PASSATION *** II ***
PIROS - DANS UN COULOIR
Alors que Mlle Flokart passait devant les cuisines du Piros, elle entendit Tamy prononcer son nom. Elle n’avait franchement pas le temps de jouer les espionnes. De plus, l’instinct des Adhara était bien connu ; elle était certaine qu’ils l’auraient repérée en moins d’une minute. Mieux valait donc entrer et participer à cette conversation qui pouvait la concerner. Et pour être honnête, elle n’avait rien d’autre à faire. La porte étant déjà ouverte, elle fit son entrée sans la moindre introduction. Les têtes roses la fixèrent, comme s'ils savaient déjà qu’elle allait débarquer. Elle s’installa à côté de Tamy, qui s’attaquait à une sorte de julienne de légumes, le coude sur la table, dans une position désinvolte. C'était étrange, car contrairement au reste de l'équipage, elle se sentait à l'aise en leur compagnie. Depuis qu'elle avait vu Guitry mourir sous ses yeux, tout le monde la traitait comme si elle allait s'effondrer. Mais ici, elle n'avait pas ce sentiment. Sa présence n'avait rien changé à l'ambiance des cuisines.
— Alors, Mlle Flokart, comment allez-vous ?
Tamy lui posa cette question sans prendre un ton attristé ou compatissant. Elle apprécia.
— Je fais aller.
Sans attendre qu'elle ne réengage la conversation, Binny poursuivit son échange avec sa mère comme si ses états d’âme n'étaient qu’un détail.
— Donc, nous n'en savons pas plus... Tu es sûr qu'il ne t'a dit que ça ?
— Oui, il n'a pas ajouté d'autres détails, juste qu'il était venu le temps de la passation.
Elle savait qu'elle s'immisçait dans une conversation déjà en cours, mais elle voulait comprendre de quoi il était question.
— La passation ?
— Je ne suis pas certaine de la signification exacte, mais comme je faisais allusion à la Régente et à l'Œil de sa mère, la princesse Tyra, je suppose qu'il s'agit du transfert de l'anneau. Un peu comme lorsque le porteur de flamme passe le relais à son successeur.
Kybop se remémora l'histoire des Adhara, de leur planète, de leur quête incessante du Savoir.
— Avez-vous connu de nombreux passages de relais ?
— Oui, bien assez… Les deux premiers, puis celui de mon époux, et enfin celui de Binny, répondit Tamy.
Kybop fronça les sourcils, se rappelant le nombre d'années dont disposait chaque porteur pour accomplir sa quête. Puis, elle réalisa que les Adhara avaient une espérance de vie bien plus élevée que celle des autres espèces de l'univers. Ils étaient les doyens de l'espace, chacun pouvait vivre entre deux cent cinquante et trois cents ans. Après cette petite aparté Adharienne, Kybop recentra la conversation sur la problématique du moment.
— Le souci, c’est qu'ils s'arrachent les cheveux au labo pour comprendre comment retirer la relique du doigt de la princesse afin de la remettre à Saranthia.
Cela l'amusa de repenser à Fyguie se grattant la tête frénétiquement à la recherche d'une solution. Alors qu'elle souriait, elle remarqua que Katany la fixait avec insistance. Kybop ne la connaissait que très peu et, comme Dozik, elle semblait curieuse à son égard.
— Et vous, n’avez-vous pas d’idée sur ce sujet ? demanda-t-elle.
Elle ricana, comme s'il était évident qu'elle ne pouvait pas résoudre une affaire pareille.
— Moi ? Non... Aucune idée.
— Y avez-vous seulement pensé ? questionna Tamy.
Elle la regarda, hésitante, craignant un reproche, mais son ton n'en avait pas l'air. Quoi qu'il en soit, sa question la poussa à réfléchir.
— Non... Enfin j'ai essayé, mais je préfère laisser ça aux scientifiques...
— Vous pensez que cela ne vous concerne pas ?
Elle tiqua une fois de plus. Sous-entendait-elle qu'elle manquait d'investissement ?
— Disons que j'ai d'autres choses en tête.
Tamy esquissa un sourire, celui qu'une mère pourrait adresser à son enfant lorsqu'il avouait enfin quelque chose qu'elle savait déjà.
— Je comprends.
Tamy semblait se comporter avec elle comme elle le ferait avec ses propres enfants. Elle essayait de lui faire cracher le morceau, de lui faire avouer qu'elle était dépassée par les événements. Mais cela n’avait rien d’un reproche. C’était plutôt une manière de lui faire prendre conscience de son état. Et cela fonctionnait.
— Ce qui est certain, c’est que nous sommes en route pour Kapu. Enfin, aux dernières nouvelles, reprit Katany.
L’allusion à la direction qu’ils prenaient provoqua une certaine inquiétude dans les yeux de la mère de famille. Puis, elle murmura dans un chuchotement une phrase dans un dialecte inconnu :
— Három rózsaszín fej fogja Adhara nevét vésni Kapu-ra.
— Qu’avez-vous dit ?
Binny prit la parole à la place de sa mère.
— Ce sont les paroles d’un ancien écrit. Cela veut dire : « Trois têtes roses graveront sur Kapu le nom d'Adhara. »
— Intéressant. Et pourquoi est-ce que je ressens de l’inquiétude ?
Tamy arrêta ce qu’elle était en train de faire pour répondre d’un souffle :
— Parce que nous sommes quatre.
Kybop scruta un à un les membres de la famille Ristoc. Ils accordaient un intérêt et une légitimité inébranlables aux récits, légendes, prédictions et écrits saints. Pour eux, rien ne devait être pris à la légère. Cela pouvait aussi bien être une mauvaise interprétation du texte, mais ils demeuraient prudents.
— Ce n'est peut-être qu'une erreur, suggéra-t-elle avec hésitation.
— Oui, peut-être. Mais cela démontre encore une fois que nous nous engageons sur une voie incertaine.
Alors qu’ils discutaient, une secousse violente ébranla le Piros, si brusquement que Kybop dut s'agripper au plan de travail pour ne pas tomber.
— C'était quoi ça ? s’inquiéta Dozik.
Elle n'en avait aucune idée, mais l'alarme du vaisseau retentit. Zorth les appela à le rejoindre dans la salle principale. Sans autre indication, ils se dirigèrent d'un pas précipité vers la salle qui les réunissait à chaque crise que traversait l’équipage.
PIROS – SALLE PRINCIPALE
Une fois à l’intérieur, Kybop fit un rapide tour d'horizon : personne n'était absent, enfin presque. Une pensée émue pour Guitry l'effleura, son image lui étant apparue lors de leur passage sur Zoldello. Lilas la rejoignit et s'installa à ses côtés. Elles échangèrent un regard et un sourire, puis l’attention se recentra sur Zorth, à qui Kybop posa la question qui se trouvait sur toutes les lèvres.
— Que s'est-il passé ?
Tout le monde semblait surpris, s'attendant à ce que le Gudjanien leur en dise plus. Malheureusement, il était totalement dans l'ignorance. La Régente fit un pas en avant pour prendre la parole. Elle avait encore quelques larmes accrochées à ses joues, mais décida de leur faire part de quelque chose qui venait tout juste de se produire. Elle jeta un regard furtif à sa mère, cherchant son approbation, et celle-ci lui répondit par un acquiescement assuré.
— J'ai eu une discussion avec ma mère. Enfin... Après une réflexion lourde de sens dans la cabine de mes parents au sujet de l'Œil, j'ai ressenti le besoin de m'aérer l'esprit. Je me suis rendue sur le pont du Piros pour admirer l'espace. Ma mère m'a rejointe peu après.
Tyra se permit d’intervenir.
— J'ai moi aussi eu besoin de prendre l'air, loin du chahut du laboratoire.
Fyguie et le reste de l'équipe scientifique affichèrent une mine coupable. Ils savaient qu'ils y étaient peut-être allés un peu fort.
PONT DU PIROS - DIX MINUTES PLUS TÔT
Saranthia posa son front contre la vitre chaude du Piros, fermant les yeux, s’abandonnant complètement à son chagrin. Elle n’était pas là pour admirer le spectacle des étoiles ni pour trouver du réconfort. Elle cherchait simplement à fuir, à s’isoler, incapable de continuer à faire semblant, à prétendre que tout était normal. Le retour de ses parents avait été un choc qu'elle n’avait toujours pas encaissé. On ne lui avait pas laissé le temps de digérer la nouvelle ; elle avait dû quitter précipitamment son trône, récemment acquis et confié par sa cousine. Être en présence de ses parents, qu’elle avait tant pleurés, sans savoir comment interagir avec eux, la plongeait dans une détresse plus profonde que jamais. Ce moment de solitude fut de courte durée. Pensant être encore seule, Saranthia sursauta légèrement en entendant des pas. Sa mère venait d’arriver sur le pont. Elle s'éloigna rapidement de la vitre et tenta de se redresser. Mais le poids de ses émotions la courba, et elle eut la désagréable sensation qu’elle n’avait plus rien d’une reine. Elle se sentait vulnérable, écrasée par la tempête intérieure qui l’agitait, incapable de retrouver la stature qui l’avait portée sur le trône.
Tyra la regarda avec une tendresse infinie, voyant toujours en Saranthia la petite fille de cinq ans qu’elle avait laissée derrière elle il y a si longtemps. Depuis leurs retrouvailles, elles n’avaient pas eu une seule vraie conversation, et Tyra sentit que le moment était enfin venu. La douleur de sa fille lui transperça le cœur, accentuant la culpabilité qui la rongeait.
— Ma chérie… Si tu savais comme je suis désolée.
Saranthia ferma les yeux, ses lèvres tremblantes alors qu’elle tentait de contenir un mélange de colère et d'empathie. Elle savait que ses parents avaient vécu des années terribles, prisonniers sur Golton II, mais son cœur d’enfant se brisait malgré tout. Comment pouvait-elle leur pardonner d’avoir pris de tels risques ? N’avaient-ils pas pensé à elle, quand ils avaient entrepris ce voyage dangereux vers les Askyrs, sans rien dire à personne, sans prévenir ?
Tyra avança doucement, ses paroles lourdes de regrets, tout en observant les poings serrés de Saranthia. Elle savait que chaque mot, chaque geste, pouvait être un déclencheur pour cette tempête d’émotions refoulées. Tyra ne voulait pas la brusquer.
— Je comprends que tu sois en colère... Je me doute que notre disparition ne t'a pas rendue la vie facile, dit-elle doucement. Si je pouvais revenir en arrière, je ferais les choses différemment.
La tension monta alors que Saranthia fit un pas en arrière, les yeux brûlants de larmes et de colère. Tyra resta figée, les mains tendues, cherchant désespérément une façon de la calmer. Les mots qu’elle tenta de prononcer semblèrent mourir dans sa gorge face à l’intensité du chagrin de sa fille.
— Je... Je suis désolée, murmura Tyra, presque inaudible.
— Désolée ? explosa Saranthia. Ce mot est tellement vide pour moi ! Vous m'avez abandonnée, vous m'avez laissée affronter tout ça seule ! Pendant que vous étiez là-bas... là-bas sur les Askyrs, sans même penser à moi ! Je vous ai pleurée, je vous ai enterrés dans mon cœur, et maintenant, vous êtes là ! Bien vivants !
Sa voix résonna dans l'immensité du pont, chaque mot chargé de reproches et de blessures enfantines. L’Oeil de Tyra commença à scintiller faiblement, captant la lumière, mais ni elle ni sa fille ne semblaient le remarquer. Tyra s'approcha à nouveau, tentant de franchir ce fossé émotionnel qui les séparait.
— Ce n'était pas ce que nous voulions pour toi, ma chérie. Nous avons pris des risques, c'est vrai... mais jamais nous n'avons voulu te faire souffrir comme ça.
Saranthia trembla, sa respiration rapide et irrégulière. Elle tenta de reprendre le contrôle, mais ses émotions débordaient.
— Vous ne comprenez pas, dit-elle d'une voix brisée. Je suis hantée par cette nuit où Gotbryde est venu m'annoncer votre disparition. Mon esprit et ma raison vous ont pardonnés, mais mon cœur, lui, en est incapable.
À cet instant, l’Œil de Tyra s'illumina d'une lumière vive et fulgurante, projetant des éclats scintillants sur tout le pont. La bague pulsa, comme si elle réagissait à la vague de colère et de désespoir qui émanait de Saranthia. Soudain, une secousse puissante ébranla le Piros, si violente que le sol sembla se dérober sous leurs pieds. Tyra, abasourdie, baissa les yeux vers l'anneau, le cœur battant d'inquiétude. L’Œil continua de briller intensément, fermement accroché à son doigt, refusant de se détacher malgré cet éclat soudain. L’instant d’après, la lumière intense de la relique faiblit peu à peu, comme si l’éclat de leurs émotions s’éteignait avec elle. L’obscurité apaisante qui s’installa contrastait avec la tension illuminée qui régnait quelques secondes auparavant. Tyra et Saranthia se regardèrent, figées par la prise de conscience que l’Œil venait de réagir à leur querelle. Soudain, l’alarme du Piros retentit, brisant cette accalmie. Elles échangèrent un dernier regard avant d’obéir aux ordres de Zorth, se dirigeant ensemble, presque machinalement, vers la salle principale.
PIROS - SALLE PRINCIPALE
Cette explication laissait tout le monde dans un silence pesant. Hyldon s'approcha pour soutenir sa femme, encore ému par l’échange intense qu’elle avait eu avec sa fille. Il lui offrit une main douce et rassurante, un geste d'amour et de soutien. De son côté, Saranthia, légèrement à l'écart, retrouva progressivement sa prestance. Alors qu’elle racontait son histoire, elle se redressa, affichant une attitude droite et assurée. Sa tenue de Régente accentuait cet élan de confiance, une façade d’égo qu’elle refusait d’affaiblir devant le reste du groupe.
Zorth, visiblement rassuré, émit une hypothèse qui rompit le silence.
— Donc l’anneau est connecté à vos émotions. C’est comme s’il était vivant.
La passionnée Binny intervint, complètement ébahie par tout ce qui se trama ici.
— Oui ! C’est comme s’il vous disait quelque chose !
— Et que dit-il ? s’agaça Saranthia.
Tout le monde perçut le ton froid et sec de sa voix, et personne n’osa répondre. Mais Milo prit finalement la parole.
— Vous devriez mettre les choses sur le tapis. Jouer carte sur table avec vos émotions. L’anneau a réagi mais est resté fermement accroché au doigt de la princesse Tyra, votre mère. S’il est vivant et qu’il attend quelque chose, je pense que c’est d’être prêt à être accueilli sur une autre main.
Saranthia ne décoléra pas. Elle se sentit tenue pour responsable de l’immobilisme de la mission Minden, comme si elle paralysait le reste de l’équipe, et cela ne lui convenait pas du tout.
— Comme c’est facile à dire ! Peut-être que vos suppositions sont fausses et que cet anneau de malheur n’est qu’un vulgaire caillou sans vie !
Le regard de Lilas était plein de préoccupation. Elle n’avait jamais vu sa cousine dans un tel état. Ressentant le besoin de la protéger, elle la prit par le bras et l’emmena hors de la pièce. Lilas s’excusa auprès de tout le monde avant de l’emmener dans un coin plus calme.
PIROS - COULOIR
Une fois loin du tumulte des suppositions de leurs amis, Saranthia plongea dans les bras de sa cousine.
— Je suis là, ne t’inquiète pas, murmura Lilas.
— Quel genre de Régente suis-je ? Je perds mon sang-froid devant une assemblée de personnes censées être de mon côté…
Ses mots sortirent difficilement entre deux sanglots. Lilas la tint fermement pour la rassurer du mieux qu’elle put.
— Tu n’as pas à te justifier auprès de moi.
Lilas comprit profondément la douleur de Saranthia, mais elle réalisa également que Milo avait raison. L'anneau réagissait aux émotions de sa cousine, à celles de Tyra, et peut-être même à une combinaison des deux. Cette connexion émotionnelle était essentielle ; elle pourrait détenir la clé pour résoudre leur problème. Lilas savait que, pour que Saranthia puisse glisser cette autre bague à son doigt, elle devait agir. En tant que porteuse de l'autre Œil, sa mission devenait d'autant plus urgente et importante. Lilas s'engagea à tout faire pour aider Saranthia à surmonter ses émotions et à retrouver sa force intérieure, car c'était ainsi qu’elles pourraient véritablement faire face à ce qui les attendait.
Lilas comprit que pour que l'Œil passe de Tyra à Saranthia, il leur faudrait d'abord trouver ensemble une stabilité émotionnelle qui les unirait à nouveau.
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