un tel état qu'ils méritaient bien un peu de repos. Lilas, elle, tournait comme une lionne en cage dans les couloirs. Elle ne pensait qu’à une chose : prévenir sa cousine. Mais pas seulement. Elle voulait tout savoir. Son esprit bouillonnait. Les réponses arrivaient au compte-gouttes depuis le début de leur aventure, mais là, tout était différent. La vérité était à portée de main. Enfin, c’était ce qu’on espérait…

Zorth avait passé beaucoup de temps dans son antre, se noyant dans des verres de Flokart, un poil trop chargé. Le Gudjanien semblait de plus en plus perdu face aux événements, comme s'il ne comprenait plus rien. Il s'éclipsait régulièrement dans son bar, cherchant sans doute à s'évader, comme s'il voulait faire un tour en barque, seul au milieu d'un lac isolé, pour se ressourcer. Les têtes roses avaient beaucoup débriefé dans les cuisines, entre deux chamailleries fraternelles, se retrouvant autour de petits plats réconfortants. Leur mère dirigeait les débats qu'ils décidaient de mettre sur la table à l'image d'un chef d'orchestre bien rodé. Kylburt et Dogast s’étaient occupés d’Hyldon depuis son arrivée. Ils lui avaient trouvé des vêtements adaptés. Il faut dire que son gabarit était impressionnant, Zorth, Dozik ou Slikof n’auraient rien pu faire pour lui. Quant à Kybop, elle avait passé l’essentiel de son temps avec Houda et Brizbi. D’ailleurs, Houda semblait réussir à sortir la tête de l'eau. C'était agréable de la voir ainsi. Elle ne brillait pas de bonheur, mais elle était parmi eux, elle participait. Et c'était déjà beaucoup. Fyguie et Sylice avaient passé en revue les écrits que Saranthia leur avait traduits, ainsi que la lecture de la pierre des Anciens réalisée par Lilas. Slikof, quant à lui, avait suivi un chemin solitaire pendant une grande partie de ce voyage, sans destination précise. Kybop n’arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. Il semblait même repousser Binny, qui, depuis sa blessure, veillait sur lui. En fin de compte, ils étaient une équipe abîmée. Malgré les désirs et les sentiments de chacun : le chagrin, la colère ou la frustration, personne ne semblait perdre de vue la mission.

Plus Kybop y pensait, plus elle imaginait la réaction de la Régente lorsqu’elle apprendrait la nouvelle. Ce serait un choc. Parfois, elle se disait qu’un jour, quelqu'un se présenterait devant elle et lui dirait : « Kybop, voici tes parents. » Mais en réalité, qui seraient-ils, si ce ne sont que des inconnus ? Finalement, elle était heureuse d’avoir trouvé son frère plutôt que des géniteurs. Un homme avec un vécu similaire au sien, sans attentes particulières à son égard, car, tout comme elle, il n’avait probablement jamais envisagé la possibilité d’avoir un frère ou une sœur. Tandis que des parents... ils débarqueraient certainement accompagnés d’une liste non exhaustive de cases à remplir, que ce soit de leur côté ou du sien. Toujours rempli d’attentes pour ceux qui sont le prolongement de nous-mêmes et pour ceux dont nous sommes issus. Comme Houda l'était, même si elle se mentait à elle-même. Lorsqu’elle avait trouvé les corps inertes de ses parents, elle avait compris qu’à partir de ce moment-là, aucune des attentes qu’ils avaient envers elle ne pourrait jamais être assouvie...

Alors, à quoi bon ? De toute façon, Kybop se disait qu’elle aurait sûrement été déçue.

— HEY ! l’interpella Houda en lui saisissant l’avant-bras.

— Tu es avec nous ou pas ? On te parle ! souligna Brizbi.

Kybop secoua la tête pour revenir à elle et se recentra sur elles.

— Oui, pardon. J’étais dans mes pensées.

— On avait remarqué… ricana Brizbi.

— Donc, reprit Houda, agacée. Je disais… Comment ça se fait qu’ils les aient juste gardés en détention ? Pourquoi ne pas les avoir simplement tués ?

— Qui ça ?

Houda souffla, tapant sur la table d’un coup sec de la main.

— Mais tu suis ou pas Kyb ?

Brizbi se rapprocha d’elle, chuchotant, comme un ami qui glisserait discrètement la réponse à une question de devoir surprise.

— Le prince et la princesse, Kyb.

Puis elle se redressa et reprit d’une voix plus claire.

— Elle a raison… ajouta Brizbi. Ils sont là-bas depuis plus de dix ans.

De nombreuses possibilités pouvaient expliquer leur détention ; ils connaissaient tous les raisons habituelles qui pouvaient y conduire. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on forçait quelqu’un à rester à l’abri des regards et des oreilles du reste du monde, c’était tout simplement parce qu’on voulait les faire oublier ou les réduire au silence. Mais pourquoi ?

— Peut-être voulaient-ils leur soutirer des informations ? proposa Kybop sans grande conviction.

— Si c'était le cas, soit ils auraient obtenu, soit ils les auraient tués en réalisant qu'ils n’en tiraient rien, expliqua Houda en énumérant les possibilités sur ses doigts.

— Et même s'ils avaient eu les informations, ils les auraient tués aussi, puisqu'ils seraient devenus inutiles, précisa Brizbi. Donc, dans tous les cas, on ne les aurait pas retrouvés vivants.

Kybop les écouta et ne put qu’acquiescer.

Elle avait raison : qui les aurait gardés en vie aussi longtemps si leur seul but avait été de leur faire cracher des secrets ?

— Oui… Ça ne colle pas.

Un court flottement précéda un silence pesant. Houda se creusait les méninges, revigorée par le mystère qui entourait ces retrouvailles fortuites. Elle proposa alors une nouvelle idée.

— Et si on voulait faire croire à leur mort ?

Kybop comprit où elle voulait en venir, mais ne put s’empêcher de trouver cela insensé.

— D’accord, pourquoi pas, mais dans quel but ?

Houda fit la moue, persuadée que son hypothèse tenait la route. Elle ajouta quelques arguments pour étayer sa théorie.

— Mais on est d’accord que c’est possible, non ? Sinon, pourquoi les cacher si longtemps dans un recoin perdu de l’univers ?

Elle haussait les sourcils, cherchant leur approbation, comme si elle espérait rendre son raisonnement irréfutable. Brizbi, nonchalante, posa un coude sur la table et soutint sa tête dans sa main avant de lui répondre.

— À qui leur mort aurait-elle causé du tort ? Ils n’étaient même pas sur le trône.

— Je ne pense pas que ce soit une question de pouvoir, de trône, ou de succession, répliqua Houda avec conviction. Ça a un lien avec la prophétie ! J’en suis sûre.

— Seuls eux pourront nous le dire, de toute façon, avoua Kybop, peu convaincue par ce qu'elle avançait.

La théorie restait intéressante, mais Brizbi avait raison : vouloir faire croire à la mort de quelqu’un était toujours motivé par un objectif précis. Surtout dans une hiérarchie aussi établie que celle de Zoldello, une famille bien ancrée depuis des siècles. Faire disparaître les bonnes personnes, c’était comme renverser des pions sur un échiquier. Mais ici, personne ne connaissait le coup qui aurait suivi. En réalité, personne n’avait jamais vu de changement après leur disparition. Sur Zoldello, rien n’avait bougé : aucun rôle n’avait été redistribué, aucune place n’avait vacillé. Si le but était de faire s’effondrer la hiérarchie, soit les coupables n’avaient pas mené leur plan à terme, soit ils faisaient complètement fausse route. En tout cas, le doute était suffisamment raisonnable pour ne pas écarter ce que venait de dire Houda, mais il fallait aussi envisager d’autres possibilités.

— Voulaient-ils faire chanter quelqu'un ? proposa Kybop.

Sa question éveilla en Brizbi de vieux démons, des souvenirs qui semblèrent soudainement l’amuser. Un petit sourire vicieux se dessina sur le coin de ses lèvres.

— Faire chanter qui ? Le Roi ?

Elle se pencha vers Kybop, les coudes sur la table, attendant qu’elle développe davantage son hypothèse.

— On ne sait rien de leur histoire. Peut-être étaient-ils impliqués dans des affaires plus sombres qu’on ne le pense.

— Tu veux dire qu’ils n’étaient pas irréprochables ? s’étonna Brizbi.

— Je ne sais pas. Je ne veux pas les accuser à tort, mais on doit garder cette possibilité à l’esprit. Pourquoi seraient-ils innocents ? Juste parce qu’ils appartiennent à la famille royale d’Ultya ? Ce n’est en rien un argument…

Brizbi acquiesça, un sourire amusé sur ses lèvres, ravie à l’idée que les prétendus princes et princesses parfaits puissent avoir été victimes de leurs propres vices.

— C’est une hypothèse intéressante, admit-elle, son ton trahissant une excitation.

Houda, quant à elle, se redressa lentement, revenant à une certaine forme de lucidité. Elle secoua légèrement la tête, comme pour effacer les rêveries qu’elle venait de laisser échapper.

— Franchement, dit-elle d’un ton pragmatique, je crois qu’on se casse la tête pour rien. Ils finiront bien par tout nous raconter quand ils se réveilleront.

Kybop ne put qu’être d’accord. Tout le monde attendait leur explication. Pourtant, un pressentiment la tenaillait et elle n’arrivait pas à s’en débarrasser.

— Non, ce n’est pas inutile, Houda. On doit réfléchir à tout ça. Ça nous pousse à envisager d’autres perspectives, à ne pas les voir automatiquement comme des victimes innocentes. On ne sait rien d’eux. Ils pourraient très bien nous servir des mensonges. On doit rester vigilants. Ce n’est pas parce qu’ils sont en vie qu’ils sont forcément de notre côté. Restons en alerte.

Elles observèrent Kybop en silence un instant, puis hochèrent la tête, signe qu’elles partageaient son point de vue. Mais elle voyait que, malgré leurs paroles, l'incertitude persistait en elles toutes. Elles avaient trop peu d'éléments pour tirer des conclusions hâtives, mais trop de questions pour ignorer les dangers qui pourraient se cacher derrière des réponses trop parfaites.

ZOLDELLO - PALAIS D’ULTYA - BALCON

La Régente se tenait sur le balcon d'une des chambres royales. Le palais semblait plus vide que jamais depuis la mort du roi et le départ de Lilas. On aurait presque pu entendre ses pensées. Le moindre éclat de voix résonnait sur les murs, se transformait en un écho, comme sur la coque vide d'un bateau échoué sur une plage inconnue. Le navire était à l'abandon, avec un matelot inexpérimenté à la barre, essayant tant bien que mal de maintenir le cap. Saranthia avait perdu l'assurance qu’elle possédait en arrivant de la planète Sarga. Le poids des événements était tombé sur elle comme une épaisse couche de neige, étouffant le peu d'énergie qu'il lui restait. Heureusement, elle n’était plus tout à fait la Régente esseulée qu'elle croyait être depuis l'arrivée de cet officier de police au sourire désinvolte.

— Saranthia ?

Elle ne se retourna pas, mais sa voix se fit douce et chaleureuse.

— Officier Kal. Venez voir.

— Que faites-vous ici, sur ce balcon, en pleine nuit ? s'inquiéta-t-il.

— Je n'arrive pas à dormir... Et puis, j'ai toujours aimé la vue depuis cette chambre.

— À qui appartenait-elle ?

— À la grand-mère maternelle de Lilas. Gylia II, la Généreuse.

— La Généreuse ? Je suppose qu'elle aidait beaucoup le peuple pour mériter un tel surnom.

— Non. Elle avait une forte poitrine.

Milo éclata de rire, et Saranthia, malgré elle, se laissa gagner par un sourire, tentant de ne pas perdre sa prestance.

— Je ne l'avais pas vu venir, celle-là ! Désolé, je ne veux manquer de respect à personne, s'excusa Milo d'un geste de la tête.

— Je n’en doute pas, Officier Kal.

Il reprit son sérieux, sentant que Saranthia n’était pas là simplement pour apprécier la vue. Elle était visiblement troublée par tout ce qui s’était passé récemment, et il était déterminé à êtres son soutien.

— Vous savez ce que mon père me disait quand je faisais une bêtise ?

Elle le regarda, curieuse de connaître la réponse.

— Rien. Il me tabassait. Parfois, je me dis qu’il vaut mieux un bon parent parti trop tôt qu’un mauvais qui vous détruit à petit feu.

Elle ne savait que dire. Saranthia voyait bien qu’il était sur le point de s’ouvrir sur quelque chose de douloureux.

— Quand je vous vois sur ce balcon, perdue dans vos souvenirs, je me dis que vous avez de la chance. Vous repensez sans doute à de beaux moments en famille. Moi, quand je regarde à l'horizon, j’ai la sensation qu'une force invisible me tire en arrière, m’empêchant d’avancer. Je ne dis pas que vous n’avez pas de raison d’être triste. C’est perturbant, c’est sûr. Mais ne gâchez pas vos beaux souvenirs. Ne les ternissez pas en remettant en question l’amour de vos parents, même s’ils avaient des secrets. S’ils vous ont protégée, c’est que leur amour n’avait pas de prix.

Une larme roula doucement sur sa joue. Touchée par sa confession, Saranthia glissa sa main sur la sienne.

— Je suis désolée d’entendre ça… Cela n’a pas dû être facile, murmura-t-elle, essuyant la larme de Milo d’un geste délicat.

Il renifla, tentant de retrouver un peu de contenance, mais il ne bougea pas sa main, pour que celle de Saranthia reste posée sur la sienne.

— Et votre mère ? ajouta-t-elle, curieuse.

— Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais connue. Mon père disait qu’elle était morte, mais je n’ai jamais voulu le croire. Pas de nom. Pas de photo. Rien.

Saranthia s’approcha un peu plus, leurs épaules s’effleurant.

— Vous avez donc eu tout loisir de l'imaginer ?

Il sourit légèrement.

— Oui. Souvent.

— Et alors ? Elle est comment ?

— Hum... Petite. Bien plus petite que vous. Avec des cheveux bruns ou peut-être bleus, si elle était rigélienne. Je ne sais pas vraiment.

— Vous avez des reflets roux, maintenant que vous le dites, plaisanta-t-elle pour alléger l'atmosphère.

Il lui donna un petit coup d’épaule.

— N’importe quoi.

Elle se remit en place, laissant sa tête reposer quelques secondes sur son épaule pour s'excuser de sa taquinerie. Milo poursuivit.

— Les yeux noisette. Un visage rond et bienveillant. Les cheveux au carré et un grand sourire. Elle porte toujours une robe blanche.

— Une robe blanche ? C’est précis. Pourquoi ça ?

— Les Rigéliens croient en la lumière. Et j’imagine ma mère tout l’opposé de mon père : douce, aimante, réconfortante… Lumineuse. Mon père était l’obscurité incarnée. Le noir, c’est l'absence de lumière. Le blanc, c'est le mélange de toutes les couleurs du spectre solaire. Cette image me réconforte.

Saranthia, émue, finit par poser sa tête sur son épaule. Milo se pencha doucement, reposant sa tête contre ses cheveux blonds.

— Vous savez, Milo Kal, je suis heureuse de vous avoir avec moi. Votre père ne serait sans doute pas fier de l’homme que vous êtes devenu.

La phrase le surprit d’abord, mais il comprit le sens, et un sourire se dessina sur ses lèvres. Rendre fier son père ? Ce serait bien la dernière chose qu'il voudrait. Toute sa vie, il avait essayé de ne pas lui ressembler. Et elle l’avait parfaitement compris.

— Merci…

Il savoura ce moment de réconfort. Deux âmes blessées, sur le balcon d’un palais vide, sous le clair de lune d’une planète au bord de la révolution. Deux êtres partageant leurs cicatrices, espérant qu’un jour, ils sauraient grandir sans l’ombre d’une enfance douloureuse.

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