ECLIPSE ROYALE *** II ***
PIROS - SALLE PRINCIPALE
La dix-neuvième heure sonna. Ils étaient tous réunis dans la salle principale, un endroit d'ordinaire animé, aujourd’hui plongé dans un silence surprenant. En balayant la pièce du regard, Lilas ne pouvait s’empêcher de remarquer les signes discrets d’une nervosité collective : elle mordillait l’intérieur de ses joues, Zorth se raclait la gorge à répétition, en redressant la tête comme pour reprendre contenance. Slikof serrait les mains sous la table, bien à l'abri des regards, pensant sans doute que ses gestes trahiraient son calme habituel. Kylburt fixait un point vague, perdu dans ses pensées. Les têtes roses s’échangeaient des regards furtifs, guettant les réactions des autres membres de leur famille. Seuls Sylice et Dogast conservaient leur air détaché habituel, c'en était presque déconcertant. Ces deux-là étaient comme des robots, sans la moindre empathie. Et Kybop ? Elle croisa le regard de son frère, qui lui adressa un sourire rassurant. Une douce chaleur l'envahit. Elle avait vraiment l'impression que leur relation était en train de se construire, et qu'ils pourraient bientôt ressembler à ce qu'une famille était censée être.
Finalement, Hyldon et Tyra entrèrent dans la salle. Leur prestance naturelle leur conférait une autorité indéniable, même vêtus de simples habits qui contrastaient avec leur statut royal. Hyldon portait une vieille veste en cuir du capitaine, qui lui donnait un air de second de bord, tandis que Tyra arborait une robe noire sobre, rehaussée de tissus légers qui mettaient en valeur son élégance innée. Tyra d’Ultya était une femme dont l'allure élancée et la silhouette marquée par la maigreur témoignaient des épreuves traversées. Les années de détention sur Golton II avaient laissé leur empreinte sur son corps, mais n'avaient pas entamé son élégance naturelle. Ses longs cheveux blonds, héritage partagé avec sa fille Saranthia, ondulaient avec grâce jusqu'au milieu de son dos. Son visage émacié et allongé portait les traces d'une vie bien loin du confort de leur château. Ses joues creusées et les rides qui ornaient harmonieusement son front et ses commissures racontaient une histoire de souffrance, mais aussi de résilience.
Ce qui frappait avant tout, c’étaient ses yeux noisette, profonds et empreints d'une lueur maternelle indescriptible. À travers eux transparaissaient une douceur rare, une force tranquille qui apaisait ceux qui croisaient son regard. Quand Tyra parlait, sa voix lente et captivante emportait l’auditoire comme une mélodie, enveloppant chaque mot d'une chaleur réconfortante.
Le prince ne prit pas place, préférant rester debout près de sa chaise. Il inspira profondément avant de prendre la parole.
— Avant que vous nous bombardiez de questions, je propose de vous raconter notre histoire, commença-t-il. La véritable histoire de la famille royale d’Ultya, et notre rôle au sein de celle-ci. Ensuite, je vous expliquerai ce qui s’est réellement passé pendant ce que vous appelez : l’éclipse royale. Et après cela, vous pourrez poser toutes vos questions.
Il marqua une pause. Ils acquiescèrent en silence, captivés. Kybop jeta un coup d’œil à Lilas, dont l'expression évoquait celle d’un enfant à qui l’on s’apprêtait à révéler un secret longtemps gardé.
Hyldon reprit, sa voix lourde de souvenirs.
— La famille royale d’Ultya a toujours œuvré dans l’ombre, à travers la confrérie des Hématiens, dit-il. Nous avons tous, d’une manière ou d’une autre, servi cette organisation. Et beaucoup d’entre nous y ont laissé leur vie...
Il s’interrompit brièvement, le regard voilé de tristesse. Tyra baissa les yeux, encore abattue par la mort récente et soudaine de son frère Gotbryde qu’elle pensait peut-être un jour retrouver.
— Quand Tyra et moi nous sommes mariés, j’ai été initié, poursuivit-il. Je ne viens pas d’une famille royale, ni même d’une famille aisée. J'ai été choisi parce que je suis un Sang Rouge, destiné à maintenir une lignée pure. Tyra avait trois prétendants, et elle m’a choisi, moi. Une fois au palais d’Ultya, son frère, le roi Gotbryde, m’a fait prêter serment et m’a initié à la confrérie. Il m’a remis un exemplaire de la prophétie de l’équilibre, m’a appris tout ce qu’il savait.
Il se redressa, et son regard s’illumina brièvement.
— Nous avons tout de suite été captivés. La prophétie... Ce livre était bien plus qu’un simple texte. Il offrait l’espoir de sauver l’univers entier. Tyra et moi étions prêts à tout sacrifier pour cela. Nous avons étudié chaque ligne, assisté à des réunions secrètes, pris des risques insensés.
À cet instant, Tyra posa doucement sa main sur celle d’Hyldon, comme pour l’encourager. Il sourit faiblement, puis continua.
— Puis Saranthia est née, et tout a changé, admit-il, sa voix se radoucissant. Nous avons voulu goûter au bonheur d’une vie simple, d’une famille ordinaire. Mais l’assassinat de la Reine Calyssia nous a brutalement ramenés à la réalité. Nous avions oublié le danger, convaincus que nos murs nous protégeraient. Mais nous avions tort.
Il prit une grande inspiration en posant son regard sur la main de sa femme.
— Quand nous avons réalisé que la bague transmise par la mère de Tyra était l’Œil mentionné dans la prophétie, nous avons voulu vérifier les écrits nous-mêmes. Nous avons demandé un véhicule dans la nuit et sommes partis pour les Askyrs. Nous pensions que c’était une simple expédition. Mais Waldo Golt nous attendait déjà là-bas.
Hyldon s’interrompit et ferma les yeux. Les souvenirs intacts de ce moment lui étaient douloureux.
— Il nous a menacés, mais avant qu’il ne passe à l’acte, une lumière bleue, éblouissante, jaillit de la bague. La fusion venait de se produire, Tyra et la relique ne faisaient plus qu’une. Nous n’avons jamais quitté la montagne ce jour-là. Waldo nous a capturés, et nous avons été prisonniers... Jusqu’à ce que vous veniez nous sauver.
Le prince marqua un temps de pause et abandonna son regard sur le sol. Absent l'espace d'un instant, avant de le rediriger vers l'assemblée.
— Posez toutes les questions qui vous chantent. Nous nous appliquerons à y répondre au mieux.
Sans attendre une seconde de plus, Binny se leva brusquement.
— Il y a quelque chose qui ne colle pas dans la prophétie de l'équilibre trouvée dans votre chambre.
La Princesse Tyra fronça les sourcils, intriguée. Binny poursuivit sans se laisser démonter.
— On vous croyait morts, et ces écrits étaient censés vous appartenir. Comment expliquez-vous que la mort du roi Gotbryde y soit mentionnée, alors même que vous n’aviez plus ce livre en votre possession ?
Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres de Tyra.
— C’était une question pertinente, Mlle Ristoc. Nous possédions l'exemplaire numéro 3. Il existait plusieurs copies de ce livre, réparties à travers l'univers, et chacune était gardée par un membre de la Confrérie. Ces livres étaient tous connectés grâce à une technologie unique. Quand un membre écrivait quelque chose dans son exemplaire, l'information devenait immédiatement visible dans tous les autres. L'objectif était de partager le savoir de chacun. Ainsi, toutes les actions et missions des partisans, où qu’ils soient, étaient consignées dans les pages des prophéties. C’était un principe des Hématiens : rassembler toutes les informations pour que rien ne soit perdu, même si certaines missions étaient secrètes ou individuelles.
Hyldon intervint aussitôt.
— Nous pensons même qu’un exemplaire était entre les mains des partisans de la prophétie des Sang Rouge.
Binny fronça les sourcils, attentive.
— Pourquoi pensez-vous cela ?
— Les Askyrs étaient clairement indiquées sur le plan comme un lieu crucial, expliqua Hyldon. Cela est apparu deux jours avant que nous décidions de nous y rendre.
Binny réfléchit à voix haute.
— Vous croyiez que ce sont eux qui ont ajouté cette information ?
— C’est possible… admit Hyldon.
— Mais le roi Gotbryde nous avait aussi parlé de ce lieu, ajouta Binny. Il devait avoir une importance capitale malgré tout. Sinon, pourquoi nous inciter à y aller ?
Un silence tendu s’installa, et Hyldon finit par hausser les épaules, les mains levées en signe d’impuissance.
— Nous n'avons pas encore de réponse claire. Mais que ce soit une coïncidence ou non, le fait que Waldo s’y soit trouvé soulève des questions, conclut-il.
Binny émit une supposition, le regard songeur.
— Peut-être possédait-il vraiment un exemplaire, et suivait-il simplement la même information que vous ?
Tyra inclina la tête, sa voix adoucie.
— C’était plausible, en effet… Mais pour l'instant, nous n’avons que des suppositions, ma chère.
La réponse resta en suspens, un mystère enveloppé d’incertitudes. Il n'existait pas une seule explication possible, et sans preuves ni arguments solides, personne ne pouvait vraiment trancher. Binny se rassit, l’air songeuse, n'ayant plus rien à ajouter.
De l'autre côté de la table, Slikof, sans même prendre la peine de se lever, posa une nouvelle question, d'une voix grave.
— Pourquoi Waldo vous aurait-il gardés en vie tous les deux ? Si vous êtes des Sang Rouge, il aurait eu tout intérêt à vous éliminer, non ?
Tyra se redressa lentement, ses yeux fixant ceux de Slikof. L'espion n'était pas à l'aise face à la princesse ; il savait que son ton suspicieux était inapproprié, mais cette question lui brûlait les lèvres.
— Waldo semblait intéressé par la Relique. Mais vous avez raison, et j’étais parfaitement consciente de ce risque, commença-t-elle. J'avais rapidement compris qu’il m’épargnait parce que la relique s'était fusionnée à moi. J'étais devenue l'Œil, et l'Œil était devenu moi. Mais je savais aussi que, pour lui, mon époux n’était qu’un obstacle de plus.
Elle marqua une pause, son visage se durcissant.
— Alors, j’ai dégainé la dague que je dissimulais sous ma robe et je l'ai pressée contre ma propre gorge. Je le menaçai de m’ôter la vie s’il faisait le moindre mal à mon aimé. Je lui ai promis que, quoi qu’il arrive, je refuserais de vivre sans lui. Que si Hyldon mourait, peu importe quand ni comment, je partirais avec lui.
Un silence respectueux s’installa. Slikof hocha la tête, impressionné. Il comprenait que Tyra avait exploité sa condition avec une intelligence féroce pour sauver son époux. La sœur du roi avait toujours eu le don de retourner les situations en sa faveur. Il salua sa décision d'un geste approbateur.
Zorth, jusque-là confortablement installé dans sa chaise, en position d'observateur silencieux, se pencha finalement en avant. Son index se posa pensivement sur son menton, ses yeux brillant d'une intense réflexion. Après toutes les révélations qui se succédèrent, il souleva une question que personne n’avait encore prise en compte.
— Donc, vous possédez le deuxième Œil, et Saranthia est la future porteuse ?
Tyra le regarda, un soupir presque imperceptible échappant de ses lèvres.
— Oui. Elle était destinée à cela depuis sa naissance. Nous l’en avons protégée autant que possible. Mais l’Œil… c’était un don, et une malédiction à la fois. Toutes les porteuses étaient mortes sans avoir accompli la mission qui leur était attribuée. Lorsque Waldo nous a capturés, il a vite compris que notre fille serait celle qui libérerait mon Œil de notre fusion. Elle est rapidement devenue sa prochaine cible.
Zorth digérait ces mots. Puis il reprit, une lueur de doute dans ses yeux.
— Pourtant, jamais nul effort n’a été fait en direction de votre fille. Aucune attaque ne l’a jamais frappée.
Tyra secoua lentement la tête, pensant à sa fille qu'elle n'avait pas revue depuis si longtemps.
— Saranthia était si jeune lorsque nous avons disparu. Elle n’aurait jamais été prête à porter l'Œil avant un certain âge. Quand je dis qu’elle était devenue sa prochaine cible, je ne veux pas dire que son intention était de la tuer. Il désirait qu’elle récupère la relique, mais seule l'ancienne porteuse pouvait transmettre l'Œil à la suivante. Et il existe des conditions, des règles précises pour que la transmission se produise. La Transmission et la Fusion sont deux processus bien distincts. La Transmission ne peut avoir lieu que lorsque le doigt de la porteuse est prêt à l’accueillir.
Zorth, l'air intrigué, inclina la tête.
— Vous voulez dire que la taille de la bague doit être en harmonie avec celle de la porteuse ?
Tyra le fixa avec une attention particulière, comme si elle mesurait chaque mot avant de le prononcer.
— Exactement, Zorth. Si la bague ne s’adapte pas parfaitement au doigt de la future porteuse, rien ne se produit. Waldo avait prévu d’attendre sa majorité pour tenter quelque chose, mais il est mort bien avant que cela ne puisse se faire.
Tout le monde prit pleinement conscience de l’importance de la Régente. Au-delà de son rôle de dirigeante actuelle sur Zoldello, elle détenait une clé essentielle pour la suite de cette mission. Lilas, les yeux fixés sur son joyau, réalisa soudain qu’elle n’était pas la seule à porter le poids de ce bijou de famille, cette relique chargée de tant de mystères. Ce fardeau partagé, ce destin qui semblait se croiser à chaque tournant, renforça en elle ce lien indestructible qu’elle ressentait pour Saranthia. Elle repensa à la réaction de son Œil à l’approche de Kapu, à ce frémissement qu’elle avait ressenti au plus profond d’elle-même. Elle voulut en savoir plus.
— Le message avant notre arrivée sur Kapu... C’était vous ?
Tyra, d'abord silencieuse, hoche lentement la tête pour lui donner raison.
— Oui, c'était nous, confie-t-elle enfin. Hyldon l’a enregistré à travers l’Œil. Nous l’avons programmé pour qu’il se propage en boucle dès qu’il capterait le signal jumeau de l’autre Bague, proche de Kapu. C'était une sorte de bouteille à la mer… Nous ne savions pas si cela avait fonctionné. Une fois arrivés dans les profondeurs de Golton II, la bague ne s’est plus jamais manifestée, comme si elle s’était éteinte.
Kybop avait la tête qui tournait, toutes ces informations d’un seul coup. C’était trop… Et pourtant, d’autres questions lui venaient encore.
— Pourquoi Waldo est-il mort ? Enfin, que lui est-il arrivé ?
— Il aurait été assassiné, supposa Tyra. Mais les détails demeurent flous, avoua-t-elle, comme si cette vérité incomplète lui pesait.
Hyldon ajouta alors, sa voix calme et mesurée, mais pleine de sous-entendus.
— Ce sont les rumeurs des tréfonds qui sont arrivées jusqu’à nous. Des murmures qu’on a eu du mal à démêler.
Ils soufflaient tous les deux, touchés de ne pas connaître la vérité, puis Tyra ajouta.
— Et ensuite, sa fille a pris le relais.
Kybop fronça les sourcils, devinant de qui il s'agissait.
— Fiora ?
— Oui, répondit Hyldon.
Toutes ces questions n’avaient pas seulement envahi son esprit. Les réponses qu’ils leur avaient données avaient empli la pièce d’une atmosphère lourde, presque irrespirable. Il était impératif qu’ils agissent, qu'il découle de cette mer d’informations une ligne de conduite, un nouvel objectif. Kybop se leva pour poser la question que tout le monde se posait.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Slikof, avec son pragmatisme habituel, leva une main pour prendre la parole.
— Partir sur Kapu avec Lilas et Tyra ? Les deux porteuses ? proposa-t-il.
L’air triste et désemparé d’Hyldon ne laissa place à aucun doute : ce plan était défaillant.
— Impossible.
Il prit une longue inspiration avant de laisser la parole à Tyra. Elle était debout à ses côtés et portait une mine désolée.
— Ma relique s’est éteinte, comme je vous l’ai dit. C’est comme si elle ne réagissait plus. Cette bague fait partie de mon âme, et le pouvoir qui résidait en moi n’est plus. Après tant de malheureux événements et de captivité, je ne suis plus animée par la mission. Elle attend la nouvelle porteuse.
Lilas murmura presque dans un souffle, comme une évidence qu’elle venait de saisir.
— Saranthia…
— Oui, répondit Tyra, son regard fuyant. Elle a besoin d’énergie. Je n’en ai plus. Je ne porte plus la mission. Le temps de la Transmission semble venu.
Tout le monde comprit qu'un demi-tour était imminent, comme un retour à la case départ, une ritournelle inévitable. Ils étaient si près du but, et voilà qu'il leur fallait repartir vers la Régente. Un nouveau pas en arrière dans cette mission interminable. Cette princesse orpheline, qui avait vécu jusque-là sur une planète de glace, bien loin de ses responsabilités royales. Cette même jeune femme qui n'avait aucune idée que ses parents venaient la chercher sur son trône.
Comment réagira-t-elle ? imagina Kybop.
Alors que chacun digérait la nouvelle, c'était Dogast, dans un éclat de voix et un ton plus qu'enjoué, qui brisa la tension. Il se leva brusquement, un sourire de défi sur le visage, et fit un geste militaire, comme si l'ordre venait de lui être donné.
— Mesdames, Messieurs, il semblerait qu’une Éminente personne vienne de me demander de l’aide ! Alors allons chercher la Régente, cap sur Zoldello !
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