EBREDES *** II ***
PIROS - SALLE PRINCIPALE
La sonnerie et l’appel de Zorth avaient retenti dans tout le vaisseau, perçant le silence qui y régnait depuis plusieurs jours.
Une fois dans la salle, Kybop remarqua que les groupes habituels s’étaient reformés. Accoudée au bar et à la cuisine d’appoint, la famille aux cheveux roses attendait, échangeant calmement entre eux. Slikof se tenait au côté de son partenaire de toujours, Kylburt. Elle s’étonna un instant de ne pas voir Binny avec leur maître espion. Mais passons : il semblait qu’ils avaient pris leurs distances ces derniers temps. Allez savoir pourquoi.
Houda était adossée au mur, à côté de Brizbi. La scientifique affichait une mine blasée, les bras fermement croisés, tandis que la dangereuse blonde paraissait détachée de tout ce qui l’entourait. Ses bras pendaient nonchalamment le long de son corps, et l’un de ses pieds reposait contre le métal froid de la cloison.
Le couple princier se tenait près de Zorth, droit et fier. Ils avaient meilleure mine que lors de leur première rencontre sur Golton II. Et malgré les lumières froides, impitoyables, qui ternissaient le teint de chacun, eux continuaient de briller par leur présence.
Saranthia et Lilas restaient à l’écart, telles deux sœurs solidaires, partageant silencieusement leurs discordes intérieures. Kybop ne dirait pas qu’elles étaient prostrées, mais elles maintenaient une distance prudente, évitant toute interaction. Fuyant leurs propres démons, pourtant bien présents dans la pièce.
L’ancienne mineuse serra la mâchoire en repensant à l’affront que Lilas lui avait fait subir. Il lui était encore difficile de réaliser à quel point elle s’était laissé duper. Une colère sourde grondait en elle.
Secouant la tête pour chasser ces pensées, elle rejoignit son frère à la table ronde qui trônait au centre de la pièce. Sylice se tenait à ses côtés, lui tenant ouvertement la main.
Zorth balaya rapidement la salle du regard, s’assurant que personne ne manquait à l’appel. C’est alors que Milo et le capitaine Dogast firent leur entrée, adressant un salut sobre à l’assemblée. Les deux hommes avancèrent sans un mot de plus et s’installèrent sur l’un des canapés, non loin de leur table.
Le conseiller se racla la gorge avant de prendre la parole :
— Bien. Merci à tous d’être présents. Aujourd’hui, je vais vous faire une annonce qui, je le précise d’emblée, n’appelle ni questions, ni débats, ni contestations. Je vous demande humblement de m’accorder votre confiance.
Kybop fronça les sourcils. Ce n’était guère dans ses habitudes d’adopter un ton aussi autoritaire, même s’il le faisait de manière indirecte. Son timbre était légèrement sec, presque teinté d’une froideur passive-agressive. Intriguée, elle tendit l’oreille, curieuse de découvrir la teneur de cette annonce.
— Nous allons marquer une escale avant notre arrivée sur Kapu, annonça-t-il sans daigner lever les yeux pour croiser leurs regards. Une halte capitale doit être effectuée sur la planète Ébrédes.
À ces mots, des murmures parcoururent la salle. L’incompréhension se lisait sur de nombreux visages. Changer leurs plans en dernière minute n’était pas une nouveauté, mais si près de leur objectif, cela frisait l’absurde. Et l’absurde n’était pas un qualificatif que l’on associait habituellement à leur bon vieux Zorth.
Celui-ci, visiblement conscient de l’agitation naissante, prit une profonde inspiration avant de reprendre, d’une voix plus posée, mais empreinte d’une gravité inhabituelle :
— Cette décision, sachez-le, m’incombe entièrement, confia-t-il. Elle résulte d’une requête émanant de la confrérie, et il m’a semblé impératif d’y répondre favorablement.
La confrérie… Cela faisait si longtemps qu’il n’en avait pas fait mention. Kybop trouvait presque étrange qu’un appel de leur part survienne précisément à cet instant, juste avant leur arrivée sur Kapu.
Cherchant des réponses qu’elle ne trouvait pas, elle posa son regard sur la table. Ses pensées s’égaraient, jusqu’à ce que Fyguie, d’un geste délicat, lui attrape le poignet pour attirer son attention.
— Ça va, toi ? murmura-t-il avec une douceur inhabituelle.
Elle opina du chef, un sourire complice sur les lèvres. Il le lui rendit brièvement, l’air satisfait, avant de tourner à nouveau la tête vers le gudjanien.
L’atmosphère dans la salle restait pesante. Personne n’osait vraiment prendre la parole, intimidé par les injonctions clairement énoncées. Zorth ne s’attendait pas à ce qu’ils remettent en question sa décision. Il exigeait seulement qu’ils l’acceptent comme une vérité absolue, une certitude inéluctable, quelque chose qui devait arriver.
Dogast, fidèle à lui-même, s’empara du silence pour jeter un pavé dans la mare. Il se redressa soudainement et déclara avec un enthousiasme théâtral :
— Bien ! J’espère que tout le monde est prêt à prendre l’air. Nous arrivons sur Ébrédes dans…
Il jeta un coup d’œil à sa montre, un sourire narquois étirant ses lèvres.
— Vingt… dix-neuf… dix-huit…
Quelques yeux roulèrent dans la pièce, exprimant une lassitude à peine dissimulée. Cette plaisanterie redondante semblait être un de ses classiques, au point de n’arracher que des soupirs exaspérés. Slikof et Kylburt, eux, choisirent de quitter la salle sans un mot, laissant le décompte idiot du capitaine résonner dans leur dos.
À l’opposé, Dozik et Katany, morts de rire, ne se privèrent pas de savourer le spectacle des visages agacés qui les entouraient. L’humour répétitif de Dogast semblait trouver en eux un public conquis.
Pendant ce temps, les plus raisonnables désertèrent la pièce, ne laissant derrière eux que Zorth et Kybop. Dogast termina son décompte, triomphant, avant de remarquer avec une pointe de satisfaction que son auditoire s’était réduit à presque rien.
Il les salua rapidement, d’un geste vague de la main, avant de quitter enfin la salle principale. Son départ laissa Zorth debout, figé, l’air hagard. Sa posture, pourtant droite, trahissait une certaine usure, peut-être même une hésitation mal dissimulée.
Quant à Kybop, elle resta là, assise à la table, l’observant avec une curiosité qu’elle ne chercha pas à réprimer.
Quelles pensées pouvaient bien agiter cet homme d’ordinaire si sûr de lui ?
EBREDES
Cinq minutes suffirent à tout le monde pour se préparer à cette descente vers cette planète inconnue. À vrai dire, Kybop avait l'impression de ne pas être la seule à ressentir le besoin de prendre l'air. Respirer enfin de l'oxygène, ou tout autre gaz respirable, qui ne provienne pas des systèmes confinés du Piros.
Lorsque le pont s'ouvrit sur l'horizon offert par Ebredes, une sensation étrange la traversa. La température était douce, un petit vent s'engouffra dans ses cheveux et caressa son visage avec délicatesse. Pourtant, son regard fut immédiatement attiré par une anomalie au loin : un mur.
Ce n'était pas un mur ordinaire, comme ceux d'un bâtiment ou d'une quelconque construction. C'était une barrière titanesque, s'étendant à perte de vue, marquant une séparation nette. Sa hauteur dépassait l'entendement, si bien qu'elle était incapable d'imaginer ce qu'il cachait de l'autre côté.
Elle fronça les sourcils, troublée par cette bizarrerie, lorsqu'un homme s'avança vers eux, prêt à les interpeller.
— Bienvenue à vous ! lança-t-il d'une voix étrangement aiguë.
Zorth s'approcha et tendit une main ferme, qu'il accompagna d'une légère inclinaison du buste.
— Soyez remercié pour votre hospitalité. Une telle réception, bien que non escomptée, est tout à fait appréciable, déclara-t-il.
— Merci de nous accueillir, enchaîna Zorth avec une pointe d'incertitude. Je ne savais pas que quelqu'un nous attendrait à l'endroit indiqué dans le message que j'ai reçu.
L'homme, dont la silhouette généreuse et l'air jovial témoignaient d'un goût affirmé pour les plaisirs de la vie, posa une main sur son ventre proéminent avant de laisser échapper un rire sonore et contagieux. Sa chevelure rousse, légèrement ondulée, tombait en mèches épaisses sur ses épaules, mettant en valeur un visage marqué par des joues pleines et un nez rondouillard. Un chapeau panama d'un rouge bordeaux profond, orné d'une plume noire élégamment fixée sur le côté, complétait son allure singulière.
Son costume trois-pièces, impeccablement taillé dans une étoffe assortie à son couvre-chef, transpirait une certaine opulence. Les boutons dorés de sa veste, tendus par sa carrure généreuse, semblaient prêts à céder à tout instant, mais cela n'altérait en rien son élégance naturelle.
— Oh, sachez que votre arrivée était espérée avec la plus grande impatience ! Madame souhaite s'entretenir avec vous, mais... ce n'est pas là une rencontre ordinaire.
Il ponctua sa phrase en frictionnant sa moustache d'un geste distrait, avant de désigner l'horizon d'un ample mouvement de la main.
— Ce que je peux vous assurer, toutefois, c'est qu'elle se trouve quelque part sur cette planète.
Zorth plissa légèrement les yeux, intrigué.
— Pardonnez mon impertinence, mais pourriez-vous éclairer ma lanterne ? Qui est donc cette « Madame » ? Et, plus encore, comment pourrions-nous espérer nous entretenir avec elle ?
Sa voix, bien que posée, trahissait une curiosité teintée d'appréhension. L'homme, qui ne s'était toujours pas présenté, tendit une missive à Zorth, lequel s'en empara sans tarder.
— Elle m'a dit de vous remettre ceci, déclara-t-il avec un sourire énigmatique.
Zorth, désormais en possession de la lettre, la tint fermement entre ses mains, prête à remercier l'inconnu. Mais lorsqu'elle releva le menton, il s'était déjà éloigné. Sa silhouette s'effaçait au loin tandis qu'il chantonnait gaiement, visiblement indifférent au mystère qu'il laissait derrière lui.
Tout le monde était resté à l'écart de Zorth pendant son entrevue avec cet étrange individu. Beaucoup parmi eux observaient les environs, l'air perplexe, jaugeant ce nouveau monde qui s'offrait à eux.
Pour sa part, hormis ce mur imposant et mystérieux, le paysage plaisait à Kybop. Le relief était marqué, tout était verdoyant et couvert d'arbres. La température était douce, l'air frais et agréable, et de nombreux petits villages, éparpillés sur les collines, laissaient deviner une vie prolifique et paisible.
Contrairement à Zoldello, l'atmosphère ici n'avait rien de médiéval. Les bâtiments, bien qu'en pierre, affichaient une architecture étonnamment moderne. Jongler avec les subtilités royales n'avait jamais été son point fort. Ici, elle reconnaissait un monde davantage en phase avec la personne qu'elle était.
Elle n'avait aucune idée de ce qu’ils ne faisaient ici ni de ce qui allait se passer, mais, pour la première fois depuis le début de tout ce bordel, elle avait un bon pressentiment.
Kybop inspira profondément, laissant l'air pur et vivifiant emplir ses poumons, avant de s'approcher de Zorth pour en apprendre davantage. Il était plongé dans la lecture du document que l'homme à la chevelure rousse lui avait remis.
— Alors ? Encore un mystère, Zorth ? déclara-t-elle avec une pointe d'ironie.
Il releva les yeux et lui adressa un sourire mesuré.
— Mademoiselle Flokart, je ne puis qu'acquiescer. Votre intuition semble, hélas, une fois encore fondée.
Il relut à plusieurs reprises le petit papier qu'il tenait nerveusement entre ses mains, son front légèrement plissé sous l'effet de la réflexion. C'est alors que Lilas et Saranthia s'approchèrent à leur tour.
Sentant la fragrance enivrante de Lilas se rapprocher, Kybop recula spontanément, évitant de se retrouver trop près d'elle. Son geste ne passa pas inaperçu. Dans les yeux de Lilas, elle ne discerna ni colère ni reproche, mais une tristesse douce et voilée qui lui serra le cœur l'espace d'un instant.
— Zorth. Que dit ce message ? intervint la Régente d'un ton déterminé.
Zorth releva le menton, hésita un instant, puis répondit avec gravité :
— Eh bien, Majesté, il s'agit d'un lieu de rendez-vous.
Après un court silence, il déplia soigneusement la missive et lut le message à voix haute :
— « 138, Rue du Commerce, Ebredes – Côté Lumière. »
— C'est tout ? souffla Lilas.
Zorth inclina légèrement la tête, désolé.
— Je crains, ma chère enfant, que ce ne soit là toute l'information que nous ayons. Nous n'avons d'autre choix que de nous rendre à cet endroit, en espérant y trouver des réponses...
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