COTE LUMIERE *** I ***
EBREDES - PIROS - SALLE PRINCIPALE
Après avoir rencontré l’étrange inconnue qui avait fourni à Zorth une adresse griffonnée sur un vulgaire bout de papier, ils étaient remontés à bord du vaisseau pour faire le point. Et le moins que l’on puisse dire, c’était que l’ambiance était loin d’être au beau fixe. Pour la première fois, Kybop ressentait un véritable agacement flotter dans l’air. Slikoff n’arrêtait pas de se mordiller l’intérieur des joues, son visage était fermé, et son regard oscillait sans cesse entre Zorth et l’objet qu’il tenait dans ses mains.
La Régente, tout comme le maître espion, ne se montrait pas sous son meilleur jour. Depuis le retour de ses parents parmi les vivants, elle semblait avoir perdu une part d’elle-même. Moins douce, plus incisive, elle ne laissait plus rien passer et exprimait son mécontentement sans retenue. La jumelle avait l’impression que l’implication de Saranthia n’était plus la même : sa détermination d’autrefois avait laissé place à une colère presque enfantine dont elle ne parvenait pas à se libérer.
Tout le monde avait remarqué qu’elle ne portait plus ses vêtements royaux. Comme si son rôle ne lui convenait plus, qu’il ne lui collait plus à la peau. Désormais, elle arborait un ensemble sobre : une combinaison noire, élégamment brodée sur les épaules de fleurs de Zoldello, un motif récurrent dans leurs habits traditionnels. Elle avait même abandonné sa couronne, comme si ce simple morceau de métal n’avait plus d’utilité à ses yeux. Sa cousine, toujours à ses côtés, l’avait bien remarqué. Elle l’observait avec une attention presque maternelle. Parfois, Lilas lui lançait des regards troublés, comme si elle craignait de la voir vaciller à la moindre intervention de Zorth ou de quiconque oserait aborder la mission ou cette fichue bague que portait sa mère à la main.
Milo, tout comme Lilas, était une véritable éponge émotionnelle. Kybop avait l’impression que cet idiot de flic avait un faible pour la tête couronnée. Depuis sa mission sur Zoldello, il lui semblait transformé. Il était d’une attention constante, défendait ses intérêts envers et contre tous, et portait tous les symptômes d’un jeune homme épris…
Comment lui en vouloir ?
Saranthia, à l’image de Lilas, était une jeune femme d’une beauté saisissante, dotée d’une prestance capable de faire pâlir plus d’un. Mais Kybop n’était pas certaine que cela le mènerait quelque part. Cette vision la mettait en colère, et elle savait très bien pourquoi. Le parallèle était si évident. Elle se projetait dans les yeux de l’officier. Elle se revoyait, elle aussi, regarder Lilas avec cette même lueur, avant qu’elle ne lui plante un poignard dans le dos. La seule chose qu’elle avait envie de faire, c’était de le mettre en garde, mais elle n’était pas ici pour raisonner les sentiments défaillants d’un employé de police. Après tout, il était assez grand...
Zorth était plus anxieux que jamais. Il n’arrêtait pas de frictionner le papier entre ses doigts, son regard rivé dessus. Il n’était pas du genre à douter habituellement. Le conseiller avait toujours su puiser dans son assurance sans faille pour tenir son rôle, mais aujourd’hui, cette confiance lui faisait cruellement défaut. Lorsqu’il releva le menton, ce fut pour enfin prendre la parole.
— Je perçois ici quelques réticences, à peine dissimulées, concernant notre arrivée sur Ebrédes, et je vous en sais gré, assura-t-il d'un ton empreint d'une compassion mesurée. Mais soyez assurés, mes amis, que nous découvrirons, en ce lieu, une raison toute valable de ce détour impromptu.
Slikof souffla du nez en détournant la tête, visiblement agacé. Kylburt lui adressa une tape amicale avec le dos de la main, comme un ami cherchant à apaiser la colère d’un partenaire un peu trop expressif. Cependant, cela ne l’empêcha pas de prendre la parole sur un ton sec et glacial :
— Il y a intérêt, Zorth. Je trouve cette escale risquée, elle nous freine dans notre élan vers notre objectif final.
— Je comprends vos inquiétudes, mon cher Slikof. Cependant, depuis le commencement, je n’ai fait qu’obéir aux ordres du roi, me consacrant entièrement à la mission Minden. Il me semble crucial de prendre au sérieux toute intervention de la confrérie, celle-là même à laquelle appartenait le roi Gotbryde. Il va de soi que je les considère comme des donneurs d’ordres indirects, issus de cette alliance qui nous lie à lui.
Le ton de Zorth se fit ferme, empreint de conviction, comme s'il était lui-même persuadé de la justesse de sa décision. Cela eut l’effet d’apaiser les ardeurs de Slikof, qui se contenta d’un simple hochement de tête en réponse. Le gudjanien lança un regard succinct à Kybop, et elle saisit qu'il attendait, de manière étrange, son approbation pour poursuivre. Cet intérêt pour son avis la surprit, mais l’émut également. Depuis leur première rencontre, il ne l’avait jamais trahi, ni écartée de quelconques prises de décision. Il était clair qu’il l’estimait, et cette reconnaissance lui apporta une satisfaction profonde. Le voyant chercher désespérément le soutien dont il avait besoin, elle lui adressa un léger sourire, accompagné d'un hochement de tête affirmatif.
— Permettez-moi de vous soumettre un plan succinct, reprit Zorth d’un ton plus ferme. Je me rendrai à l’adresse inscrite sur ce misérable morceau de papier, dit-il en le brandissant entre son index et son majeur. Quant à vous, je vous suggère de profiter de cette escale pour alléger vos pensées. Cela serait fort salutaire pour bon nombre d’entre vous.
Zorth percevait que l'équipage montrait des signes de faiblesse. Ils traversaient des jours sombres, tous emportés par leurs démons personnels. Chacun luttait contre les fantômes d'hier, les incertitudes d'aujourd'hui et les dangers de demain. Il leur était impossible de faire le tri, et cette confusion ravivait les faiblesses, les incertitudes qu’ils croyaient maîtriser, mais qui refaisaient surface, plus menaçantes encore.
— Seul ? interrogea Lilas, inquiète.
— La confrérie ne constitue en rien une menace, rétorqua Zorth avec assurance. Je suis convaincu que ma seule présence suffira à obtenir les informations nécessaires.
D'un simple regard, Kybop constata rapidement que d'autres émettaient des doutes quant à la pertinence de s'y rendre seul. Kylburt, avec une tentative de prudence, intervint, cherchant à ne pas froisser Zorth.
— Je ne remets nullement en question le fait que la Confrérie ne représente pas une menace, mais nous avons déjà été confrontés à bien des coups tordus. Il ne serait pas très prudent de vous y rendre seul. Peut-être qu'un de nous pourrait vous accompagner discrètement, afin de garantir votre sécurité, suggéra-t-il.
Kylburt en balaya du regard les membres présents, à la recherche de celui qui pourrait remplir cette mission. C’est tout naturellement que le Fantôme d’Ultya fit un pas en avant.
Qui d'autre, en effet, que lui, l'ombre du roi, le maître du Nid, pourrait accomplir une telle tâche ?
Lui qui passait sa vie dans les recoins, se fondait dans l'ombre pour échapper aux regards, celui qui se dissolvait dans la foule pour tendre l'oreille, et dont la lame, acérée, tranchait la gorge avant même qu’on ait eu le temps de réagir. Slikof, qui n’avait plus véritablement brillé depuis l'attaque du Piros, semblait ici chercher à redorer son égo avec cette mission, parfaitement taillée sur mesure.
Zorth laissa échapper un souffle, accompagné d'un sourire, comme une tendre capitulation. Il savait qu'il pourrait refuser, mais il était également conscient que l'idée avait déjà pris racine dans l'esprit de Slikof, et qu’il le suivrait, peu importe la décision. Autant l’accepter d’un geste amical de la tête, évitant ainsi de froisser cette âme d’espion en sommeil depuis sa blessure.
À travers ces échanges non verbaux, compris de tous, le conseiller royal conclut qu’il était temps pour lui de se rendre au point de rendez-vous, les laissant libres de leurs mouvements. Une étrange sensation s'empara alors de Kybop, presque oubliée.
Mais l’avait-elle réellement connue un jour, cette liberté ?
Avant cette mission, son existence se résumait à un travail éreintant dans les profondeurs de la mine d’Eltanin, ponctué par des réveils harassants et des horaires écrasants. Et voilà qu’on lui proposait de « vaquer à ses occupations ».
Mais quelles étaient-elles vraiment ?
Le souvenir de Nabhi, cette ville sur Adhara, lui revint en mémoire. Une planète si accueillante, luxuriante, baignée de couleurs éclatantes. Elle revit son bord de mer, cette brise salée caressant son visage, ce soleil rasant au crépuscule.
En réfléchissant à ses voyages, elle réalisa que ce sont les paysages qui l’avaient le plus marquée. La nature, ses bienfaits, cet air pur qui emplissait ses poumons abîmés par les vapeurs toxiques de la mine. C’était cela qui la régénérait, qui lui faisait véritablement du bien. Et c’était précisément ce qu’elle allait faire.
Après tout, n’est-ce pas ce qu’on dit ? S’aérer l’esprit, pensa-t-elle.
L’oxygénation du sang, ce remède naturel à un esprit embrouillé par ses pensées tumultueuses. Respirer profondément, se recentrer, et laisser l’air bienfaisant remettre de l’ordre dans ce chaos intérieur. C’est avec cette idée bien ancrée dans son esprit qu’elle se dirigea vers l’extérieur, le pas résolu. Derrière elle, elle entendit Fyguie accourir, ses pas claquant sur le métal du couloir du Piros.
— Attends-moi ! Où vas-tu comme ça ? plaisanta-t-il, un sourire dans la voix.
— Je suis les ordres de notre guide suprême, dit-elle en bombant le torse. Je vais prendre l’air !
Fyguie éclata de son rire enfantin, avant de poser une main légère sur son épaule. Un geste suffisant pour lui indiquer qu’il n’avait aucune intention de la laisser partir seule.
EBREDES - 138 RUE DU COMMERCE - CÔTE LUMIÈRE
Après une marche agréable à travers une ville dont il avait déjà oublié le nom, Zorth atteignit enfin sa destination. Le papier froissé dans sa main sembla peser un peu plus lourd lorsqu’il y jeta un coup d’œil hésitant, avant de lever les yeux vers la pancarte indiquant le nom de la rue. C’était bien ici. Il ne lui restait plus qu’à trouver le numéro cent trente-huit. Jetant un œil derrière lui, il repéra le numéro trois et entreprit de remonter la rue, inspectant chaque entrée avec attention. D’un pas mesuré, presque hachuré, il s’arrêta devant chaque devanture de cette ruelle bordée d’échoppes et de petites boutiques. Il ne put s’empêcher de penser que cette rue portait décidément bien son nom.
Il s’attarda un instant devant une boutique de vêtements qui, pour certains, aurait pu sembler désuète, mais qui, à ses yeux, révélait une beauté incroyable. Son regard s’égara sur un costume doré aux broderies florales délicates, lorsque le reflet dans la vitrine lui révéla une silhouette aux cheveux bleutés. Un sourire amusé étira ses lèvres : il devina sans peine qu’il s’agissait de Slikof, toujours sur ses talons. Cette vision, presque en filigrane, agit comme un rappel à l’ordre : celui de ne pas perdre de vue son objectif. Le conseiller du roi s’étira la nuque, alourdi par la pression constante qui pesait sur ses épaules, avant de reprendre son chemin d’un pas plus décidé.
Les numéros défilèrent sous ses yeux jusqu’à ce qu’il aperçoive enfin le tant attendu : le cent trente-huit. Étrangement, ce n’était pas une boutique comme les autres, mais une modeste entrée d’immeuble. Une porte en bois bleu, écaillée par endroits, témoignait d’un flagrant manque d’entretien, contrastant avec l’élégance du reste de la rue. Elle semblait appartenir à un autre temps, comme si personne ne l’avait franchie depuis des décennies.
Sur le côté droit, un tableau de sonnettes attira son attention. Parmi les huit emplacements, plusieurs étaient anonymes, simplement laissés vides. Seules trois affichaient une inscription. L’une indiquait : M. DAGAN. Une autre, à moitié effacée, semblait mentionner M. et Mme TU..., sans que la suite ne soit lisible. La dernière, tout en haut de la colonne droite, fit tressaillir Zorth. Elle arborait un nom étrangement familier : Mme IKER.
Le conseiller s'approcha de la sonnette, l’index suspendu au-dessus du bouton doré, un léger doute dans son geste. Avant de l’actionner, il se tourna brièvement en arrière, cherchant Slikof du regard, mais il ne le vit pas. Un sourire en coin se dessina sur ses lèvres, se demandant finalement si ce n’était pas exactement ce qu’on attendait de lui. Il laissa échapper un petit rire étouffé à cette pensée, puis appuya sur la sonnette.
Un bruit étouffé retentit dans l'ancien interphone, signe que quelqu'un avait décroché, mais aucune réponse ne suivit. Pourtant, la porte s’ouvrit finalement, permettant à Zorth de pénétrer dans l'immeuble à la porte bleue. Ce qu’il fit sans attendre.
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