EN DIRECTION DE ZOLDELLO *** I ***
PIROS - BAR
Les révélations faites par le couple d’Ultya avaient profondément bouleversé l’équipage. Engager un demi-tour aussi proche du but avait été ressenti comme un échec. Bien que la situation progressât, revenir physiquement sur leurs pas n’était pas perçu comme une bonne nouvelle. Zoldello se rapprochait rapidement, et chacun se demandait comment Saranthia réagirait en découvrant ses parents. Elle qui avait grandi comme une orpheline, élevée par son oncle, n’était peut-être pas prête à ce choc et n’était plus la petite fille qu’ils avaient connue. Saranthia s’était forgée sans eux, et aujourd’hui, elle était la Régente d’un royaume dont ils faisaient autrefois partie. Les rouages du temps avaient fait qu’à présent, c’était elle, leur fille, qui menait le royaume d’une main nouvelle, sans imaginer que leur arrivée risquait de bouleverser l’ordre nouvellement établi. Mais retrouver deux êtres chers, perdus et pleurés depuis si longtemps... Ce n’était certainement pas une émotion facile à gérer. Tout ce travail de deuil, qui avait permis d’accepter leur perte, allait soudainement devenir une forteresse à déconstruire.
— Mademoiselle Flokart, permettez-moi de vous reposer la question : seriez-vous disposée à engager un tel tourbillon de réflexion ?
Zorth venait de la tirer de ses pensées.
— Euh...
Il tenait un verre à la main, son coude fermement appuyé sur le comptoir, attendant sa réponse à une question qu’elle n’avait pas entendue, trop absorbée par ses propres pensées. Elle tourna la tête et remarqua que Slikof et Kylburt étaient eux aussi impatients de l’entendre. Le fait de ne pas savoir de quoi il s’agissait ne l’inquiétait pas plus que ça. Ils étaient entre amis, elle leur faisait confiance. De plus, il lui semblait avoir affaire à trois individus des plus raisonnables, du moins la plupart du temps. Autant aller dans leur sens ; elle n’avait vraiment pas envie d’avouer qu’elle était complètement à côté de ses pompes. Elle décida donc d’acquiescer simplement, d’un geste de la tête.
À ce moment-là, Kylburt, de l’autre côté du bar, déposa une liqueur sur le comptoir en faisant taper le cul de la bouteille sur la boiserie. Ce bruit sec lui fit réaliser qu’elle était tombée dans un traquenard. Slikof, juste en face, s’appuya sur le comptoir, un sourire satisfait sur les lèvres.
— Brainshot ! assura-t-il, un sourire gourmand accroché aux lèvres.
— C’est quoi, ça ?
— Sérieusement, Kyb, tu n’écoutes jamais rien, c’est incroyable ! s’amusa Kylburt.
— Tu prends un shot et tu proposes une idée, expliqua l’espion en s’approchant de son visage.
— Une idée sur quoi, exactement ?
— Sur notre situation, sur ce qui se passe, énuméra Kylburt avec un geste ample de la main. C’est une sorte de brainstorming.
Elle comprenait vaguement le concept, même si elle avait l’impression qu’il s’agissait d’une excuse pour vider quelques bouteilles en toute légitimité.
— Mademoiselle Flokart, c’est à vous qu’échoit l’honneur de formuler une première réflexion, déclara solennellement Zorth, levant gracieusement son verre.
Kylburt lui remplit généreusement son verre, et elle réfléchissait déjà à ce qu’elle allait bien pouvoir dire. Après une brève réflexion, les événements sur Hasture lui revinrent en mémoire. C’était tellement inattendu.
— J’aimerais reparler de ce qu’il s’est passé lors de notre escale dans la ville de Jovo. Il y a trop de zones d’ombre dans cette histoire.
Zorth laissa échapper un petit rire courtois. L’allusion à une zone d’ombre le ramenait sans doute à l’intégralité de leur épopée depuis ses débuts. Ils n’avaient fait que progresser dans un tunnel inondé d’obscurité, sans jamais savoir où aller. Sa formulation ne lui sembla pas très claire et manquait vraisemblablement de précision.
— Je crains de ne pas saisir à quelle situation vous faites allusion.
— Réfléchissez... Le meurtre des Guidants d’Hasture. En quoi était-ce nécessaire ?
Kylburt laissa tomber sa tête dans la paume de sa main, son bras accoudé au bar.
— Je vous l’accorde. Ces types-là n’avaient rien à voir avec les Golts.
— Peut-être une malencontreuse coïncidence. Après tout... Nous ne connaissons rien de la conjoncture actuelle de cette planète, élabora Slikof, noyant son regard dans sa boisson.
Le conseiller afficha une réticence évidente. Ses sourcils se froncèrent, sa bouche se pinça ; il n’était clairement pas convaincu. Il avait besoin de plus.
— Que laissez-vous entendre par là ?
— Les Guidants avaient certainement des ennemis. Des ennemis sans aucun rapport avec notre mission, continua Slikof.
— Un enchevêtrement fortuit de multiples affaires sans le moindre lien entre elles ? s’interrogea Zorth, l’air perplexe devant une telle théorie.
— Slikof a raison. Nous n’étions pas censés aller sur Hasture, et, la plupart du temps, nous ne savons même pas nous-mêmes à l’avance où nous nous rendons, ajouta-t-elle. Nos déplacements sont imprévisibles. Comment auraient-ils pu anticiper notre venue et orchestrer un tel chaos ?
— Vous oubliez que les Golts étaient présents également. Malgré notre imprévisibilité, ma chère Flokart.
Kydine continua de secouer la tête en signe de désapprobation. Son langage corporel en disait long : il avait visiblement du mal à accepter que tout cela puisse être une simple coïncidence. Kybop prit les devants, essayant un nouvel argument.
— Mais les Golts nous suivent depuis le début. Ils ne surgissent pas de nulle part !
— Qui vous dit que ces deux meurtriers ne travaillent pas avec eux ?
Slikof, Kylburt et elle échangèrent un regard, marquant une pause devant cette soudaine hypothèse.
Après tout... Pourquoi pas ? pensa-t-elle.
— Quoi qu’il en soit, s’ils travaillent pour Fiora, elle ne doit pas apprécier leurs méthodes. Jusqu’à présent, elle a tout fait pour rester discrète. Or, leurs actions les mettent sous les feux des projecteurs...
— Kylburt a raison. Nous allons devoir être prudents, appuya Slikof. Qu’ils soient avec Fiora ou non, que les Golts soient impliqués ou pas, nous devons rester vigilants. La menace est partout.
Ils trinquèrent volontiers à cet indéniable constat. Après avoir fait tinter leurs verres les uns contre les autres, ils avalèrent d’une traite le précieux liquide réconfortant. Le regard de Kybop se posa sur le vieux bois du bar, pensive. Elle revoyait encore le corps des parents d’Houda, gisant sur le sol, deux âmes dissoutes dans une mort brutale. Cela la ramena à la liste de noms barrés sur la prophétie de l’équilibre. Tout comme eux, des vies avaient été effacées. Assassinées, probablement. Elle s’enfila un autre verre cul sec avant de partager ses sombres pensées avec ses compagnons d’infortune.
— Ces noms barrés... Tous ces Sang-Rouge... Ça ressemble presque à un carnet tenu par un assassin. Comme si...
Elle hésita un instant.
— Fyguie et moi étions les prochaines...
Un lourd silence s’installa, accompagnant cette acceptation malheureuse. Ils échangèrent des regards compatissants, ne sachant pas trop comment répondre sans être trop brutaux. Finalement, Slikof prit la parole avec douceur.
— Je suis désolé de vous le dire, mais cela y ressemble, en effet.
— Je ne suis pas entièrement d’accord, réfuta Kylburt. Est-ce vraiment une liste avec des personnes à exterminer ? Ou est-ce simplement un état des lieux ?
— C’est-à-dire ? demanda Kybop, curieuse de connaître une autre possibilité.
— Eh bien, peut-être que quelqu’un cherche ces personnes, mais les barre lorsqu’elles disparaissent, sans forcément être responsable de leur mort. Il ou elle cherche peut-être simplement à savoir qui est encore là. Ce qui expliquerait pourquoi Hyldon et Tyra étaient barrés alors que nous venons de les retrouver bien vivant… Enfin presque.
— Oui, mais Kybop a raison, nous ne devons pas écarter l’idée que quelqu’un se soit donné pour mission d’éliminer ces personnes de la liste, ajouta Slikof.
— Quoi qu’il en soit… La disparition de toutes ces âmes ne présage rien de bon. Que l’individu ou la faction qui rature ces noms en soit l’instigateur ou non importe peu en vérité. L’essentiel demeure que la plupart d’entre eux ont bel et bien trépassé. Voilà qui devrait nous inciter à la plus grande circonspection, déclara Zorth d’un ton grave, presque funèbre.
Il les invita à trinquer une fois de plus. L’esprit et le corps enivrés, ils poursuivirent leur petite soirée, bien que leurs discussions devinrent de plus en plus laborieuses à mesure que l’alcool envahissait leurs gosiers. Ce qui émergea malgré tout, c’était que leur mission Minden était un joyeux désordre. Des ennemis surgissaient de toutes parts, certains semblant opérer de concert, d’autres de manière indépendante. Une prophétie leur offrait des indices cruciaux, tout en semant des éléments énigmatiques qui pourraient éclairer les zones d’ombre qui les hantaient. Une liste de noms qui s’effritait un peu plus à chaque étape de leur périple. Deux prétendus morts revenus à la vie. L’arrivée sur Zoldello promettait d’être riche en émotions.
Et surtout... Que leur réservait la suite ?
PIROS – SALLE PRINCIPALE
Lilas, encore sous le choc d’avoir retrouvé son oncle et sa tante, tenta d’engager la conversation autour d’un verre. Son ton vacilla, presque timide, comme si chaque mot risquait de faire éclater l’équilibre déjà fragile qui les unissait. Des années à endurer ce qu’ils avaient vécu là-bas… Elle hésita, redoutant de toucher des blessures encore à vif. À quel point étaient-ils marqués par leur expérience ? Mais il était trop tard pour temporiser. L’arrivée sur Zoldello était imminente, et des milliers de questions tourbillonnaient dans son esprit. Fini les faux-semblants : elle avait besoin de savoir, même si cela signifiait risquer de paraître insensible.
— Je suis tellement heureuse de vous avoir retrouvés… Mais… je dois savoir ce qui s’est passé. Dites-moi tout… sans détour.
Hyldon, assis à ses côtés, lui prit doucement la main et lui adressa un sourire léger, presque taquin.
— Tu n’as pas changé… Toujours aussi directe… Comme ta mère.
Un sourire se dessina sur le visage de Lilas. Elle prit cette remarque comme un compliment. Tout ce qui pouvait la rapprocher de sa mère était un cadeau, et la présence de personnes partageant de tels souvenirs représentait un réconfort. Mais elle ne devait pas se perdre dans le passé. Ce qu’elle souhaitait, c’était comprendre ce qu’ils avaient vécu, tout ce qu’ils n’avaient pas eu la chance de partager avec elle. Elle sentait qu’il cherchait à éviter certains sujets, et cela la contraria. Son visage se ferma alors, laissant place à une expression plus déterminée.
Sa tante, plus encline à la discussion, prit la parole avec une douceur qui tranchait avec la tension ambiante.
— Que veux-tu savoir ?
Lilas, les yeux brillants de frustration, laissa échapper son flot de questions.
— Tant de choses… Vous n’imaginez même pas ! Qu’avez-vous appris là-bas ? Que veulent les Golts ? Que vous ont-ils dit ? Qui était Waldo Golt ? Comment est-il mort ?
Tyra la coupa d’un ton sec, une pointe d’impatience sous-jacente.
— Lilas…
La jeune princesse s’interrompit, l’air gêné, réalisant qu’elle avait peut-être franchi une ligne invisible. Sa tante se leva alors, traversa la pièce en silence, effleurant l’épaule d’Hyldon d’un geste protecteur avant de revenir se poser près d’elle. Elle s’assit d’un souffle, tout près d’elle. Ensemble, ils formèrent un trio autour de Lilas, chacun prenant une de ses mains, créant une intimité qui cherchait à apaiser la tension.
— Ma chérie… Nous avons passé tellement de temps là-bas… Des années qui semblaient une éternité…
Elle laissa échapper un sourire forcé et un peu fatigué.
— Je ne saurais même pas par où commencer…
— Je vous propose que l’on commence par le début, suggéra son époux d’un ton bienveillant.
Lilas écarquilla les yeux, suspendue à ses mots. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait imaginé revoir son oncle et sa tante. Et pourtant, ils étaient là, tous les deux devant elle, prêts à lui révéler ce qui s’était réellement passé ce jour fatidique de l’éclipse royale.
ÉCLIPSE ROYALE - VINGT ANS PLUS TÔT
Hyldon se trouvait dans la chambre avec Tyra. Deux jours plus tôt, le lieu des Askyrs était apparu dans la prophétie. Ils avaient prévu de partir dans la nuit, mais cela inquiétait la princesse.
— Est-ce bien prudent ? Nous n'avons même pas informé mon frère de la véritable raison de notre départ...
Hyldon s'approcha d'elle, prit ses mains dans les siennes et la regarda avec douceur.
— C'est juste un aller-retour, mon amour. Nous serons de retour d'ici demain matin.
— Mais pourquoi ne pas lui expliquer la situation ?
— Ton frère a déjà bien assez à faire en ce moment. Ne l'inquiétons pas davantage avec nos explorations personnelles.
Tyra savait que Gotbryde était accaparé par des problèmes urgents concernant l'attribution des terres agricoles. Des querelles éclataient ici et là entre les propriétaires, et il se retrouvait plongé dans des conflits qui prenaient parfois des proportions dramatiques.
— Et puis... tu sais bien que le roi ne veut plus rien entendre au sujet de la prophétie depuis...
Le prince n'eut même pas besoin de terminer la phrase. Il savait qu'elle connaissait la douleur qu'il évoquait. La perte de Calyssia d’Ultya avait changé Gotbryde à jamais. Il n'avait pas réussi à surmonter cette tragédie. Elle savait que la perte de sa femme, qui l’aidait à régner dans l'harmonie, l'avait profondément marqué. Depuis, il vivait dans le regret, dans les souvenirs d'une vie qui lui avait été arrachée. Tyra se dit que Hyldon avait peut-être raison. Mieux valait éviter de le perturber davantage.
— Très bien, alors préparons-nous. Je vais prévenir un voiturier de notre sortie.
Hyldon l'enlaça brièvement avant de la laisser partir, un dernier échange empreint de gravité, puis s'assit lentement sur le lit. Il prit le livre de la prophétie entre ses mains, ses doigts glissant sur la couverture ancienne, comme s'il cherchait à en absorber l'essence, à en découvrir les secrets enfouis. Le prince était pratiquement prêt à tout sacrifier pour percer les moindres énigmes qu'il recelait. L'inexpliqué l'entourait, jusqu'à ce bracelet de pierres d'Ébrédes qu'il portait au poignet, un héritage dont il ignorait l'origine. Avait-il appartenu à un être cher, un parent qu'il n'avait jamais connu ? D'aussi loin qu'il se souvenait, ce bijou avait toujours été là, comme un témoin silencieux d'une histoire qui lui échappait.
L'univers dans lequel ils évoluaient était peuplé d'orphelins, victimes des terribles éclipses meurtrières qui avaient arraché tant de vies. Hyldon lui-même n'avait jamais connu ses parents ; il était arrivé sur Zoldello en tant que simple prétendant destiné à la princesse Tyra, un accessoire royal sans autre aspiration. Mais il s'était rapidement fait une place, gagnant le respect de tout un royaume. Hélas, le respect ne comblait pas l'absence de réponses, et les questions le hantaient toujours. Aujourd'hui, le besoin de percer les mystères de la prophétie devenait insupportable.
Il serra le livre contre lui, le cœur battant.
— Pourquoi ce lieu ? Que peut-il bien y avoir sur les Askyrs, si ce n'est de la neige éternelle ?
Il laissa échapper un soupir et son regard se perdit sur la tapisserie de la chambre avant de ranger soigneusement le livre sous le plancher. Puis il se leva pour rejoindre Tyra.
En traversant le hall pour l'écurie, il passa devant la porte de la chambre de leur fille. Il entrouvrit la porte et la vit, endormie profondément.
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