COTE LUMIERE *** II ***

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EBREDES - VILLE DE KERESKEDO

Kybop ne savait pourquoi, mais depuis ce qu’il s’était passé avec Lilas, l’air du Piros lui était devenu étouffant, irrespirable. Jusqu’alors, elle y trouvait un certain réconfort, presque comme dans sa cellule sur Eltanin, un cocon protégé des agressions extérieures. Mais depuis cette trahison et l'absence pesante de Guitry, elle n’y parvenait plus. Rester dans cette boîte métallique lui était devenu un fardeau ; elle s’y sentait coincée, enfermée, prise dans son propre piège, celui d’avoir rêvé d’un avenir plus glorieux, plus grand, plus heureux. Elle qui s’était faite à l’idée, depuis si longtemps, que sa vie se résumerait sans doute à un travail pénible et répétitif, sans accomplissement notable...

Alors qu’ils marchaient tranquillement à travers cette ville charmante, Fyguie remarqua que son esprit vagabondait. Il la ramena à l'instant présent en glissant son bras autour de son cou, avec une assurance nouvelle.

— À quoi tu penses ? demanda-t-il, faisant éclater ses états d’âme en mille morceaux.

— À Lilas... À Guitry... À un peu tout, en fait. Tout ce qui part en vrille depuis que Zorth est entré dans ma vie, souffla-t-elle en baissant la tête, comme un constat difficile à digérer.

Il la tira un peu plus vers lui dans un mouvement délicat.

— Tu sais, ma vie non plus n'était plus vraiment ce qu'elle était avant que je n'embarque à bord du Piros.

— Peut-être, mais qu'as-tu perdu ?

— Ma vie confortable, mon quotidien rassurant, ma carrière professionnelle, mes proches qui ne savent certainement pas où je me trouve en ce moment, avoua-t-il avec regret. C'est sûr que je n'ai pas perdu mon ou ma meilleure amie et que personne ne m'a encore brisé le cœur. Mais je suis comme toi. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas d'où je viens et encore moins où je vais. Et j'ai laissé derrière moi tout ce que je connaissais et qui me rassurait.

Elle l’écouta et finit par s'adoucir, glissant à son tour son bras autour de sa hanche. Une étreinte fraternelle qui, bien qu’elle ne comblât pas le vide en elle, lui fit se sentir moins seule. Et c'était déjà beaucoup.

Les jumeaux reprirent leur marche, côte à côte, leurs pas en une synchronisation parfaite. C'est alors que les trois têtes roses déboulèrent en courant derrière eux, leur énergie débordante venant briser la quiétude du moment.

Dozik les dépassa en trombe, le souffle court et le visage rougi par l'effort, tandis que Katany le suivait de près, furieuse. Sa voix, haute et tranchante, fendit l'air en une cascade de reproches dont elle ne saisit qu'un mot ici ou là.

Binny, elle, arriva à leur hauteur dans un état tout autre : hilare, pliée en deux, les larmes aux yeux face aux bêtises de ses frère et sœur. Elle semblait être la seule à trouver la situation aussi comique qu'incongrue, et son rire communicatif s'accrochait à leurs oreilles comme une douce mélodie.

Ils s’arrêtèrent un instant, un sourire accroché aux lèvres, la regardant tenter de reprendre son souffle entre deux éclats.

— Vous savez quoi ? lança-t-elle, les yeux pétillants de malice. Ces deux-là me fatiguent !

— Ça se voit, compatit Fyguie.

Les Ristocs avaient abandonné leurs tenues traditionnelles pour des vêtements plus passe-partout. Jean, veste légère et petit T-shirt : rien de plus basique, mais cela suffisait à les faire presque passer pour des gens du coin.

Kybop tourna la tête vers les deux plus jeunes de la fratrie qui revenaient à une allure plus modérée. La chamaillerie semblait terminée, remplacée par un air faussement innocent.

Dozik, toujours prompt à plaisanter, s’arrêta juste à leur hauteur, un sourire en coin.

— Alors, on va boire un coup, ou on continue de bavarder comme des vieux croûtons ?

Sa proposition fit l’unanimité. Les bistrots et brasseries abondaient dans ce charmant centre-ville. Les vitrines, un peu vieillottes mais soigneusement entretenues, laissaient entrevoir des intérieurs décorés avec goût, cosy et réconfortants.

L’odeur de café fraîchement moulu et le tintement des verres qui s’entrechoquaient s’échappaient des portes entrouvertes, invitant à la pause. Ici, il serait facile de trouver un endroit pour s’installer autour d’une boisson chaude ou d’une bonne bière. Sans aller trop loin, elle aperçut Katany qui disparut rapidement à l’intérieur d’une brasserie au parfum alléchant de pâtisserie et de chocolat chaud.

La devanture rouge et dorée arborait fièrement le nom Chez Tomy. Cette appellation, suggérant que le propriétaire voyait son lieu de travail comme sa maison, invitait d’emblée à un moment de convivialité et de partage.

Séduits par cette promesse de chaleur et de réconfort, ils s’y engouffrèrent avec plaisir, impatients de découvrir ce qui les attendait à l’intérieur. Ils prirent place dans un agréable brouhaha, entre éclats de rire et tintements de verres, chacun s'installant sur des banquettes molletonnées ou des chaises en bois usées par le temps.

Sans attendre, une serveuse tout sourire s'approcha d’eux pour prendre leur commande. Et, sans surprise, ils finirent tous par opter pour un chocolat chaud accompagné de quelques parts de gâteaux. Autour d'une conversation d'apparence innocente, les préoccupations concernant la mission refirent rapidement surface. Et ce fut Fyguie qui prit la parole le premier.

— Quelqu'un a eu des nouvelles de Zorth ? dit-il, d'une voix discrète.

Les têtes roses et elle-même échangèrent un regard, et leur mine désolée lui offrit la réponse qu'il avait déjà plus ou moins devinée.

— Il ne faut pas s'inquiéter, Slikof lui colle au train, rassura Binny tout en sirotant son chocolat surmonté de crème fouettée.

— Ouais, Kylburt aussi, répondit difficilement Katany, la bouche à moitié pleine.

— Kylburt ? Zorth n'en a pas parlé, s’étonna Kybop.

La jeune sœur Ristoc s'essuya rapidement le tour de la bouche pour enchaîner.

— Normal, je crois qu'il ne l'a dit à personne. Je l'ai simplement vu suivre Slikof. Il ne voulait probablement pas être mis à l'écart. Et puis, Kylburt n'aurait jamais été du genre à venir boire un petit café avec nous pendant que son ami espion protège le conseiller de la cour.

La sœur Flokart acquiesça. Kylburt était loyal, au-delà de tout. Sa réponse ne l’étonna finalement qu’à moitié.

Une heure plus tard, Kybop reposa sa tasse sur la coupelle. Leurs voix, en bruit de fond, se mêlaient dans un murmure lointain, tandis que son regard s'égara au travers de la vitrine. Une sensation de lassitude l'envahit. Elle avait besoin de sortir, de prendre l'air. Mais pas n’importe où. Lors de l’atterrissage, son regard avait été attiré par ce mur étrange, celui qui semblait diviser la planète en deux. Une curiosité s’était éveillée en elle, et elle avait bien envie d’aller y jeter un coup d’œil.

Elle se leva doucement et expliqua au reste du groupe qu’elle avait besoin de marcher. Dans un mouvement presque instinctif, son frère commença à se lever, mais elle le stoppa d’un geste en posant sa main sur son épaule. Sans un mot de plus, il comprit que cette petite balade improvisée n’incluait pas sa compagnie. Il ne lui en tint pas rigueur et lui sourit avant de se rasseoir, reprenant joyeusement la conversation.

Sa jumelle sortit de l’établissement et se retrouva dans une ruelle bien plus animée qu’à leur arrivée. Les passants allaient et venaient, absorbés par leur quotidien, et, glissant les mains dans ses poches, elle s’engagea en direction de la périphérie de la ville. Personne ne sembla vraiment la remarquer, mais certains croisèrent son regard et la saluèrent d’un signe de tête, comme si elle était l’une des leurs. Cette inclusion implicite la laissa à la fois déconcertée et curieusement apaisée. Ici, le conflit et les rancunes paraissaient à des années-lumière, balayés par une atmosphère paisible qui semblait régner en maître sur ces lieux. Elle repensa à l’ambiance nauséabonde et tendue de la mine où elle avait grandi. Cette cage minérale l’avait toujours tenue loin des rayons du soleil et de la caresse apaisante de l’air libre. Un terrier miteux auquel elle s’était habituée, qu’elle avait fini par trouver presque confortable.

C’était fou, tout de même, comme les êtres vivants avaient cette fâcheuse tendance à s’adapter au pire. Supporter l’insupportable, simplement parce qu’il n’y avait pas d’autre choix. À force, le cerveau finissait par accepter la condition qu’on lui imposait, tordant la réalité jusqu’à la rendre vivable. Maintenant qu’elle avait découvert tous ces ailleurs qui l’entouraient, Kybop réalisait à quel point elle avait été prisonnière de ses propres conditions de vie, celles-là mêmes qu’elle avait fini par embrasser comme si elles faisaient partie intégrante de son être.


EBREDES – FACE AU MUR

Alors que ses réflexions ricochaient encore dans son esprit, elle se retrouva face à ce mur imposant et infranchissable. Elle n’était pas si loin de la ville, pourtant la nature, ici, était d’une verdoyance apaisante. Non loin d’elle, un lac scintillait sous les rayons du soleil, bordé d’arbres aux branches tombantes, leurs feuilles caressant délicatement le sol. Le paysage dégageait une mélancolie sereine, une vraie carte postale.

Elle s’était attendue à trouver des gardes, un poste de surveillance, ou même une quelconque manifestation d’autorité destinée à protéger cet endroit ou à dissuader les curieux. Mais il n’en était rien. Le mur se dressait là, seul, face à elle, sans artifices ni obstacles. Juste cette masse muette et intimidante, comme si sa simple présence suffisait à maintenir quiconque à distance. L’endroit était désert, vidé de toute présence humaine. Seul le vent s’invitait par de légères brises inopinées, soulevant parfois ses mèches noires pour les faire danser devant son visage. Kybop leva la tête, plissant les yeux pour mieux apprécier la hauteur de l’obstacle. Il devait bien faire une trentaine de mètres. Ses blocs colossaux de pierre grisonnante, érigés avec une précision chirurgicale, renvoyaient par endroits de subtils éclats violets.

Une curiosité viscérale montait en elle, une envie pressante de connaître ce qui se cachait de l’autre côté. Ce mur, silencieux et imposant, lui semblait porteur de secrets enfouis. Quelque chose dans ses proportions, dans sa présence incongrue, murmurait à son esprit qu’il ne s’agissait pas seulement d’un rempart physique. Derrière cette façade de planète paisible et idyllique, elle devinait des ombres profondes, des conflits dissimulés.

Elle devait en savoir plus.

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