PERDUES *** I ***

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PIROS – BAR

Cela faisait bien deux heures que Kybop enchaînait les verres de Flokart. Elle avait presque la sensation que ses cellules s'y étaient habituées, et elle n'éprouvait presque plus aucun plaisir lorsque ce liquide effleurait son gosier. Elle avait presque envie de passer à quelque chose de plus fort. Accoudée au bar, la tête plongée dans le passé, elle repensait à toutes ces années sur Eltanin.

Pourquoi éprouvait-elle un sentiment rassurant en y repensant ?

L'alcool qui coulait dans ses veines lui jouait des tours, et c'était encore une fois Guitry qui se retrouvait devant elle. Il secoua la tête, attristé par le spectacle qu'elle lui offrait, mais lui servit tout de même un autre verre.

— Ce n’est pas raisonnable. Ce truc va finir par te tuer… Ce n’est pas pour rien que le bouchon est une putain de tête de mort, ma belle.

— Je ne t’ai rien demandé, Guitry, sers-moi et ferme-la.

Son esprit enivré se déculpabilisait en créant son amie de toujours sous ses yeux, la resservant encore et encore. Son subconscient était malin, comme si elle n'était pas responsable de l'état dans lequel elle se trouvait. Mais elle savait, malgré tout, que le mal de crâne qui se profilait à l'horizon saurait lui rappeler son erreur.

Soudain, l'image de Guitry disparut dans un claquement de porte. Elle se tourna et aperçut Brizbi qui s'avançait vers elle. Elle était seule, sans Houda accrochée à son bras. Sans un mot, elle s'installa sur la chaise d'à côté. Elle se servit du comptoir pour se tenir debout et agrippa un verre de l'autre côté du bar en s'appuyant sur celui-ci. Kybop avait bien conscience de l'avoir clairement reluquée de haut en bas, mais elle ne s'en cachait même pas. Lorsqu'elle reprit place, Brizbi lui fit signe du menton pour qu'elle lui serve quelque chose.

Kybop apprécia son regard dépourvu de jugement. N'importe quel autre occupant du vaisseau lui aurait probablement fait une réflexion, lui reprochant son manque de sérieux. Ils n'auraient de toute façon pas compris pourquoi elle se retrouvait dans un état si lamentable. Après tout, à part Fyguie, personne ne savait ce qu'elle traversait actuellement.

Elle fit couler la Flokart dans le verre de Brizbi, qu'elle renifla avant de le boire d'un trait, sans même une grimace, comme s'il ne s'agissait que d'un simple verre d'eau. Une fois le verre vide, elle lui lança, sans aucune forme de tact :

— On dirait que la blondinette s’est bien foutue de ta gueule, j’me trompe ?

Devant tant d'aplomb, elle ne réagit pas.

Qu'était-elle censée répondre à ça ? Et puis, comment était-elle au courant ?

— Attends, comment tu sais ça, toi ?

Elle ricana et s'approcha un peu plus d'elle, un sourcil toujours arqué de manière sadique.

— Tu sais comment on m’appelait sur Durian ?

Elle secoua la tête, la fixant intensément.

— Le moustique, souffla-t-elle, un sourire narquois aux lèvres.

Kybop fronça les sourcils, déconcertée.

Quel surnom ridicule, pensa-t-elle.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je suis partout. Je pique, signe que je suis là, mais dès que ça démange, il est déjà trop tard. Avant même que vous commenciez à me chercher, j’ai déjà ce qu’il me faut. Vous êtes tous des distributeurs à hémoglobine ambulants. Je me sers, et je m’éclipse. Avant même que vous ne me dévoiliez quoi que ce soit, je suis déjà au courant. Vos bijoux connectés, vos systèmes de communications dernier cri… tout ça n’est que des outils à ma disposition.

Un frisson parcourut sa nuque à mesure qu'elle parlait. Cette fille dégageait quelque chose de malsain. Kybop ne savait pas si c'était sa façon de se protéger des autres, ou si c'était profondément ancré en elle, comme un composant de son ADN. En tout cas, quelque chose dans son regard l'obsédait. Il y avait un écho familier, comme le reflet de ses propres démons, dissimulés sous son cynisme.

Brizbi s'était reculée, retrouvant une distance qui ne pénétrait plus son espace personnel. Elle la regarda se resservir, et tout sembla se dérouler au ralenti. Cet alcool était un véritable poison. Elle avait la sensation d'être submergée, comme si elle était sous l'eau. Les mouvements ralentissaient, les voix devenaient de lointains échos, et son esprit s'égarait dans les profondeurs de son âme, plongée dans une noirceur sans pareille. Brizbi remarqua ses yeux fixés sur elle et en joua volontiers.

— Je vais finir par croire que je te plais, ma belle.

Kybop laissa échapper un léger ricanement et replongea son nez dans l'odeur mêlée de miel et d'alcool que lui offrait ce rassurant poison. En y repensant, elle se demanda ce que Brizbi faisait ici.

Pourquoi n'était-elle pas avec Houda ? Comment connaissait-elle ce bar du Piros ?

— Où est Monty ?

— Avec les scientifiques, souffla-t-elle. Ils se creusent les méninges.

— Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

Elle fit une moue, comme si elle cherchait elle-même une réponse satisfaisante à lui donner.

— Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

Elle fit une moue, comme si elle cherchait elle-même une réponse satisfaisante à lui donner. Elle remua son verre près de ses lèvres puis esquissa un sourire.

— Quand je m’ennuie, je regarde où vous êtes. Il n’y a jamais vraiment de surprises. Mais en voyant que tu traînais dans un coin inhabituel du vaisseau, je me suis dit que ça valait le détour.

Kybop n’était pas dupe : elle n’était pas ici par inquiétude, mais par curiosité. Cette fille semblait ne se préoccuper que de sa propre personne… et peut-être d’Houda. Peu après son arrivée sur le Piros, Fyguie lui avait confié ses craintes au sujet de leur relation, étrange et presque fusionnelle. Il avait toujours veillé sur son amie, s’assurant qu’elle n’était pas en danger, et l’irruption de Brizbi dans l’équation ne l’avait pas rassuré, loin de là.

De toute façon, Kybop ne savait plus vraiment de qui se méfier, ni à qui accorder sa confiance. La confusion régnait en maître en elle, comme un enfant turbulent dont le seul objectif était de mettre sa chambre sens dessus dessous, malgré les efforts incessants d’une mère tentant de rétablir l’ordre.

Qui est l’enfant, qui est la mère ? Là était la question qu’elle se posait.

Alors que ses questionnements l’immobilisaient dans un tourbillon de tourments, Brizbi se leva et mit en route le vieux Jukebox, laissant s’en échapper un son Néo-Soul quelque peu Jazzy.

Brizbi se tenait seule au centre du bar, dégageant une aura magnétique qui ne réclamait rien, mais captait tout. Ses mouvements étaient fluides, presque hypnotiques, dessinant une chorégraphie improvisée au cœur d’une galaxie sombre mais colorée. Les reflets des bouteilles de liqueur, baignées dans la lumière tamisée, scintillaient autour d’elle comme des étoiles prisonnières de ce cosmos intime.

Kybop cligna des yeux, troublée.

Était-ce l’alcool qui lui offrait cette vision ou Brizbi qui détenait réellement cette grâce innée ?

Parfois, elle fermait les yeux, s’abandonnant aux vibrations de chaque note, ses hanches ondulant avec une lenteur sensuelle, libres de toute retenue. Chaque geste semblait murmurer une histoire à laquelle Kybop n’avait pas accès.

Elle ne dansait pas pour séduire, ni même pour être vue : chaque mouvement était une échappatoire, une révolte douce contre les pensées qui l’assaillaient. Ses doigts effleurèrent distraitement une mèche de cheveux rebelle, qui retombait en cascade autour de son visage. Une aura de défi l’entourait, mais c’était son assurance désarmante qui fascinait Kybop.

Brizbi semblait ignorer l’effet qu’elle produisait, ou peut-être s’en amusait-elle ?

Sa tête tourna différemment maintenant, comme si l’alcool avait ouvert une autre dimension où tout semblait plus léger, presque irréel. Un sourire idiot étira ses lèvres, et sans trop réfléchir, elle la rejoignit, ses pas un peu vacillants.

Brizbi ne remarqua pas tout de suite sa présence, absorbée dans sa danse. Mais lorsque Kybop buta contre le pied d’une chaise et manqua de s’effondrer, Brizbi réagit avec une rapidité presque féline. Ses mains l’attrapèrent avant qu’elle ne touche le sol, la stabilisant avec une aisance surprenante.

Brizbi était légèrement plus grande qu’elle. Quand Kybop s’appuya instinctivement sur ses épaules pour se redresser, elle accompagna son mouvement sans effort, comme si tout était prévu. Ses doigts glissèrent sur ses hanches pour l’équilibrer, elle continua de danser, imperturbable. Leurs regards se croisèrent, et elle lui adressa un sourire en coin, celui qui invitait sans forcer. Elle l’entraîna, presque malgré elle, dans son univers.

D’un geste assuré, elle attrapa sa main et la fit tourner sur elle-même. L’instant prit une allure délibérément clichée, une caricature de romance qui arracha à la fois un rire moqueur et complice. Kybop joua le jeu, portée par son aplomb.

Cela faisait une éternité que personne ne lui avait tenu tête avec une telle légèreté, comme si tout était si simple, si évident. Et pourtant, il y avait dans son regard une malice, une audace délicieusement déstabilisante.

Rien de plus ne se passa cette nuit-là. Pas de gestes déplacés, ni de paroles chargées de sous-entendus. Pas de confidences, pas de mystères, seulement deux âmes se perdant dans un instant hors du temps, déconnecté de la réalité qui les rattrapait à chaque seconde. Juste cette danse, où le temps semblait s’étirer comme un fil ténu entre leurs rires et le rythme des notes.

Elles dansèrent une bonne partie de la nuit, oubliant tout le reste, comme si rien d’autre n’avait d’importance.

PIROS – COCKPIT

Loin de l'ambiance musicale qui résonnait au fond du vaisseau, Zorth avait rejoint le capitaine pour lui transmettre le message secret de la confrérie : une demande particulière de cette femme, l'invitant à se rendre sur Ebredés.

— Pourquoi Ebredès, mon bon Zorth ? s’amusa le capitaine.

Zorth s’était attendu à cette question, mais n’avait pas préparé de réponse toute faite.

— Seule cette énigmatique dame saura nous éclairer sur ce mystère. Quant à ce dont je puis, pour une fois, être pleinement assuré, c’est du lieu en question.

Zorth communiqua avec Dogast la position exacte que lui avait transmise son nouveau contact au sein de la confrérie. Le capitaine y jeta un regard rapide, sans plus de cérémonie, avant de prendre le cap. Zorth appréciait Dogast depuis le début. Il avait rapidement vu à quel point cet homme était digne de confiance. Malgré son apparente décontraction, son engagement dans les missions n'était plus à démontrer. Ancien militaire, les ordres étaient pour lui une priorité. Il émettait rarement des objections et, derrière ses airs joviaux, il offrait souvent des conseils précieux. Juste ce qu'il fallait.

Comme à son habitude, Zorth marqua sa sollicitude par deux tapes sur les solides épaules du capitaine, avant de sortir du cockpit.

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