ASSAUT *** I ***

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EBREDES – DEVANT LE PIROS

Fiora Golt avait un plan en tête. Elle ne savait pas vraiment ce que cela allait donner, ni même si quelqu’un sortirait du vaisseau, mais sa proposition tenait la route. Tiger et Lozy, bien décidés à passer à l’action, la pressaient.

— Bon… on fait cramer ces détecteurs ou on attend la prochaine éclipse ? railla Lozy.

— Pas la peine de se précipiter, on attendra que la nuit soit bien avancée, pour que ce soit le plus sombre possible. Et puis, on ne va pas foncer tête baissée, à trois contre… je ne sais combien. Je connais du monde sur Ebrédes. Cette planète est une vieille amie. Je vais faire venir deux ou trois petites frappes, histoire de ne pas se mettre en première ligne, informa Fiora, un rictus malveillant accroché aux commissures de ses lèvres.

Ses deux compères accueillirent l’information par un souffle de déception, envahis par l’ennui de la situation. L’idée de devoir patienter encore plus longtemps leur semblait intenable. Ces deux idiots ont la tolérance à la frustration d’un gamin de deux ans, pesta Fiora. La patronne passa quelques coups de fil rapides et ne tarda pas à obtenir ce qu’elle voulait : de la chair à canon à un prix dérisoire.

Lozy serrait fermement ses bras croisés contre sa poitrine, affichant une moue boudeuse. Tiger prit place sur une bûche qui traînait non loin de là et commença à sculpter quelque chose avec sa lame sur un morceau de bois. Fiora jeta un dernier regard en direction du Piros, comprenant qu’elle s’apprêtait à lancer l’assaut sur ce tas de ferraille pour la deuxième fois. Le goût amer de la revanche sur le bout de la langue, elle sourit, persuadée que ce deuxième essai serait plus concluant.

PIROS – PONT

Hyldon, qui venait de quitter sa femme en compagnie d'Alida, croisa la foule sur le pont. Zorth, accompagné de Slikof, Kylburt et du capitaine Dogast, étaient en pleine discussion. La curiosité prit le dessus, et le prince décida de se joindre à eux.

— De quoi s'agit-il ?

Le groupe d'hommes se tourna vers lui, l'intégrant dans un mouvement qui l'invitait à rejoindre le cercle.

— Oh, rien de plus qu'une simple conversation entre amis, prince Hyldon. Point de secrets, point de mystères. Un soupçon de sarcasme et de plaisanterie, agrémenté d'une pincée d'anecdotes croustillantes relatant tout ce que nous avons enduré depuis le commencement de cette odyssée, répondit Zorth, son index redressé.

— Je vois.

Hyldon prit place, un petit sourire malicieux aux lèvres. Il croisa le regard des hommes courageux et téméraires qui l'entouraient. Il se rendait compte à quel point Gotbryde avait réussi à fédérer une équipe de qualité autour de la sauvegarde de sa fille et de la prophétie. Le roi avait finalement réalisé qu'il était temps d'agir. En choisissant Zorth comme capitaine de mission, il avait fait un choix stratégique. Certes, ce conseiller n'avait rien d'un combattant aguerri, mais il savait parler. Plus encore, il savait convaincre, amadouer, charmer. Il possédait un éventail de connaissances à travers la galaxie qui pouvait lui servir de soutien en cas de besoin. Zorth avait également eu vent de secrets de nombreuses cours auprès des souverains qu'il avait côtoyés. C'était un homme forgé pour mener une équipe aussi éclectique et rebelle, jusqu'au bout. Si tant est qu'il y en ait un. Le choix du roi avait été judicieux et sensé. Qui d'autre qu'un renard rusé pouvait mener une horde de lions intrépides, aussi affamés de vérité que d'aventure, dans cette épopée ?

— Quand partirons-nous ? interrogea Kylburt.

— J’ai jugé qu’il serait sage de donner un peu de répit à nos esprits fatigués pendant cette escale, mais l’apparition de l’ancienne reine d’Ebredes a réveillé d’autres sentiments bien plus troublants. Une nuit de plus ne nous fera pas perdre un temps précieux. Il ne nous reste plus qu’à parcourir environ 37,96 unités astronomiques avant d’atteindre Kapu.

— Soit 41 heures de voyage, précisa Dogast.

— Je n’ai pas encore de nouvelles de mes oiseaux concernant Andras Iker. Je vais me rendre en salle de visioconférence pour en savoir davantage, s’excusa Slikof en faisant une révérence solennelle.

PIROS – COULOIR EST

De Xylis avançait d’un pas décidé dans le couloir Est. Sa démarche assurée ne laissait place à aucun doute ni à la moindre distraction. Son regard restait fixé sur sa destination : une porte métallique grisonnante, prête à s’ouvrir sur son passage. Lorsqu’il arriva devant, des pas réguliers résonnèrent derrière lui. Sans se retourner, il perçut qu’ils étaient au moins deux, et que l’un des individus s’éloignait. Quant au second, ses pas s’étaient faits plus furtifs, et il savait désormais qu’il se trouvait juste derrière lui. Une fragrance de fleur d’oranger, mêlée à une note musquée, lui révéla son identité, et sans même se retourner, il prononça son nom.

— Binny.

— Salut, Slikof.

Il avait envie de se retourner, mais quelque chose l’en empêcha. L’espion savait pertinemment que son cœur faiblissait depuis bien trop longtemps. Le sentiment d’être corrompu le rongeait. Il avait déjà connu cela sur Zoldello, aux côtés de Saranthia. Dans leur jeunesse, son infidélité au nid, restée secrète, l’avait poussé à se donner corps et âme à la cause, comme s’il voulait expier cette faute qu’il n’avait jamais avouée. Il ne voulait plus revivre cela. Plus jamais, se convainquit-il.

— Pourquoi m'évites-tu ? souffla-t-elle doucement.

Slikof baissa la tête dans un souffle, puis se retourna. Une fois face à l’Adhara, il ne put que constater à quel point il ne contrôlait pas ses sentiments. Cela le tourmentait plus qu'il ne l'aurait cru. Lui qui avait passé sa vie à fuir toute forme de vulnérabilité, il devait maintenant faire face à l’évidence. Sa faiblesse se tenait juste devant lui, les yeux pétillants de bienveillance.

— C’est mieux ainsi. Tu connais ma position. Je ne l’ai jamais cachée à personne. Toi et moi… ou moi et quiconque d’ailleurs, c’est interdit. Je suis incapable de t’offrir ce que tu attends, regretta-t-il.

Binny le scruta, les mains derrière le dos, se penchant légèrement en avant, les yeux plissés.

— Et que crains-tu exactement ? Le Nid, c’est toi qui en es le chef, non ? C’est bien toi qui le diriges ?

— Oui, c’est moi, le maître espion. Mais cela ne veut pas dire que je peux bafouer nos valeurs, répliqua-t-il.

— Quelles valeurs ? Personne ne peut contrôler ses sentiments, Slikof. Tu vas à l’encontre de tout. Les émotions, les ressentis, c’est ce qui nous différencie d’un robot. Et s’il est bien une espèce à travers l’univers qui exprime cela, ce sont les oiseaux. Ces piafs et leurs parades nuptiales. Pourquoi cela serait-il une vulnérabilité ? Pourquoi cela ne pourrait-il pas être une force ?

— L’amour… hésita-t-il. Cela trouble l’esprit, paralyse l’action, nous rend incertains.

— Tu veux dire, prudent ? Parce que, lorsqu’on sait qu’on pourrait perdre l’être aimé à tout instant, on cherche instinctivement à rester en vie. En quoi cela serait-il un problème ? Moi, je trouve que c’est plutôt sage.

Slikof esquissa un sourire malgré lui. L’idée, en effet, avait son attrait, mais elle n’était pas faite pour lui. L’homme était forgé par tout ce qu’il avait appris dans les sombres couloirs de l’organisation des Oiseaux de Nuit. Il lui était inconcevable qu’un oiseau, ou même un maître espion, rentre chez lui après une mission pour retrouver sa femme ou son mari. Cette pensée l’effrayait. Ils seraient alors vulnérables, la cible de ceux qui cherchent à frapper là où ça fait mal. La peur de perdre un être cher serait une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, toujours prête à s’abattre, instillant la terreur dans chaque décision, chaque mouvement.

— Tout comme ces têtes couronnées qui se retrouvent piégées par leurs règles et valeurs poussiéreuses, tu détiens entre tes mains le pouvoir de renverser ces vieilleries, d’offrir à ceux qui te servent un peu de bonheur. Il n’est pas sain de vivre dans l’obscurité toute sa vie. Toi et tes oiseaux, vous aurez l’éternité pour errer dans l’ombre, quand vous serez mort.

Sur ses paroles audacieuses, Binny décida de ne pas lui accorder la moindre réplique, préférant laisser ses mots s’infiltrer dans l’esprit réfractaire du piaf en chef. Elle tourna les talons et s’éclipsa, laissant Slikof seul, pris dans ses tourments, ses émotions enfermées sous une fragile cloche de verre déjà fissurée.

PIROS - BAR

Les jumeaux s’étaient réfugiés dans le vieux bar du vaisseau. Kybop affectionnait particulièrement cet endroit depuis qu’elle y avait surpris Zorth noyant ses doutes dans un verre d’une liqueur assassine. Une liqueur qu’elle avait fini par baptiser de son propre nom… qui, au finalement, n’était même pas le sien. Quelle ironie, songea-t-elle en riant doucement.

L’Eltanienne se pencha pour dénicher cette foutue fiole au crâne rouge. Dans un cliquetis familier, elle fit danser les bouteilles les unes contre les autres avant de mettre enfin la main sur son trésor, qu’elle extirpa tel un trophée.

— La voilà !

Fyguie, le regard suspicieux, examina la bouteille et son étiquette inexistante. Avait-elle été arrachée ? Ou simplement victime du temps qui passe ?

— Une tête de mort rouge et pas d’étiquette ? douta son frère. En gros, on ne sait ni son degré d’alcool, ni ce qu’il y a dedans…

— C’est là tout le plaisir, mon cher ! s’exclama Kybop en remplissant deux petits verres.

Le liquide était épais, presque mielleux, d’une teinte proche de la tourmaline, ce minéral cristallin noir niché dans les veines de quartz. Il pullulait dans les entrailles de son maudit caillou. Fyguie fit une moue écœurée, tandis que sa sœur, elle, se frottait déjà les mains, impatiente de polluer son gosier avec ce poison d’ébène.

— Bon, je suis prête à parler. Tu vas voir, ce truc délie les langues et adoucit les cœurs.

Fyguie tendit son verre pour trinquer avant d’avaler le shot d’un trait, redoutant d’hésiter s’il se contentait d’y tremper les lèvres. À peine le liquide ingéré, une toux incontrôlable le secoua. Kybop éclata de rire et lui donna quelques tapes dans le dos.

— Putain, c’est une horreur, souffla-t-il entre deux quintes.

Puis, se redressant, il tendit un doigt en l’air, le sourcil arqué d’étonnement.

— Ah… Il y a une deuxième vague… et ce n’est pas désagréable. Ça a un goût de…

— Miel. Carrément ! coupa sa jumelle, fière du palais de son frère.

Ils échangèrent un rire complice avant de s’accouder de nouveau au bar, plus calmement.

— Quand tu es partie de la cabine, j’ai beaucoup discuté avec elle. Alida.

— Super. Et ? répondit-elle sèchement.

Le scientifique lui lança un regard faussement accusateur, sourire en coin, avant de poursuivre :

— Je pense sincèrement qu’elle a fait de son mieux. Qu’elle a voulu nous protéger. Son mari a été assassiné, elle ne savait plus quoi faire. Son seul allié dans la cause, Waldo, lui a dit qu’elle devait nous mettre à l’abri. Que personne ne devait avoir connaissance de notre existence. Qu’il valait mieux que le royaume nous croie…

— Morts, coupa-t-elle en s’enfilant un deuxième shot.

— Oui. Comme ça, les partisans de la prophétie des Sang-Rouge ainsi que les Golts auraient cessé de nous traquer.

— Ne t’attends pas à ce que je l’en remercie. J’aurais bien aimé me passer de toutes ces années dans les profondeurs de ces foutues mines…

— Je sais. Je comprends. Tu n’as pas eu la même vie que moi. Mais avant d’être dans les mines… tu étais où ?

L’ancienne mineuse s’appuya sur le comptoir, un verre à la main, pensive. Ses souvenirs lui échappaient. Tout ce qu’elle savait, d’après Guillermo, le médecin de la mine, c’était qu’elle y était arrivée à l’aube de ses treize ans, la peau encore marquée par une cicatrice fraîchement recousue. Ce signe distinctif lui avait valu, pendant de nombreuses années, le surnom de « la Balafrée ».

— Je ne sais pas… Mais ce trait au milieu de ma figure est sûrement la cause de mon amnésie. J’ai inventé un tas d’histoires autour de cette cicatrice. Parfois héroïques, parfois absurdes. Elle m’a souvent servi de faire-valoir dans ces tunnels lugubres et dangereux. J’ai raconté tellement de conneries à son sujet que plus personne ne me croyait… et qu’ils ont fini par s’en lasser.

— Donc, des gars t’y ont amenée… De force, certainement, réfléchit Fyguie à haute voix.

— Probablement. Mais je ne vois pas comment en apprendre plus. Le seul qui devait être dans la confidence, c’est Guillermo lui-même. Mais quand Zorth a fait sauter la mine — ce qui m’étonne encore aujourd’hui — il n’a sûrement pas survécu. Et puis… est-ce que ça a vraiment de l’importance ?

— Je ne sais pas…

Fyguie s’ébouriffa lui-même les cheveux, sentant la chaleur du deuxième shot de la Flokart lui monter aux joues. L’alcool brûlait en lui, embrasant ses entrailles.

— C’est vraiment fort, ce truc…

— Fort et doux, précisa sa sœur.

Kybop s’avança vers le vieux jukebox sur lequel elle avait partagé une danse avec Brizbi. En parcourant les morceaux, son regard s’arrêta sur celui qu’elles avaient choisi ce soir-là. Un sourire étrangement tendre effleura ses lèvres. Ce souvenir ne la quittait pas. Finalement, elle opta pour quelque chose de plus funky.

Elle appuya sur un bouton, et le CD se mit à tourner dans la machine. Un instant plus tard, le son claquant d’une basse électrique retentit, jouant des lignes syncopées et percussives.

— Ecoute, je te propose un truc, lança Kybop.

L’Eltanienne tendit un bras dans sa direction pour l’inviter à la rejoindre sur son dancefloor de fortune. Fyguie s’exécuta sans quitter son verre. Une fois face à face, les jumeaux s’examinèrent comme jamais auparavant, remarquant à quel point ils étaient similaires. Une version féminine et une autre masculine de ce que représentait certainement la ligné parfaite d’un noble d’Ebrédes : cheveux ébènes, yeux bleu glace et le teint d’une pâleur de clair de lune.

— On a vraiment la même gueule, constata la jumelle.

— C’est clair, répondit Fyguie, un peu éméché.

Alors qu’ils restaient immobiles, s’observant en silence, la musique tournoyait autour d’eux comme un enchantement murmuré à leur insu. Une mélodie envoûtante, portée par des riffs puissants de saxophone, les enveloppait, les happait un peu plus dans ce reflet troublant où leurs regards se fondaient l’un dans l’autre.

Finalement, Kybop releva son petit doigt sous le nez de son reflet du nom de Fyguie. Il ne bougea pas, mais son regard glissa furtivement vers cette main tendue devant son visage.

— Promesse de p’tit doigt, lança-t-elle.

— Quoi ?

— Promesse de p’tit doigt. Tu prends ton foutu auriculaire et tu le croises avec le mien.

Avec une moue sceptique, Fyguie finit par imiter son geste, nouant son auriculaire autour du sien. Kybop prit une profonde inspiration et ferma les yeux, étouffant un sanglot. La dernière fois qu’elle avait fait ça, c’était avec Guitry, dans leur chambre souterraine d’Eltanin. Ils s’étaient juré d’arrêter de voler les galettes d’avoine aux carottes de la cantine, une promesse qui ne leur avait apporté que des ennuis, puisqu’aucun des deux ne l’avaient tenue. Le souvenir lui arracha un sourire en coin, un rictus fugace, avant qu’elle ne rouvre les yeux.

— Toi et moi, on est une famille. Tu es ma famille, je suis la tienne. Je veux bien qu’Alida entre dans le cercle… ou le triangle, j’en sais rien, on s’en fout. Mais quoi qu’il arrive, c’est toi et moi d’abord. On ne se sépare plus. Jamais.

— Promis.

Ils resserrèrent l’étreinte de leurs petits doigts et, sans prévenir, Fyguie l’attrapa par les hanches pour la faire tournoyer dans une danse grotesque. Kybop éclata de rire, tentant de retrouver son équilibre tandis que son frère l’entraînait dans une série de pas maladroits, comme s’ils célébraient une victoire qui n’appartenait qu’à eux. Le chant d’une musique funk se remit soudain à résonner dans la pièce, porté par la voix exaltée du chanteur qui ponctuait chaque phrase d’interjections absurdes et exagérées. Des “Yeah!” et des “Uh!” jaillissaient comme des pop-corns surchauffés, rebondissant sur le groove comme sur un trampoline rythmique. L’ambiance légère et décalée fit sourire Fyguie, qui se mit à claquer des doigts avec une élégance délicieusement ringarde, tandis que sa sœur, emportée par la fièvre du funk, leva le doigt vers le ciel avec la solennité d’un vieil oncle éméché en pleine démonstration de danse.

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