COTE SOMBRE *** I ***
ZOLDELLO - PALAIS D’ULTYA
Après avoir appris la mort de son frère, Drike s'était muré dans un mutisme inquiétant. Andras l'avait rejoint dans le véhicule, se contentant de le raccompagner jusqu'au Palais sans prononcer le moindre mot. Déjà terrifié avant même que Drike ne soit au courant du triste sort de Bogz, Sir Iker avait préféré rester silencieux, par instinct de survie.
Une fois arrivé au palais, Andras reprit enfin son souffle, retrouvant un semblant de sécurité auprès de sa garde personnelle. Pendant son absence, le conseil mis en place par la Régente et Zorth Kydine s'était réuni pour discuter des conflits qui persistaient encore sur Zoldello. Il ne s'agissait, pour la plupart, que de querelles liées à la propriété de terres agricoles, de paysans endettés n'arrivant plus à payer leurs taxes, ou encore de quelques affaires de rixes intestines qui se multipliaient au sein du royaume.
Tout cela n'était que la partie visible d'un iceberg monumental. Les dirigeants des territoires alentour assistaient, impuissants, à cette montée de violence que personne ne parvenait à endiguer. Pas même les oiseaux de nuit.
Depuis la dernière éclipse, la nourriture était devenue plus rare. La terre, surexploitée, avait été vidée de ses dernières ressources dans une grande partie de l'Ouest de la planète, créant une rivalité malsaine entre les différents exploitants. L'Est et le Sud étaient les régions ayant subi le moins de pertes agricoles et forestières. Les animaux y étaient toujours présents, la viande y était abondante, ce qui était loin d'être le cas pour l'Ouest et le Nord.
Au départ très enclins au partage, les territoires les mieux pourvus avaient changé d'attitude lorsque les denrées avaient commencé à manquer. Régulant désormais de manière drastique leurs ressources, ils ne donnaient plus que le strict nécessaire, faisant naître tensions et rancunes dans un monde déjà fragilisé.
Le roi Gotbryde y travaillait chaque jour, tentant de réduire les animosités en réunissant des représentants des quatre coins du royaume lors de chaque soirée de vide lune. Une vieille croyance de Zoldello laissait planer l'idée que, durant ces nuits sans lune, les esprits étaient plus apaisés. Cela lui avait certainement semblé être de bon augure.
L'initiative avait porté ses fruits un temps, jusqu'à ce que l'Ouest perde l'intégralité de sa forêt la plus dense, la plus prolifique. Celle-ci s'était éteinte en l'espace d'un mois, comme un feu de paille incontrôlable, sous les yeux impuissants de ses exploitants. La région avait alors perdu tout son bois, toute sa viande ; une véritable extinction, une catastrophe humaine et planétaire.
Le désespoir s'était emparé des habitants, provoquant des mouvements de migration en direction de l'Est et du Sud. Mais ces deux régions, encore hospitalières à l'époque, avaient bientôt décidé de fermer leurs frontières à double tour. L'éternelle histoire des démunis face aux privilégiés.
L'un des conseillers croisa Andras qui se hâtait en direction de ses quartiers et se saisit de l'occasion pour l'interpeller.
— Sir Iker ! appela le conseiller Fligane en levant la main.
Andras ferma les yeux en soupirant, regrettant cette rencontre pourtant inévitable. Il aurait aimé pouvoir se retirer un instant dans sa chambre pour évacuer le stress accumulé en compagnie de Drike. Mais sachant qu'il allait devoir se montrer à l'écoute, un sourire franc se dessina à nouveau sur ses lèvres avant qu'il ne se tourne vers son interlocuteur.
— Conseiller Fligane ! clama-t-il sur un ton faussement enjoué.
Ravi de l'avoir intercepté, Fligane s'approcha à petits pas, affichant un air satisfait. C'était un homme de petite taille, aux cheveux grisonnants. Sa bouche fine était surmontée d'une moustache d'une longueur impressionnante, soigneusement coiffée en une boucle élégante. Cette petite fantaisie contrastait avec son allure distinguée et impeccable.
Bien que de taille modeste, sa silhouette était large et bedonnante. Il portait des vêtements blancs, rehaussés de pièces en cuir sur les épaules et à la taille. Une certaine bonhomie sympathique émanait de lui.
— Je voulais vous parler du dernier conseil, celui où vous étiez absent.
Le reproche à peine voilé du conseiller provoqua un rictus nerveux chez Andras, qui tenta de garder son calme.
— Oui, j'avais des affaires à régler. Des affaires urgentes. Mais je suis persuadé que le conseil s'est très bien passé sans moi. Vous êtes tous d'éminents politiciens, je suppose que vous avez trouvé des consensus efficaces, lança-t-il d'un ton sarcastique. De quoi vouliez-vous me parler ?
— Oh, ce n'est pas tant le contenu du conseil, ni les problèmes abordés. Mais nous nous sommes demandé où était la Régente, et quand les noces promises auraient enfin lieu, énuméra-t-il en faisant des ronds avec sa main, comme si ces sujets n'étaient pas importants.
— Tout cela vous sera communiqué en temps et en heure, conseiller Fligane, répondit-il brièvement.
Andras lui sourit, supposant que la conversation était terminée, puis se retourna pour reprendre sa marche en direction de ses quartiers. Ses pas résonnaient dans les couloirs lorsque le conseiller, toujours immobile derrière lui, se permit une remarque piquante.
— Le savez-vous seulement, Sir Iker ?
Sans se retourner, le jeune Andras se figea. Il se redressa, une posture qui cherchait à masquer sa colère sous-jacente, comme un homme qui refusait de se laisser abattre par ses propres doutes. Ses poings se serrèrent, les ongles s'enfonçant dans la paume de ses mains, une douleur silencieuse qui témoignait de son combat intérieur. Chaque fibre de son être criait pour céder à la provocation, mais il se maîtrisa. Lentement, il se tourna enfin, son visage impassible, ses yeux fixant son interlocuteur avec une froide intensité.
— Si votre inquiétude réside dans le fait que je ne sois pas au fait des desseins de la Régente et de sa cousine, ma future femme, soyez rassuré. En tant que futur roi de cette planète, dit-il avec une lenteur mesurée, je suis dans la confidence. Et cela signifie, bien sûr, que certaines informations doivent rester scellées.
Sur ces mots faussement rassurants, Andras se faufila enfin dans sa chambre.
PALAIS D’ULTYA – CHAMBRE D’ANDRAS IKER
Une fois la porte refermée derrière lui, il s'appuya contre le mur, son dos tendu cherchant la sécurité de cet espace clos. Une inquiétude presque irrationnelle le poussa à jeter un regard furtif autour de la pièce, vérifiant que personne ne se cachait dans l'ombre. Lorsqu'il en fut certain, un long soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres sèches, comme une libération enfin permise. Il rejoignit son bureau et s'y installa dans un calme absolu. Celui-ci se trouvait juste devant une grande fenêtre, offrant une vue imprenable sur les jardins du palais. Les buissons taillés avec un soin méticuleux, les plantes luxuriantes provenant des quatre coins de la planète, entretenues par les plus grands jardiniers du royaume, donnaient le vertige lorsqu'on imaginait le budget nécessaire à un tel entretien. Mais au loin, à l'horizon presque brumeux, l'obscurité des forêts noircies laissait entrevoir les tumultes qui agitaient les habitants de Zoldello.
Andras, les yeux rivés sur le paysage, tira machinalement un cahier du tiroir, un geste devenu presque instinctif. Le livre, scellé par une ficelle de lin légèrement effilochée, glissa entre ses doigts avec une fluidité qui trahissait l'habitude. Il défie le nœud d'un mouvement précis, presque ritualisé, avant de l'ouvrir à la page marquée. Un marque-page, usé par le temps, dévoilait un symbole : une planète scindée en deux, moitié noire, moitié blanche. Sans même détourner les yeux de l'horizon, il saisit de quoi écrire.
Lorsque la pointe du stylo commença à glisser sur le papier, son attention se recentra entièrement sur sa tâche. Ses sourcils se froncèrent légèrement, et une gravité s'installa sur son visage. Il consigna méthodiquement les événements de la journée, chaque détail trouvant sa place entre les lignes serrées d'une écriture cursive élégante. C'était un journal. L'usure de la couverture et les pages légèrement jaunies par le temps témoignaient de son usage régulier. Chaque passage, soigneusement annoté, semblait vouloir capturer des fragments de son quotidien, comme s'il craignait que tout disparût si quelque chose lui arrivait. L'épaisseur du carnet, alourdi par des années de confidences, d'observations et de pensées, témoignait silencieusement de l'importance de ce rituel dans sa vie.
Une fois son récit achevé, les lueurs d'un soleil rasant vinrent l'éblouir à travers la fenêtre. Fatigué, il plissa les yeux pour atténuer l'éclat, puis reprit son carnet entre ses mains. Comme à son habitude, il conclut ses écrits en murmurant son texte à voix haute.
— Je repense aux promesses de Fiora Golt, murmurées dans les ruelles sombres d'Ebrédès. Elle avait vu en moi bien plus qu'un enfant des rues, bien plus qu'un survivant. Et aujourd'hui, je me vois, prêt à tenir mon rôle jusqu'à mon but ultime : gravir les marches du trône de Zoldello, au bras de la princesse d’Ultya, Lilas. Peu importe ceux qui oseront se dresser sur mon chemin. Je ne veux plus être un simple usurpateur. Je veux être le roi.
EBREDES - DEVANT LE MUR
Cela faisait bientôt une heure que Kybop longeait ce mur imposant, à la recherche d'une faille, d'un passage, de la moindre ouverture. Mais rien. Rien d'autre qu'une paroi lisse et infranchissable qui s'étendait à perte de vue. Elle leva les yeux, ses espoirs s'effritant un peu plus à chaque pas. Une part d'elle savait qu'elle perdait son temps, mais une autre refusait d'abandonner. La balade, en soi, n'était pas désagréable. Pourtant, elle ne parvenait pas à apprécier pleinement la nature environnante. Son esprit, prisonnier de son obsession, ne lui laissait qu'une pensée : découvrir ce qui se cachait de l'autre côté.
Se croyant seule, elle s'éloigna du mur pour évaluer si elle était capable de l'escalader. Mais alors qu'elle reculait d'un pas, elle heurta brusquement quelque chose - ou plutôt quelqu'un. Prise de surprise, elle se retourna brusquement. Son regard tomba alors sur Brizbi. Une sucette coincée entre ses lèvres, elle la fixait avec son éternel air désinvolte, comme si sa présence ne l'étonnait pas le moins du monde. La connaissant, Brizbi avait sûrement suivi chacun de ses gestes depuis son visiocommunicateur, comme à son habitude.
— Brizbi..., souffla-t-elle presque de soulagement. Qu'est-ce que tu fous là ? Tu n'en as pas marre de me suivre ?
Brizbi lui sourit, faisant tournoyer le bâton de sa sucette entre ses doigts.
— Pas vraiment, avoua-t-elle en s'asseyant sur un rocher le long du chemin. Il n'y a que toi qui vadrouilles, les autres restent en groupe et traînent. Rien de bien folichon.
Kybop plissa les yeux en l'observant, tentant de mieux cerner l'humeur qu'elle dégageait. Mais à part de l'ennui et de la lassitude, elle ne détecta rien d'anormal.
— Et Houda ?
Brizbi roula des yeux, visiblement agacée par la question.
— Tu n'as vraiment que ça à la bouche ?
Après un léger ricanement, Kybop s'installa à côté d'elle. Le froid du rocher se faufila immédiatement à travers ses vêtements, et elle se rendit compte qu'il semblait être un vestige des travaux du mur qu'elles avaient sous les yeux. Elle se pencha en arrière, apposant ses paumes sur la surface rugueuse, et laissa son regard courir jusqu'au sommet de ce qui semblait être le plus grand mystère d'Ébrèdes.
— C'est juste que vous aviez l'air si proches quand on vous a récupérées sur Hasture. Et maintenant, vous êtes souvent chacune à vaquer à vos occupations. Il y a de l'eau dans le gaz ? demanda-t-elle, non sans curiosité.
— Disons que depuis qu'elle a retrouvé ses parents baignant dans leur sang, elle n'est plus vraiment la même, répondit Brizbi sèchement.
Son ton tranchant laissa clairement entendre qu'elle ne voulait pas s'étendre sur le sujet. Kybop décida alors de se recentrer sur l'objet de sa présence ici : ce foutu mur. Dans un mouvement énergique, elle se redressa et s'en approcha.
— Je me demande si on ne pourrait pas passer de l'autre côté... lança-t-elle discrètement.
La blonde à la sucette la rejoignit d'un bond, ses yeux brillant d'une excitation nouvelle.
— Quoi ? Tu veux aller de l'autre côté de ce truc ? Pourquoi ça ? demanda-t-elle, un sourire malicieux éclairant son visage.
— Pourquoi pas... Je ne comprends pas la présence de cette muraille infranchissable. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose à découvrir de l'autre côté.
Brizbi, toujours installée, leva les yeux vers les nuages tout en jouant avec sa sucette.
— C'est faisable, finit-elle par annoncer tranquillement. La roche n'est pas complètement lisse, il y a des interstices entre les pierres. Avec un peu de volonté, on pourrait grimper facilement.
C'était l'approbation que Kybop attendait. Non pas qu'elle n'aurait pas tenté sans elle, mais cette petite flamme de défi qui scintillait dans les pupilles de Brizbi agissait comme un véritable déclencheur. Elle attisait en Kybop une envie presque irrépressible de franchir ce mur, de voir ce qui se cachait au-delà.
Elle posa une main sur la roche, réchauffée par les rayons du soleil, et inspira profondément. Sans attendre une seconde de plus, elle entama l'ascension. Chaque interstice devenait une prise, chaque aspérité un point d'appui. Derrière elle, elle entendit Brizbi siffler doucement, amusée.
— Sérieusement ? Tu crois vraiment que c'est une bonne idée ?
Kybop jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, un sourire en coin.
— Si je tombe, tu me rattraperas, non ?
Brizbi éclata de rire.
— Essaie pour voir.
Son rire léger résonna dans l'air, mais elle finit par la suivre, toujours avec cet air détendu qui contrastait si vivement avec les risques qu'elles s'apprêtaient à prendre. Elle semblait presque jouer, prenant appui avec une agilité inattendue.
— Allez, dépêche-toi, marmonna-t-elle en croquant dans sa sucette.
Kybop lança un dernier regard en direction des nuages. Le sommet n'avait jamais semblé si proche.
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