DYNASTIE IKER *** III ***
PIROS - CABINE DE KYBOP
À la suite de toutes ces révélations et du tumulte qui avait secoué leur équipage, le départ avait été inévitablement retardé. Zorth proposa un vote, une manière de les inclure pleinement dans la prise de décision, comme une entité à part entière. Cette initiative trouva un écho favorable auprès de beaucoup d'entre eux. En fin de compte, la décision fut prise à l'unanimité : ils avaient tous besoin de répit, même sur cette planète qui semblait, en apparence, si apaisée. Personne ne s'aventura à nouveau hors du Piros. Ils restèrent là, dans leur cocon métallique, à l'abri de tout, leurs esprits feignant de se reposer.
Kybop en profita pour être la plus inactive possible, s'enfouissant dans son matelas comme une enfant gâtée. C'était étrange, surtout après avoir levé le voile sur les zones d'ombre qui recouvraient son existence. La déception la frappait de ne pas voir en Fyguie une réaction qui réponde à la sienne. Elle était la colère là où il était le soulagement, le mépris là où il n'était que réjouissance, l'obscurité face à la lumière de l'espoir éclatant dans ses yeux, un espoir désormais gonflé d'une joie nouvelle.
Pour lui, le croisement du récit d'Alida et du sien ouvrait un champ des possibles, des vérités qu'il avait certainement cherchées toute sa vie. Mais pour elle, ses révélations assombrissaient ses perspectives, comme si un nouveau poids s'était installé sur ses épaules. Quand elle y pensait, elle avait cette sensation absurde que son ignorance n'était finalement pas si mal. L'éclat de tous ces semblants de vérités venait perturber les changements profonds qu'elle avait entrepris en elle depuis le début de cette aventure, les fragilisant. Et elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi. La carapace froide, méfiante et indestructible qu'elle avait tenté de se forger devenait de plus en plus disparate, comme un bonhomme de neige fondant au soleil.
La neige. Toujours cette neige...
La neige d'Eltanin, avec ses mines nauséabondes, le manteau blanc des Askyrs et le sang de Guitry dégoulinant sur ses mailles glacées, l'immaculée blancheur du village d'Erdo et ses révélations vertigineuses... Ces flocons, d'un blanc aveuglant, à la fois solides et fragiles, avaient toujours fait partie de sa vie. Comme un rappel glacial de la fragilité de son existence, capable d'effacer les traces d'une ville entière, mais disparaissant sous le moindre rayon de soleil, aussi éphémère qu'un rêve de givre.
Je suis la neige.
Froide, silencieuse, fragile et suffocante. Kybop étendait son voile d'hiver sur tout ce qu'elle touchait, tout ce qui s'approchait d'elle. Elle dissimulait la laideur d'un bâtiment délabré sous un élégant linceul, tout en étouffant un tapis de fleurs sous une prison glacée.
Comment se défaire de ce froid qui la mordait la peau depuis toujours ?
Alors qu'elle se perdait dans ses profonds désespoirs, son jumeau fit son entrée dans sa cabine, accompagné du fruit de tous ses questionnements : Alida.
Elle se redressa dans un soubresaut soudain qui déversa toute sa tension dans ses muscles meurtris par tant de relâchement. Une fois droite sur ses pieds, fermement ancrée dans le sol, elle serra les poings pour ne pas flancher, tentant d'offrir ce qu'elle pouvait faire de mieux : un regard fixe et une moue menaçante.
— Qu'est-ce que vous voulez ? grogna-t-elle, ses mots mourant dans sa gorge serrée.
Fyguie se fendit d'un rictus, devinant certainement quelle serait sa réaction en entrant ici en compagnie de la reine déchue.
Suis-je si prévisible ? pensa-t-elle.
— Calme-toi, lança-t-il prudemment, les mains en avant. On va juste parler. Concluons un pacte de "non-agression", ok ? Personne ne se coupe la parole, tout le monde s'écoute. Pas un mot plus haut que l'autre, seulement des échanges entre personnes civilisées.
Sa sœur lui répondit par une inspiration lasse et agacée, refermant ses bras autour de sa poitrine, tel un hérisson se recroquevillant sous la menace d'un danger imminent.
Sans réponse vocale de sa part, Fyguie conclut qu'il ne s'agissait pas d'un refus catégorique et invita Alida à s'installer sur une chaise pour libérer la parole.
Une fois assise, la souveraine d’Ebrédès croisa élégamment les jambes dans un geste lent et fluide.
— Je ne saurais pas par où commencer, entama-t-elle avec hésitation. Peut-être devrais-je d'abord vous en dire plus sur notre famille... votre famille. Celle dont je vous ai privée en vous confiant à Gano peu après votre naissance.
Sa voix s'éteignit faiblement sur les derniers mots, comme si le poids de sa confession lui volait son souffle.
— Vous êtes les descendants directs d'une grande lignée, une famille pure qui s'étend sur des siècles de règne, bien plus que la famille d’Ultya.
Elle marqua une pause avant de dévoiler, timidement, une broche argentée pendue à sa robe, portée sur le cœur.
— Notre blason est le blaireau, annonça-t-elle. Cet animal, emblème de notre lignée, a toujours été respecté par nos ancêtres et nous nous sommes toujours identifiés à lui. Le blaireau est connu pour sa ténacité et sa capacité à bâtir des œuvres durables.
Elle laissa glisser ses doigts sur le métal froid mais réconfortant du précieux bijou.
— Cet animal a souvent été sous-estimé, alors qu'il est une créature résiliente, méthodique et ingénieuse, reconnue pour ses talents de bâtisseur. C'est dans cet esprit que le château des Iker, véritable joyau de notre héritage, a été érigé.
Elle s'arrêta un instant, comme si elle pesait chaque mot, puis poursuivit d'une voix empreinte de fierté :
— Ce monument autrefois majestueux, dont chaque pierre semblait porter l'empreinte du temps, a été construit sur un siècle entier, génération après génération. Nos ancêtres en ont eux-mêmes supervisé sa construction, s'assurant que chaque détail reflétait leur vision d'une œuvre pérenne, à l'image des vastes terriers que le blaireau façonne avec patience et détermination.
Alida marqua une pause, ses paroles gorgées de respect pour ces ancêtres dont elle portait encore aujourd'hui le symbole. D'un geste lent, elle attrapa à nouveau la broche, caressant ses contours gravés avec une tendresse presque religieuse.
— Un blaireau niché dans une goutte de sang... Ce symbole est aussi un rappel poignant de nos origines et de nos sacrifices.
Elle leva les yeux pour capter leur attention, sa voix prenant une tonalité solennelle.
— Les "sangs rouges", comme nous nous nommons, non sans arrogance. Une lignée pure et inébranlable, forgée dans les épreuves et la lutte. Cette goutte de sang symbolise le prix à payer pour bâtir quelque chose d'immortel.
Malgré sa réticence, Kybop était happée par ce récit, sorti tout droit d'un livre d'histoire. L'un de ceux où l'on érige des noms en légende, où l'on enjolive la brutalité des guerres et travestit les ambitions de seigneurs avides en actes de grandeur. Le genre de livre qui lui faisait froncer les sourcils et détourner le regard avec mépris.
Quelque chose en elle refusait d'accepter cette famille comme la sienne. C'était un rejet viscéral, collé à ses entrailles comme un chewing-gum sur le bitume. Les couronnes, le pouvoir, toute forme de suprématie sous prétexte d'un nom ou d'une filiation... Et pourtant, c'était ce qu'elle portait en elle, cet héritage gravé dans son ADN auquel elle refusait d'appartenir.
Une lutte intérieure entravait le plaisir qu'elle pourrait ressentir à découvrir son histoire : la vraie et non celle qu'elle s'était fantasmée.
Elle avait toujours cru être issue d'une famille modeste. Des gens simples, vivant dans une campagne isolée, sur une planète où le vert s'étendait à perte de vue. Elle imaginait des parents aimants, mais désespérés. Des parents qui auraient dû l'abandonner pour lui offrir une vie meilleure, la vie qu'ils ne pouvaient eux-mêmes lui donner.
Mais il n'en était rien. La brutalité de la réalité fracassa de plein fouet ses rêves naïfs.
Elle venait d'une lignée privilégiée. Des nobles retranchés dans un château de pierre, vieux de plusieurs siècles. Ce bastion ancestral, joyau de leur héritage, transmis comme un trophée, de génération en génération.
Des murs qui suintaient l'arrogance d'un pouvoir autoproclamé. Des richesses accumulées, des dettes envers un avenir que l'on repeignait d'or pour masquer les ombres d'un règne construit sur la domination et l'oppression.
Elle s'y refusait. Elle s'en soustrayait.
— Et alors quoi ? Nous devrions nous réjouir de ces origines glorieuses ? tonna-t-elle.
Alida ne sembla pas s'offusquer de sa froideur. Pire encore, on dirait qu'elle s'en satisfaisait, comme si elle comprenait. Comme si elle savait que sa dureté n'était qu'une armure pour se protéger. Et pourtant, Kybop ne pouvait détourner les yeux de son visage, si semblable au sien. Une version précieuse, presque intacte, dépourvue des accrocs et cicatrices qui marquaient le sien. Seules quelques ridules, fines et discrètes, trahissaient son âge qu'elle portait avec l'élégance d'un bijou.
Son frère réagit à son attitude en lui rappelant le pacte qu'ils avaient tacitement conclu. Cela l'adoucit l'espace d'un instant, et ses bras se délirent lentement tandis qu'elle s'installait sur le rebord de son lit.
— Je ne vous demande rien, murmura Alida, son regard voilé de tristesse. Je suis déjà si reconnaissante d'avoir la chance de vous revoir. Votre père, mon bien-aimé Sandor, a tout fait pour nous protéger, jusqu'à sacrifier sa vie. Lorsque Waldo m’a annoncé sa mort cette nuit-là, je savais. J’ai compris que votre naissance était parvenue aux oreilles des Hématiens, mettant tout en péril : la prophétie de l'équilibre, la lignée, nos vies.
— Vous voulez dire que votre grossesse était secrète ? interrogea Fyguie.
— Non, bien sûr que non. Il était difficile pour une reine de cacher un ventre rond, sourit-elle, caressant son ventre comme un souvenir précieux. Mais personne ne savait que deux vies grandissaient en moi. C'était là mon plus grand secret.
— Pourquoi cela ? questionna Kybop, prise au jeu des révélations.
— Parce que cela faisait de vous la plus grande menace qu'ait connue la prophétie des Sang-rouges. Une seule naissance était déjà considérée comme un danger. Mais celle de jumeaux... c'était un cataclysme sans précédent. Une grossesse gémellaire est un miracle, rare même dans des circonstances ordinaires, et n'avait plus eu lieu depuis des siècles dans l'univers. Au sein d'une lignée pure, une telle naissance annonçait des accomplissements majeurs liés à la prophétie, que leur confrérie avait toujours cherché à embrasser. Selon les écrits, tout laissait à croire que ceux qui fermeraient le portail seraient... semblables. Identiques.
— Semblables ? reprit Fyguie, plissant légèrement les yeux.
— Les traductions divergent, confia Alida. Mais les termes étaient posés ainsi : "semblables, identiques, ressemblants, doubles..."
Son regard se perdit dans ses souvenirs, cherchant à retrouver un détail crucial qu'elle s'apprêtait à partager, avec une infinie précaution pour ne pas les heurter.
— Lorsque j'ai compris la menace qui pesait sur vous, j’ai immédiatement su qu'il fallait vous protéger, murmura-t-elle, le visage déformé par la culpabilité. J'ai enfilé une cape et me suis dirigée vers la pouponnière la plus proche. Là-bas, j’ai rencontré un homme attentif, un homme qui, d'un seul regard, a compris que je n'étais pas venue pour vous abandonner. Non, j'étais là pour sauver ce qu'il restait de notre famille, confia-t-elle, la voix vacillante.
Elle marqua une pause, comme pour rassembler son courage avant de poursuivre.
— À ce moment-là, je ne savais pas encore si j'allais m'en sortir moi-même. Mon avenir était incertain, et chaque décision que je prenais semblait porter le poids d'une trahison. Alors je fis le choix le plus difficile de toute mon existence : vous confier au destin. Un destin plus sûr qu'une vie à mes côtés, recluse dans mon propre désespoir, avec la crainte d’être la suivante sur la longue liste funeste des partisans de la prophétie des Sang Rouge.
Kybop renifla un mépris, assez fort pour qu'Alida l'entende.
— Comme c'est facile... cracha-t-elle lentement. Et pourtant, vous êtes là, devant nous, bien vivante. La preuve que vous auriez tout aussi bien pu nous garder auprès de vous.
Son cœur d'enfant s'ouvrit à nouveau, laissant s'écouler le poison d'une vieille blessure, de celles que l'on ne parvient jamais à refermer.
— Au lieu de ça, vous avez offert à votre descendance un avenir incertain et un nom qui nous a volé notre véritable identité. Un nom auquel j'étais attachée comme à un taquet d'amarrage, l'origine de mon existence, bafoué par l'urgence de votre lâcheté.
Cette fois-ci, sa réplique cinglante et inquisitrice transperça la mère qui sommeillait en elle. Celle qu'elle n'avait pas eue l'occasion d'être, ce rôle qu'on lui avait volé, tout comme celui de reine. Un enchaînement de statuts qui lui avaient échappé, un à un, impuissante. Et c'était sa colère qui lui répondit finalement.
— Je ne te permets pas ! gronda-t-elle en se levant brusquement, comme un pic.
Ce sursaut de colère surprit la jeune femme, mais attisa la rancœur qui bouillonnait en elle, et elle laissa échapper un rictus à la fois accusateur et satisfait.
— J'en ai tout à fait le droit ! rétorqua-t-elle, tandis que son frère restait là, complètement désemparé par la tournure de la situation.
Alida chercha à reprendre son calme, inspirant profondément, ses paupières se fermant sur des yeux noyés de larmes.
— Vous avez le droit, tous les deux, précisa-t-elle en se tournant vers son fils, de m'en vouloir, de me détester pour n'avoir pas su vous garder près de moi. Mais je vous interdis, insista-t-elle d'une voix ferme en levant un doigt accusateur, je vous interdis de sous-entendre que cet abandon n'a pas été la décision la plus déchirante de ma vie. Me vidant de mon propre bonheur, en relâchant mon emprise sur vos petits corps pour vous confier à un inconnu. Me faire passer pour une mère indigne de vous avoir aimés toute ma vie, tout en sachant que j'aurais donné la mienne sans hésiter une seconde pour vous préserver du monde, de ses souffrances infinies... énuméra-t-elle, s'effondrant à nouveau sur sa chaise. Jamais ! Jamais je ne vous laisserais me faire croire que j’ai mal agi, que je n’ai pas cherché ce qu'il y avait de meilleur pour vous. Insinuer que ma vie a été plus facile ainsi, sans l'odeur de vos petits cheveux, sans vos yeux innocents dans lesquels j’aurais aimé me voir... finit-elle par dire, abandonnant son argumentation sous un torrent de larmes inarrêtables.
Cette eau salée qui s'écoulait sur le visage de cette mère à la fois inconnue et terriblement familière déchirait Kybop en deux. Sa réaction à ses propos, si spontanée, n’était guidée que par des émotions refoulées pendant toute une vie. Jamais elle n’aurait imaginé la voir exploser ainsi, alors qu’elle-même était incapable de maîtriser ses émotions débordantes. Cette sensation, cette rupture, la rapprochait inéluctablement d’elle, de cette femme qui ne lui ressemblait pas uniquement par son physique.
Son frère, bouleversé de voir sa mère dans cet état, la prit dans ses bras, lui offrant une étreinte réconfortante. Dans ses yeux embués, Kybop lisait qu’il avait déjà tout pardonné. Sans poser de questions, sans aucune attente, juste en l'écoutant, en accueillant des mots d’une sincérité éclatante. Il n’y avait pas de colère en lui. Tout son corps était détendu, comme s’il offrait une place infinie, un refuge, sur ses épaules où leur mère s’était soudainement effondrée.
La nouvelle princesse ne ressentait pas cette bienveillance, mais elle mentirait si elle disait que cette scène ne la touchait pas. Elle avait raison sur un point : elle ne pouvait pas lui voler son ressenti, elle était la seule à savoir ce qu’elle avait traversé. Pourtant, elle n’était toujours pas prête à s’ouvrir, malgré la sensation étrange d’une âme soudainement allégée. Juste assez pour qu’elle puisse se relever et s’éclipser de la pièce, laissant à Fyguie le soin de panser les maux d'Alida.
PIROS - COULOIR
En quittant la pièce, étouffée par l'air vicié, elle prit une profonde inspiration. C’est alors qu’elle croisa la dernière personne qu’elle avait envie de voir : Lilas. Lorsqu’elle la vit tenter de lui échapper, Lilas accéléra le pas pour la rattraper. Kybop distinguait au loin le bruit de ses chaussures résonnant dans le couloir. Connaissant sa détermination, elle savait que la princesse finirait par la rattraper, quoi qu'il lui en coûtât. Déjà épuisée, vidée de toute énergie, Kybop se dit que finalement, peut-être était-ce le meilleur moment pour l'écouter. Elle n’avait plus la force de nourrir sa colère. Cela lui offrirait une chance de s’exprimer sans craindre qu'elle réponde par une agressivité maladive.
Dans cet état d’esprit, Kybop s'arrêta, sans pour autant se tourner vers elle.
— Kybop ! Laisse-moi te parler, s'il te plaît, suppliât Lilas, sa voix douce tremblant de douleur.
Elle se plaça devant Kybop, la bloquant dans son passage. La brune ténébreuse croisa les bras derrière son dos, cherchant à créer une distance, à se protéger. Lilas l’observa attentivement, remarquant instantanément le fossé qu’elle creusait volontairement entre elles.
— Je... Je veux t'expliquer, pourquoi je ne t'ai pas parlé d'Andras, pourquoi tu crois que je me suis jouée de toi... Enfin, ajouta-t-elle, presque comme un aveu. J'aurais dû te le dire, mais j'avais peur.
Trop tard.
Ses yeux cherchaient ceux de sa moitié, attendant une réaction qu'elle n’était pas prête à offrir. Son regard se fixa sur ses lèvres, mais celle-ci resta muette. Voyant son désintérêt, Lilas poursuivit, espérant la convaincre que ses intentions n'étaient pas de lui faire souffrir.
— Andras et moi, c'était une histoire écrite par mes obligations royales. Je l'ai choisi par défaut, par devoir, mais nous n'avons jamais partagé d'émotions, d'amour, ou même de confiance. Juste de la gentillesse, de la sympathie. Je l'ai rencontré une fois avant que mon père ne le désigne comme mon promis, futur prince puis roi de Zoldello. Après ça, nous ne nous sommes vus que deux fois. Je n'ai rien ressenti, seulement le constat lourd d'un destin qui s'accomplissait... Pour moi, tout cela était devenu un détail...
Un tic nerveux trahit son désaccord avec le mot « détail », mais Kybop demeura affreusement silencieuse. Lilas toucha délicatement son bras, comme pour l’apaiser.
— Depuis que nous avons entrepris cette mission, j'ai appris à te connaître. Tu m'as confié tant de choses... mais je ne t'ai jamais rendu la pareille, omettant délibérément de te parler de tout ça, pleura-t-elle. Je sais que tu te sous-estimes, que tu te crois toujours inférieure aux autres, pensant qu'à la moindre difficulté, les gens s'éloigneront, estimant que tu ne mérites pas d'intérêt. J'ai eu peur de te perdre, terrifiée à l'idée de te parler de mes fiançailles, de ce mariage que je n'avais pas désiré, de te voir m'échapper. Pensant qu'il s'agirait d'une fatalité, alors même que je nourrissais l'espoir d'un nouvel avenir à tes côtés, clarifia-t-elle, la voix dansante entre ses sanglots.
Kybop sentit les doigts de Lilas se resserrer autour de son bras, une supplication, lui demandant d'ouvrir son cœur, de réagir. Mais malgré sa sincérité, la trahison persistait en elle. Ses vieux réflexes resurgirent. Elle voyait dans les yeux de Lilas la peur de la perdre, mais au fond d'elle, elle se résignait à l'idée d'être importante pour elle, tout comme elle refusait à sa mère le droit de les aimer malgré son sacrifice. Ses cicatrices lui poussaient à croire que la seule personne capable de la rendre heureuse, c’était elle-même.
Son silence se fit douloureux, et Lilas ne tint plus. Elle la secoua légèrement, la colère et la frustration provoquées par son mutisme se manifestant dans ses gestes. Kybop s’éloigna un peu pour éviter tout contact physique, puis lui donna enfin la réponse qu’elle n'attendait peut-être pas.
— Très bien, répondit-elle sans émotion. J'ai entendu vos doléances, princesse. Mais pour l'instant, je pense que nos rôles conviennent mieux ainsi, à la fois pour moi et pour la mission.
Son vouvoiement, toujours aussi présent, fit serrer les dents de Lilas. Elle qui croyait pouvoir l’atteindre en se livrant à elle, en dévoilant des vérités qu'elle n’avait pas osé avouer plus tôt, peinait à dissimuler sa déception. Devant la réaction glaciale de Kybop, Lilas ne tenta pas davantage.
De toute façon, que pourrait-elle ajouter ?
La princesse se tut à son tour, et l’Etlanienne continua son chemin à travers le vaisseau, la laissant disparaître au détour d'un couloir. Une fois loin de tous ceux qui perturbaient ses émotions, elle s'appuya contre la paroi du Piros. Cet engin qui les transportait de ville en ville, de planète en planète, d'un problème à l'autre, depuis le début... Sa main glissa le long de la surface lisse et froide, jusqu’à ce qu’elle se retrouve au sol, vidée, comme la carcasse d’un vieux bateau échoué en pleine mer. Un vaisseau fantôme que personne n'osait approcher, maudit par les vagues. Elle ne voulait plus qu'on l’approche. Elle voulait dériver sans fin, sans qu’on intervienne dans la direction que sa vie allait prendre. Que le destin prenne soin d’elle comme la mère ou le père qu'elle n’avait jamais eus à ses côtés, comme un enfant que l’on protège.
Qu’on me laisse enfin en paix. Que le destin m’épargne un peu... Juste une fois...
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