NOCES *** I ***
PIROS - SALLE DE VISIOCOMMUNICATION
Alors que le Piros était toujours en chemin pour Kapu, Zoldello se retrouvait sans dirigeant. Plus d'héritières, plus de Régente.
Lilas et Saranthia, remises de leur émotion de la veille, avaient pris la peine d’organiser une réunion pour tenter de maintenir un semblant d’ordre sur leur planète.
Saranthia avait également invité certains d’entre eux à y participer. La Régente et sa cousine s’étaient installées côte à côte, tandis que Zorth, Slikof et Kybop se trouvaient de l'autre côté de la table ronde. Le couple princier était dissimulé dans un coin de la pièce, prêt à rester invisible lorsque la transmission holographique commencerait. Alors que Kybop analysait un peu les comportements de chacun, un petit bip retentit, signe que la communication allait commencer. Zorth, qui était un peu détendu, se redressa comme son index. Slikof n’avait pas bronché, seul le mouvement de sa jambe sous la table trahissait un certain stress. La Régente n’exprimait rien et n’échangeait aucun regard avec ses parents. Elle semblait de marbre face à toutes les décisions qui risquaient d’être prises, comme si elle n’était soudainement plus vraiment concernée. Hyldon et Tyra, mains dans la main, avaient le visage crispé par une certaine appréhension. Quant à Lilas, Kybop la trouvait étrangement moins sereine que d’habitude. Elle lui jetait de petits regards inquiets, et Kybop avait même l’impression d’y percevoir de la culpabilité. Elle ne comprenait pas bien ce qui se passait, mais elle n’avait plus le temps d’y réfléchir : un hologramme apparut.
— Lilas ! s’émerveilla-t-il avant de reprendre plus calmement. Régente Saranthia. Je suis heureux de vous voir.
C’était un homme d’à peu près le même âge que Lilas et Kybop. Un grand gaillard. Sa tenue, quelque peu chevaleresque, était d’un marron foncé, avec quelques pièces en cuir peu travaillées qui renforçaient cette impression. On dirait une tenue typique, de celles que les Adharas portaient et qui faisaient partie de leur identité, mais Kybop n’avait aucune idée de sa provenance. Ses yeux bleus, clairs et perçants, contrastant avec sa barbe de trois jours d’un noir profond, lui donnaient un air viril mais sympathique.
Son ton familier ne laissait aucun doute sur le fait qu’il était un proche de la famille d’Ultya. C’est finalement Zorth qui lui répondit.
— Salutations, Sire Andras Iker. Comment vous portez-vous ? Êtes-vous bien arrivé sur Zoldello ?
— Bien Sir Kydine, je suis arrivée en cette belle matinée. Mais nul besoin de vous dire que Zoldello est un peu en proie au doute depuis les départs successifs de tous les dirigeants en place. Depuis l’Indulas et l’arrivée de la Régente, tout semblait reprendre une direction pleine d’espoir. Mais votre départ nous laisse sans voix.
Il adressa une révérence en direction de Saranthia.
— La situation est compliquée, Andras, rétorqua-t-elle sans une once de sympathie.
Lilas, qui considérait sa planète comme l’une des choses les plus importantes de son existence, ne semblait pas vouloir prendre la parole et se mura dans le silence. Kybop fronça les sourcils en la cherchant du regard, mais elle voyait bien qu’elle la fuyait. Et elle comprit rapidement pourquoi.
— Je ne veux pas brusquer qui que ce soit, mais savez-vous quand vous rentrerez ? Je sais que le roi n’est plus et je partage votre chagrin, Lilas, mais nos noces auraient déjà dû avoir lieu. Et au vu de ce qui se passe ici, une union salvatrice ferait du bien à tout le monde. Cela permettrait de montrer votre dévouement envers votre peuple ainsi que votre volonté d’arranger la situation actuelle.
Lilas ferma les yeux en laissant tomber son regard sous la table. Saranthia, qui devina le problème, coupa la parole à Andras, qui s’apprêtait à continuer son discours.
— Sire Iker, reprit-elle d’un air condescendant, vous vous doutez bien que si nous ne sommes plus là, c’est qu’il y a quelque chose de plus important que vos noces promises à ma cousine. L’ordre du jour n’est plus du tout de vous unir. Notre mission dépasse tout ce que vous pouvez imaginer. Il va de soi que nous ne serions pas partis s’il en était autrement.
Le visage du jeune homme passa de la surprise à la colère. Il peinait à cacher son animosité envers Saranthia, et le ton qu’elle employa ne fit rien pour apaiser la conversation. Elle se contenta de l’évincer en lui faisant comprendre qu’il était devenu le dernier de ses soucis, et cela n’avait pas l’air de lui convenir.
— Je vous rappelle que le roi Gotbryde m’avait promis sa main. Lilas avait répondu favorablement à cette demande, protesta-t-il avec vigueur.
Kybop serra littéralement les poings, comme si elle allait lui lancer à la figure, mais au fond, elle ne savait pas à qui elle en voulait le plus.
À cet homme qu’elle ne connaissait pas il y a encore deux minutes ?
À Lilas, qui s’était permise d’entretenir un début de quelque chose avec elle sans lui faire part de son avenir tout tracé au bras de son chevalier ?
Ou à elle-même, aveuglée par ses beaux yeux et ses belles paroles, qui l’avaient faite balayer tous ses doutes sur les têtes couronnées ?
Kybop réalisa qu’elle en avait assez entendu ; elle s’interdisait de passer une seconde de plus dans cette pièce. Après tout, l’avenir de Zoldello ne la concernait aucunement. Lilas s’était ouvertement moquée d’elle en lui faisant miroiter une relation sincère et profonde, alors qu’un autre l’attendait ailleurs. Elle poussa sa chaise sans même prendre la peine de la soulever, ce qui provoqua un crissement contre le sol métallique. Slikof, assis juste à côté d’elle, l’attrapa par le poignet pour lui invectiver de se rasseoir rapidement. Lilas, ayant remarqué la manœuvre et son intention de fuir, releva la tête pour obtenir son attention. L’observant quelques secondes, elle lui fit signe de la tête, comme pour lui supplier de ne pas lui en vouloir.
Trop tard, princesse, pensa Kybop, le cœur lourd.
Alors que personne ne se doutait de la houle que traversait son cœur, Zorth remit le sujet de Zoldello sur la table.
— Je conçois votre désappointement quant aux Noces, mais nous aurons tout loisir de nous y consacrer en temps et en heure. Pour l’heure, nous sommes ici afin de vous requérir tout autre chose.
Andras renifla son mécontentement avant de redresser les épaules, à l’écoute.
— Nous vous enjoignons de fonder et de rassembler un grand conseil. En votre qualité de futur époux de la reine à venir de Zoldello, nous vous prions instamment d’en prendre la présidence.
Saranthia laissa échapper un soupir qui trahit sa désapprobation. Kybop comprit alors que Lilas et ce Andras Iker étaient censés monter ensemble sur le trône de leur planète en tant que nouveaux dirigeants. Et cette nouvelle finit de la convaincre qu’elle n’avait pas sa place dans ce cercle très fermé de la royauté. Ce, Sire, comme ils l’appelaient, semblait issu d’une noble lignée, ce qui expliquait sa tenue traditionnelle. Certainement un Sang-Rouge, lui aussi. Ses émotions retombèrent, laissant place à une désillusion totale. Tout ce que Kybop ressentait pour Lilas s’effaça brusquement, un déni lui permettant d’effacer le sentiment de traîtrise qu’elle éprouvait au fin fond de ses tripes. Elle secoua légèrement la tête et se concentra de nouveau sur Iker, attendant la suite, comme si Lilas et ce qu’elles avaient partagé s’étaient soudainement évaporés.
— Vous pouvez compter sur moi, Zorth, assura Andras.
Il se tourna ensuite vers Lilas, lui adressant un sourire amoureux, et le spectacle donna envie à Kybop de vomir.
— Vous devrez voir avec mon second pour organiser votre protection sur Zoldello, indiqua Slikof brièvement.
— Que ce soit bien clair, vous n'assurez en rien la Régence. Je reste en place, même si je ne suis plus présente au palais, clarifia Saranthia avec fermeté.
— Bien, répondit-il sans conviction.
Avant de clore la communication, Andras posa une dernière question avec empressement :
— Puis-je savoir où vous vous trouvez et ce que vous comptez faire ?
Zorth réagit immédiatement en secouant la tête.
— Hélas, nous ne saurions vous en révéler davantage. Nous prendrons de vos nouvelles au plus tôt.
Il comprit que Zorth venait de mettre fin à l'échange en lui donnant une réponse vague et incertaine, mais il s'en contenta.
— Très bien. Je comprends. Sachez que je prendrai soin de Zoldello jusqu'à votre retour.
Zorth et Slikof le remercièrent, tandis que Saranthia s'était déjà levée de sa chaise, sans attendre la fin de la communication. Les nerfs de Kybop, à deux doigts de lâcher, la poussèrent à suivre le mouvement de la Régente. Pour atteindre la sortie, elle dut passer à côté de Lilas, qui tenta de la rattraper. Elle s'engouffra dans le couloir, cherchant désespérément un endroit pour alléger le poids qui comprimait sa poitrine. Ses pas s'accélérèrent, et elle finit par atteindre sa cabine.
PIROS – CABINE DE KYBOP
Une fois la porte fermée, Kybop s'adossa contre le mur, laissant son corps glisser jusqu'à s'asseoir. Coudes sur les genoux, visage enfoui dans ses mains. C'était sans compter sur l'arrivée précipitée de Lilas, visiblement pressée de s'expliquer. Elle entra, encore essoufflée, mais Kybop ne releva même pas la tête.
— Je peux t'expliquer, s'empressa-t-elle.
Kybop déglutit, essayant de contenir la rage qui lui brûlait la gorge. Lilas s'accroupit devant elle, posant ses mains sur les siennes. Instinctivement, elle les retira, comme si son contact pouvait finir de l'enflammer. Son geste la blessa, mais Kybop se redressa pour l'éviter autant que possible. Lilas semblait désespérée de capter son attention.
— Écoute-moi, s'il te plaît.
Elle tenta à nouveau de saisir ses mains, mais Kybop l'en empêcha d’un geste brusque.
— Ne me touchez pas ! hurla-t-elle, laissant déferler toute sa colère dans cette courte phrase.
Lilas sursauta, choquée par le retour du vouvoiement. Ses lèvres tremblèrent, retenant des larmes qu’elle refusa de laisser couler. Voir sa vulnérabilité toucha Kybop, mais elle n’avait plus envie de subir déception sur déception.
— Oublions tout. Il ne s'est rien passé, princesse. Reprenons nos rôles respectifs. Je refuse de continuer à tenir un rôle avec qui que ce soit ici. Je refuse qu’on joue avec mes sentiments.
— Je ne joue pas avec vous ! s'emporta Lilas.
Dans un élan d’agressivité, Kybop l'attrapa par le col, la tirant vers elle, ses yeux noirs de colère.
— Cela n’a plus aucune importance pour moi. Sortez de ma cabine, princesse, ajouta-t-elle, la voix lente et glaciale.
Lorsqu'elle la relâcha, Lilas finit par s’échapper. Face à cette fuite forcée, Kybop s'effondra à son tour, se laissant tomber sur cette maudite literie. Celle-là même que Guitry lui avait vantée comme étant la plus confortable qu’il ait jamais testée. Tout tourna dans sa tête, c’était à en devenir folle. Eltanin, la mine, la princesse, la mort de son frère, la découverte de ce frère jumeau... Tout revenait la heurter, comme un essaim de lames acérées, la tailladant vicieusement, coupant chaque millimètre carré de sa peau. C’était insupportable.
C’est dans ce moment de perdition que Fyguie fit irruption. Les larmes de Kybop étaient hors de contrôle. Lorsqu'il la découvrit ainsi, il bloqua la porte derrière lui pour que personne ne puisse faire irruption. Il s’approcha d’elle avec la délicatesse qu’on aurait pour un chiot trouvé dans les poubelles, débordant d’empathie et de pitié.
— Kyb... Qu'est-ce qu'il se passe ?
En repensant à leur promesse faite sur Eredet, elle réalisa qu'elle lui devait la vérité. De plus, elle n'avait personne d'autre à qui parler. Guitry n'était plus là, et la princesse venait de trahir sa confiance... Personne d'autre que son propre frère ne pourrait être une présence aussi rassurante. Alors qu'elle enfouissait sa tête dans l'une de ses mains, elle tendit l'autre dans sa direction. Fyguie n'hésita pas une seconde, il lui prit la main et se mit à genoux devant elle. Son visage se fit plus grave, l'invitant à tout déballer.
— Tu peux avoir confiance en moi, tu le sais ? s’assura-t-il, le regard doux et compatissant.
Elle acquiesça d'un mouvement de tête en serrant sa main. Elle tenta de ravaler sa colère et sa tristesse pour pouvoir lui confier ce qu'elle ressentait. C'était une chose qu'elle avait promise à Lilas il n'y a pas si longtemps. Mais la voilà face à Fyguie, prête à partager avec lui une blessure qui l'empêchait d'y voir clair.
— Je suis... Déçue. Je ne sais pas si c'est le mot exact, mais j'avoue que je m'en veux d'avoir été aussi naïve, confessa-t-elle en baissant les yeux.
— Tu parles de Lilas ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Elle se figea un instant, avec cette étrange sensation qu'il pouvait lire dans ses pensées.
— Oui. Mais pas que... Je me rends compte que mon instinct me fait défaut. Comment est-ce que je n'ai pas vu ça venir ? dit-elle en secouant la tête, contrariée.
Fyguie, n’étant pas présent pendant la visiocommunication, plissa les yeux, essayant de saisir exactement à quoi elle faisait allusion.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? s’enquit-il, curieux.
Elle prit un moment pour rassembler ses pensées avant de lui expliquer le contenu de cet entretien, ainsi que la découverte de ce Sire Andras Iker, le promis à la princesse et futur roi de Zoldello. À l'annonce, son visage se crispa, visiblement surpris.
— Pourquoi n'étions-nous pas au courant ? s’étonna-t-il, sa voix trahissant son incompréhension.
— Je ne sais pas. Ils ont sûrement jugé que ce n'était pas une information importante. Mais au vu de ce qu'il se passe entre elle et moi... Elle aurait dû l'évoquer, ou tout simplement ne pas engager quoi que ce soit, rétorqua-t-elle, le ton montant dans sa voix.
Fyguie acquiesça d'un simple pincement des lèvres, son regard se durcissant légèrement alors qu'il réfléchissait. La voyant plus calme, il se releva et s'assit à ses côtés. Sentir sa présence, son épaule contre la sienne, lui redonna du courage.
Complètement vidée, elle sentit son corps se relâcher. Tellement que sa tête se posa délicatement sur l’épaule de son frère. La surprise de ce rapprochement provoqua un soubresaut chez Fyguie. Une fois installée dans cette position réconfortante, il apposa sa tête sur la sienne.
— Tu sais... je suis content qu'on se soit trouvés, dit-il doucement. Peu importe la raison de ces retrouvailles et les risques que l'on prend. Cette mission Minden est inquiétante, et elle nous mène peut-être vers une fin certaine, mais au moins, nous serons ensemble.
Il prit une profonde inspiration, comme s'il voulait ancrer cette pensée dans son cœur.
— J'aurais été triste de ne pas te connaître, de ne pas savoir qu'il y a quelqu'un, dans cet espace infini, qui partage 89 % de son génome avec moi.
Elle avait conscience que ces propos ne résolvaient pas les problématiques émotionnelles qu'elle traversait, mais cela lui fit du bien. Entendre cette sincérité dans sa voix, savoir que quelqu'un était heureux de la compter dans sa vie, comptait énormément pour elle.
Finalement, n'était-ce pas ce qu'elle cherchait depuis toujours ?
L'idée que son existence ait une importance pour quelqu'un, que sa disparition laisserait un vide, lui donna l'espoir que ses émotions, aussi tumultueuses soient-elles, trouvaient leur place dans cet univers.
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