PERDUES *** II ***
ZOLDELLO – EN DIRECTION DE L’OUEST
Drike était toujours à la recherche de son frère, dont il n’avait plus eu de nouvelles depuis des semaines. Cet événement avait révélé une facette de lui qu’il ne soupçonnait pas jusque-là : sa capacité à désobéir aux ordres de Fiora. Ses doutes sur ses chances de le retrouver vivant grandissaient à mesure que les paysages verts et arborés des villages de Zoldello défilaient sous ses yeux. Sir Iker était à ses côtés, tenant les rênes des chevaux qui les tractaient sur les routes terreuses et cabossées. Il n’était pas serein, n’ayant pas l’habitude de côtoyer ce genre de brute. Andras lui jeta brièvement un regard, remarquant les nombreux tatouages qui couvraient son avant-bras. L’un d’eux retint particulièrement son attention : une immense pieuvre, dont les tentacules s’enroulaient sur toute la longueur de son bras.
Drike n’était pas gigantesque, mais c’était un homme massif. Ses biceps, aussi larges que les cuisses de Sire Iker, et ses pectoraux imposants ne laissaient aucun doute sur sa capacité à briser toutes les portes qui pourraient lui barrer la route. Son visage carré et puissant reflétait la force brute, tout comme la ligne acérée de sa mâchoire. Ses yeux verts, perçants et vifs, renforçaient d'autant plus son aura à la fois menaçante et dangereuse. Ses oreilles, pointues, trahissaient ses origines : celles des espèces vivant dans les tréfonds de la galaxie du Sextant.
Il portait une veste en cuir qu’il ne fermait jamais, laissant pendre deux lanières censées la maintenir, ce qui lui donnait un air négligé. Ses cheveux bruns étaient totalement désordonnés. Ses mains, couvertes d’égratignures, étaient protégées par des mitaines en cuir tout aussi abîmées, écorchées ici et là, preuve des nombreuses rixes auxquelles il avait dû participer. Sous sa veste, il portait un t-shirt blanc marqué par d'anciennes taches de sang qu’il n’avait probablement jamais réussi à enlever. Alors qu’Andras continuait son observation, il releva les yeux et croisa le regard de Tane, qui serra violemment la mâchoire.
Andras déglutit, sentant la tension contenue dans cette simple question. Chaque mot que Drike prononçait sonnait comme une menace. Redoutant de le froisser, il tenta de détourner l’attention en lançant une conversation anodine :
— Vous venez du Sextant ?
Drike souffla un rire désabusé, un mélange de lassitude et de moquerie.
— P’têtre bien. J’en sais rien.
Iker comprit rapidement que cette curiosité feinte ne suffirait pas à détendre l’atmosphère. Cherchant un terrain d’entente, quelque chose qui pourrait éveiller chez Drike une once de sympathie, il décida de jouer la carte de l’orphelin.
— C’était une question idiote de ma part. Cet univers n’est peuplé que d’orphelins. Moi-même, je n’ai aucune idée d’où je viens.
Drike opina du chef, un geste bref qui semblait signifier qu’il comprenait, mais il n'ajouta rien de plus. La tentative d’Iker s’évanouit comme une pierre tombant au fond d’un puits sans fond. Résigné, il se concentra sur la conduite des chevaux, décidant de ne plus rien tenter avant qu’ils n’aient atteint le prochain village.
Alors qu’il était resté silencieux pendant une bonne demi-heure, ce fut finalement Drike qui relança la conversation :
— Pourquoi t’as accepté la proposition de Fiora ?
Iker, surpris par cet intérêt soudain, marqua une légère pause avant de répondre.
— Pourquoi j’aurais refusé ? À l’époque, je n’étais personne. J’étais jeune quand elle est venue me trouver. Un simple gamin des rues, volant de quoi survivre dans les ruelles d’Ebrédes. Je n’avais rien. Rien à perdre, pour être honnête.
Drike releva une jambe et posa son pied sur son assise, adoptant une posture désinvolte.
— Pourquoi toi ?
Iker esquissa un sourire amer avant de répondre.
— Simple coup du hasard. Fiora était sur ma planète pour une raison que j’ignore encore. Elle cherchait simplement quelqu’un, le premier qui lui dirait oui. Son plan était parfaitement ficelé ; elle avait dû y réfléchir toute sa vie.
Il marqua une pause, son regard se perdant dans le vide.
— Quand elle s’est approchée de moi, ses yeux dorés braqués dans ma direction, j’ai pensé que mon avenir se trouvait là, en elle. Elle m’offrait un rôle, une place. Pas besoin de réfléchir. C’était une évidence.
— Et c’est comme ça que tu es devenu l’usurpateur, ricana Drike, un soupçon de moquerie dans la voix.
Andras haussa les épaules. Il détestait ce surnom que les Golts et leurs partisans lui avaient attribué. Pourtant, il jouait ce rôle à la perfection, comme s’il était né pour ça.
Lorsqu’il avait suivi Fiora jusque dans sa grotte, au fin fond de Golton II, il avait compris toute l’importance de la prestation qu’elle attendait de lui. Avant cela, il n’avait jamais entendu parler de prophétie ni des Golts, à part quelques rumeurs circulant dans les ruelles sombres d’Ebrédes. Fiora lui avait tout expliqué : son peuple devait reprendre le pouvoir, et pour cela, elle avait besoin de lui.
Il était jeune, malléable, et son esprit encore naïf pouvait être façonné à sa guise. Elle voulait en faire le futur roi d’une planète qu’il ignorait jusqu’alors : Zoldello. La dernière héritière de la famille Ultya, Lilas, était encore trop jeune pour recevoir des propositions de mariage. C’était précisément ce qui faisait d’Andras le candidat parfait pour cette imposture.
— Oui. C’est comme ça que je suis devenu Andras Iker, répéta-t-il dans un souffle las.
Drike fit la moue en hochant la tête, comme s'il lui adressait des félicitations moqueuses. À sa réaction, Andras ne répondit que par un roulement des yeux. Il percevait bien que cette brute le sous-estimait, qu’il n’avait aucun respect pour lui ni pour ce qu’il accomplissait au service de sa patronne. Toute cette vie, montée de toutes pièces, n’avait pour but que de le mener à un objectif qui n’était même pas le sien.
— Nous arrivons au village dans deux minutes.
— C’est quoi ce village ?
— Gyskon. C’est là que votre frère a été vu pour la dernière fois.
Drike grogna, mordillant l’intérieur de sa joue, signe du souci qui le rongeait. Iker le remarqua et baissa les yeux pour ne pas lui montrer qu’il l’avait vu. Après un dernier virage, le village s’offrit à eux, avec la vieille taverne trônant en son centre. Autour d’elle, des arbres, une forêt désolée.
— Allez, descends, princesse, sourit-il en direction d’Andras.
Iker ne releva plus ses plaisanteries douteuses et se contenta de le suivre. Ils s’avancèrent directement vers l’auberge, probablement le lieu de toutes les rencontres. Si quelqu’un savait quelque chose, ce serait au comptoir, avec une bonne bière, qu’ils le découvriraient.
PIROS - CABINE DE LILAS
La princesse se tenait droite au centre de sa chambre, une posture figée qui trahissait l’angoisse sous-jacente. Jusqu’à présent seule, Saranthia l’avait maintenant rejointe. Lilas, quant à elle, se revoyait encore dans la confrontation qui les avait déchirées un jour plus tôt. Ses pensées l'assaillaient, ses entrailles étaient nouées dans un tourbillon confus qu’elle n’arrivait pas à défaire. Ses yeux fixaient le sol, puis se tournèrent vers sa cousine, qui l’observait avec une intensité qui la dérangeait, comme si elle était un oiseau pris au piège dans son propre œuf.
— Lilas, bon sang… Va lui parler.
Lilas hocha la tête avec une détermination lasse et une moue colérique, mais rien n'y faisait.
— Elle ne veut pas me parler, tu aurais dû voir la violence avec laquelle elle m’a repoussée.
Saranthia haussait les sourcils avant de s’affaler sur le lit, un sourire à peine perceptible aux lèvres.
— Il faut dire que tu t’es bien moquée d’elle…
Lilas lui adressa un regard noir, sa mâchoire serrée, avant de s’avancer d’un pas lourd, bien décidée à lui tenir tête.
— Ce n’est pas aussi simple ! Je ne savais pas qu’il se passerait quelque chose entre elle et moi. C’est arrivé comme ça, tout d’un coup, sans crier gare. Ça m’a prise de court. Je ne l’ai pas cherchée, c’était… naturel. Je n’avais plus les noces en tête, tu entends ? D'ailleurs, cela n'a jamais été vraiment le cas, et tu le sais très bien, Saranthia !
Sa cousine se releva lentement, avec une nonchalance presque désinvolte, comme si leur petite histoire ne la concernait en rien.
— Tu veux dire que tu as oublié, au moment où tu as probablement fourré ta langue dans sa bouche, que ton futur roi t’attendait sur ta planète ?
Les mots de Saranthia, aussi familiers que brutaux, figèrent Lilas dans la stupeur. Ce n'était pas dans ses habitudes d’être aussi directe, et encore moins aussi offensante. Saranthia avait toujours été franche, mais jamais d’une telle manière. Sa surprise était telle que Lilas peinait à lui répondre avec assurance.
— Je… Ce n’est pas ça. Tu le sais très bien.
— Alors c’est quoi ? Arrête avec tes détours royaux, Lilas. Explique-moi. J’en ai marre des messes basses et des bruits de couloir, asséna-t-elle sèchement. Tu sais que je n’ai jamais aimé ton promis. Donne-moi juste une bonne raison de confirmer mon ressenti.
Lilas ferma les yeux en soufflant, consciente qu'elle se rendait dans un terrain où ses explications risquaient de ne pas convaincre la Régente.
— Tu sais comment ça se passe les noces, n'est-ce pas ?
Saranthia lui répondit par un simple non accompagné d'un haussement d'épaule. Lilas prit place sur son lit, s'apprêtant à se lancer dans son récit, cherchant un peu de confort avant de commencer.
— C’est un peu comme un appel au plus offrant, enfin, c’est l’idée que je m’en suis faite quand j’ai vu mon père s’en occuper. Zorth venait régulièrement lui soumettre des candidatures, mais jamais elles ne me parvenaient. Je ne comprenais pas vraiment la manœuvre, après tout, c’était moi qui allais passer ma vie avec ce partenaire. J’en voulais à mon père et à ces procédures d’un autre temps.
Saranthia laissa échapper un ricanement, sans doute en se disant que son départ pour Sarga avait été une bénédiction. Une chance de se soustraire à toutes ces traditions archaïques. Elle remua la tête, agacée par tout ce passé à la cour, puis s’installa près de Lilas.
— Un casting haut de gamme, je suppose, lança Saranthia avec un sourire en coin.
— Oui, répondit Lilas en soupirant. Il s’agissait bien entendu que de têtes couronnées pour la plupart. Lorsque j’en ai parlé à mon père, au cours d’une énième discorde, il m’a laissée jeter un coup d’œil à toutes les missives en grognant son désaccord.
— Il ne pouvait rien te refuser, s'amusa Saranthia d'un air complice. Et alors ? C’est là que tu as jeté ton dévolu sur cet idiot d’Andras ?
— Saranth… Ne parle pas de lui comme ça, reprocha Lilas. Ce n’est pas un idiot. Il a toujours été respectueux. Et non, je n’ai jamais jeté mon dévolu sur lui. J’avais déjà des vues sur quelqu’un d’autre.
— La petite comtesse de Merho ? taquina Saranthia, lui donnant un léger coup d’épaule.
Les deux éclatèrent de rire, un rire complice qui allégea instantanément l’atmosphère, comme si une connexion oubliée venait enfin de se rétablir.
— Oui… Enfin bref. Tout ça pour dire que je ne me suis jamais vraiment projetée dans ces noces. Pendant longtemps, c’était un sujet qui revenait, sans que la procédure ne démarre réellement. Tout s’est accéléré l’année dernière, quand Andras a pris la peine de venir sur Zoldello. Mon père l’a rencontré et l’a trouvé digne de confiance.
— Ton père n’a jamais été très doué pour jauger les gens, plaisanta Saranthia avec une pointe de malice dans la voix.
— Tu te trompes, mon père n’a jamais été aussi méfiant qu’après la mort de ma mère, rétorqua Lilas. En tout cas, après ça, il a tout fait pour me convaincre de le choisir.
— Tu as passé du temps avec lui, au moins ?
— Quelques fois, oui. C’est un type gentil, respectueux et très… traditionnel. Tout ce qu’aimait mon père, soupira Lilas.
Saranthia comprit alors que sa cousine n’avait probablement pas eu la possibilité d’aller à contre-courant, prisonnière des traditions de Zoldello. Après tout, son oncle et sa tante, ses propres parents, et tous les autres couples royaux de leur planète s’étaient toujours unis ainsi. Que pouvait-elle faire d’autre, sinon accepter son destin ?
Saranthia s’adoucit en observant Lilas, qui tentait de se convaincre qu’elle n’aurait pas pu agir autrement. Elle savait combien ces traditions, ancrées depuis des siècles, résistaient au changement sur tant de planètes. Partout, les sociétés étaient divisées : d’un côté, les anciens, fermement attachés à un passé immuable ; de l’autre, une jeunesse qui aspirait à briser cet ordre figé. Cette génération montante reprochait parfois à leurs aînés d’avoir laissé le monde sombrer, jusqu’à provoquer les éclipses.
À l’image des galaxies qui peuplaient l’univers, certaines civilisations brillaient par leurs avancées, tandis que d’autres restaient figées dans des coutumes presque archaïques. Entre ces extrêmes, certaines oscillaient entre tradition et modernité, témoins de leur propre hésitation. Trouver sa place dans ce chaos était d’autant plus difficile quand on portait le poids du pouvoir et des responsabilités. Faut-il préserver l’héritage des anciens, maintenir l’ordre établi, ou avoir le courage de tout remettre en question pour bâtir un avenir différent ?
Mais maintenant que la Régente et la princesse comprenaient la véritable raison de ces fiançailles arrangées, elles en déduisaient qu’Andras Iker était sans doute lui aussi un Sang-Rouge. La préservation de ces lignées, bâties et protégées dans le plus grand secret, semblait être et avoir été la priorité absolue des défenseurs de la prophétie de l’équilibre. Saranthia n’hésita pourtant pas à remettre en question la sincérité de sa cousine, en posant une question essentielle.
— Mais pourquoi ne pas l’avoir dit à Kybop ?
Lilas ferma les yeux, envahie par la culpabilité d’avoir mal évalué la situation qui se dessinait entre elles. Elle avait l’impression de l’avoir trahie, bien qu’elle n’ait jamais eu l’intention de la blesser, au contraire.
— Lorsque je l’ai rencontrée, mon père était encore en vie, les noces étaient prévues… Même si j’ai rapidement ressenti quelque chose pour elle, j’ai tenté de ne pas céder à la tentation d’établir quelque chose de plus intime entre nous. Puis la situation changea, souffla Lilas, sa voix se faisant plus faible. Mon père mourut et la mission prit une tout autre tournure. Je ne pensai plus à mes obligations envers Zoldello, comme si un voile s’était posé sur mes responsabilités de future souveraine. Je me plongeai corps et âme dans mon nouveau rôle. Celui d’être membre de cet équipage, en route pour quelque chose de bien plus grand que le bien-être d’une seule planète, au milieu de l’univers. Les noces devinrent un lointain souvenir, Andras et notre union, qui n’avaient jamais été au cœur de mes désirs, s’effacèrent au fur et à mesure que nous avancions à travers l’espace. Notre relation, entre Kybop et moi, devint plus profonde, et toi, tu pris les rênes du palais d’Ultya. J’eus alors un sentiment de liberté, comme jamais auparavant. Libérée de toutes obligations royales. Mon père n’étant plus là, c’était comme si les règles avaient changé, comme si les cartes venaient d’être redistribuées…
— Comme si tu n'avais plus à honorer ton union avec Andras Iker ? demanda sa cousine, une pointe de curiosité dans la voix.
— Exactement. Comme s’il faisait simplement partie d’une vie qui n’était plus la mienne.
Saranthia marqua une pause, pesant ses mots avant de reprendre, plus directe cette fois :
— Tu aurais simplement pu le lui dire, non ?
Lilas ferma les yeux un instant, comme pour chercher la bonne façon de répondre. Quand elle reprit la parole, sa voix était plus douce, plus hésitante.
— Je craignais qu’elle ne se dise que je la voyais simplement comme une distraction, un plaisir passager avant mon retour à Zoldello. Kybop… Elle n’a pas une haute opinion d’elle-même, tu sais. Elle se méfie des couronnées comme du poison. Et si elle avait compris cela, elle aurait mis de la distance entre nous, et je ne l’aurais pas empêchée. Je ne pouvais pas supporter qu’elle pense que j’étais comme les autres.
Elle s’arrêta un instant, la gorge serrée, puis ajouta, plus bas, comme une confession :
— Je craignais qu’elle ne m’échappe, tout simplement. Et c’est pour ça que j’ai omis de lui dire la vérité… Toute la vérité. Ai-je été égoïste ? sonda Lilas, le regard suppliant.
Saranthia lui sourit avec bienveillance.
— Je suis mal placée pour te juger, Lilas. Ni pour te dire si tu as bien agi ou non. Mais je te connais assez pour savoir que ton intention n’a jamais été de lui faire du mal, et pour moi, c’est suffisant.
La Régente prit la main de sa cousine, un geste simple mais plein de soutien dans la crise qu’elle traversait. Elle, qui n’avait jamais vraiment compris ses propres émotions amoureuses, peinait à trouver les mots justes.
— Laisse-la redescendre. Kybop est quelqu’un de très impulsif, si tu y retournes trop précipitamment, tu risques de te heurter à un mur de pierre.
— Je sais, soupira Lilas, une larme coulant sur sa joue.
Elle laissa sa tête tomber sur les cuisses de sa cousine, qui s’empressa de caresser ses cheveux avec tendresse. La fatigue et l’émotion l’envahirent, la portant presque dans le sommeil. La pièce fut plongée dans le silence, à l’exception du souffle apaisé de Lilas, dont le corps fatigué trouva enfin un semblant de paix. Saranthia resta là, veillant sur elle, le regard perdu dans le vide. Il n’y avait pas de réponses simples, seulement des choix à faire, et l’ombre des éclipses continuait de planer sur leur destin. Mais ce soir-là, elles se permirent de simplement exister ensemble, sans jugements.
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