PERTE *** I ***
PIROS – LABORATOIRE
Les deux jeunes femmes, bien loin de l’action, s’acharnaient à trouver la moindre piste qui leur permettrait de libérer l’Œil du doigt de Tyra. Houda examinait minutieusement les données déjà collectées, tandis que Sylice pianotait avec fébrilité sur son clavier, poursuivant désespérément ses recherches.
La rouquine finit par enfoncer son visage dans ses mains. Elle n’y comprenait rien non plus. Et pour ne rien arranger, son esprit était ailleurs. Les bruits sourds résonnant au loin lui rappelaient sans cesse qu’un tout autre combat se jouait à bord du vaisseau. L’inquiétude la rongeait.
— Vous ne pensez pas qu’il n’y a rien de scientifique dans tout ça ? Comment voulez-vous trouver une explication rationnelle à une prophétie secrète ?
— Le Cosmoweb peut parfois vous surprendre. Vous ne pouvez pas imaginer tout ce qu’il recèle. Il suffit de savoir où chercher, rétorqua Sylice, concentrée.
— J’ai déjà fouillé sur Synapse. Rien de concluant.
— L’IA de Synapse est trop récente. Akasha, en revanche, pourrait être une source intéressante.
— Akasha ? s’étonna Houda en ricanant. Je ne savais même pas que ce réseau existait encore. Une antiquité.
— Et cette prophétie, n’en est-elle pas une aussi ? Dans notre cas, il faut être prêt à remuer la poussière.
Après un dernier clic, l’écran de Sylice afficha une fenêtre remplie d’un texte crypté, étrangement similaire à celui de la prophétie. Plissant les yeux, Houda se pencha dessus.
— C’est… fascinant, ironisa-t-elle.
— Je sais qu’on ne peut pas en tirer grand-chose pour l’instant, mais je vais tout de même le transférer à Zorth. Il est avec les princesses, peut-être pourront-ils y jeter un œil, sans mauvais jeu de mot.
Elle marqua une pause, fit défiler le document jusqu’en bas. Puis, soudain, un détail attira son attention.
— Regardez, là.
Houda se pencha par-dessus son épaule.
— C’est un prénom, ça ?
— Oui, je crois. Une signature. Probablement celle de la personne qui a posté ce texte.
— « N.R, Kapu – 3423 ».
PIROS - SOUTES
Kylburt se tenait non loin de Fiora, qui peinait encore à se remettre de sa blessure au sommet du crâne. L’occasion était trop belle. Il n’avait qu’à l’abattre, ici et maintenant.
Il leva son canon dans sa direction, prêt à presser la détente, mais avant même de l’effleurer, une explosion retentit soudainement, provenant de Slikof. L’onde de choc le déséquilibra. Une seconde détonation suivit aussitôt.
Se protégeant le visage d’un avant-bras, il tenta de comprendre ce chaos fulgurant qui venait de s’abattre sur la pièce. La poussière s’épaississait autour de lui, rendant la visibilité incertaine. Pourtant, au milieu de ce tumulte, une lueur violette dansait dans l’obscurité troublée. Une lame. Katany, devina-t-il.
Reprenant ses esprits, il reporta son attention sur Fiora, mais elle n’était plus là.
À sa place, une énorme brèche béante éventrait la paroi du Piros, le métal encore fondu dégoulinant lentement sur les bords de l’ouverture. Fiora s’était engouffrée dans les couloirs. Dans l’urgence, il se redressa et s’élança à sa poursuite, tandis que le combat faisait toujours rage dans les soutes.
Milo venait de faire exploser le corps de l’un des deux assaillants de Slikof. Son arme avait touché l’une des grenades à fragmentation qu’il portait à la ceinture. Son Rebondeur Quantique n’avait rien pu faire contre sa vieille arme à combustion. Ses balles à poudre, invisibles pour les nouvelles technologies, avaient fait leur travail en toute discrétion. Plus personne ne les utilisait, d’ailleurs, et ses collègues du commissariat de Durian ne manquaient pas de le lui rappeler. Ils se moquaient de lui, arguant que son arme aurait plus sa place dans un musée que sous sa veste. Mais l’officier Kal n’avait jamais fléchi. Pour lui, rien n’était plus efficace qu’un Beretta au fonctionnement rudimentaire. Elle ne tombait jamais en panne, ses systèmes ne grillaient pas. "Je charge une balle dedans, je presse la détente, et elle fait ce pour quoi elle a été conçue : tirer. Rien de plus, rien de moins", se défendait-il inlassablement. Et aujourd’hui, la sensation d’avoir eu raison traça un sourire de satisfaction sur ses lèvres.
La surprise de l’explosion fit fuir le second assaillant dans une autre direction. L’officier en profita pour rejoindre Slikof.
— Merci, Milo.
L’espion lui adressa une tape sur l’épaule avant de se redresser.
— On ne voit rien. Est-ce que vous avez croisé Kylburt ?
— Non, je ne l’ai pas vu. Mais Binny et Katany sont là. Elles m’ont sorti d’un sacré pétrin.
Slikof grogna d’insatisfaction devant le déroulement des événements. Il ferma les yeux, semblant remettre ses idées en place pour pouvoir proposer une suite efficace à ce désastre.
— Bien. Restons ensemble. On va rejoindre la position de Kylburt. Je veux m’assurer qu’il n’ait pas non plus d’ennuis. Les Adhara semblent bien s’en sortir.
Ils jetèrent un coup d’œil au ballet des lames violettes et vertes qui dansaient dans la fumée avant de se diriger vers la porte Ouest. Arrivés devant celle-ci, Slikof eut un frisson en découvrant l'énorme ouverture dans la paroi métallique. Aucune trace de son ami… Quelqu’un venait de s’introduire dans le vaisseau. Il constata avec effroi que la situation était pire que ce qu’il avait imaginé. Milo comprit immédiatement le problème et s’empressa de suivre les pas de l’espion qui s’engouffrait déjà dans la fissure.
PIROS – COCKPIT
Depuis ses écrans, Dogast assistait, impuissant, à ce fiasco militaire. Il porta son cigarillo à la bouche et en noircit le bout à l’aide de son briquet doré. Les caméras des soutes n’étaient plus que poussière ; la seule qui était encore en état de marche ne montrait qu’un amas de fumée mouvant. Il lui était impossible de savoir ce qui se passait. Impassible, il jetait de temps à autre un regard sur son visiocommunicateur, espérant une information en provenance de l’antre de la bataille, mais rien.
Il souffla sa fumée en s'enfonçant plus profondément dans son siège en cuir. Il n’aimait pas cette sensation, celle de l’incertitude, et encore moins celle de se trouver loin du conflit, bien à l’abri. La supervision n’avait jamais été son activité de prédilection. Le capitaine vérifia alors les autres caméras : le couloir Est, les cuisines, certaines cabines, même celles encore inoccupées, le bar, et autres… Rien.
Puis, dans l’aile inférieure Ouest, une ombre… puis deux. Quelqu’un se déplaçait. Il mordit son cigare entre ses dents et se pencha brusquement pour tenter de suivre ces mouvements suspects. À part Brizbi, personne n’était censé vadrouiller dans les dédales de couloirs. Mais celle-ci se trouvait à l’Est, sur le pont supérieur, non loin des cabines vides et de la salle de soins.
Sans attendre, il établit une connexion avec sa dévouée informaticienne.
— Brizbi, vous me recevez ?
— 5 sur 5, chef, répondit-elle presque amusée.
— Il y a du monde dans les couloirs.
Un court silence trahit son inquiétude.
— Où ?
— Couloir inférieur Est.
— Il y a quoi là-bas ?
— La salle de sport, l’armurerie, et les téléporteurs. Ceux qui donnent accès aux cabines, à la salle de visioconférence et au labo.
Sans attendre plus d’information de la part du capitaine, Brizbi se précipita vers l’étage supérieur depuis l’aile Est. L’idée que les intrus s’approchent du labo la nouait d’angoisse.
PIROS – SOUTES
Un cri perça la brume. Binny reconnut immédiatement la voix de sa sœur. Son cœur s’arrêta net et l’idée de terminer ce qu’elle avait commencé auprès de la jeune femme aux cheveux rouges s’évanouit. Sa seule obsession était désormais de retrouver Katany. La lueur violette de son épée ne dansait plus dans la brume, elle ne brillait plus que faiblement, à quelques mètres de là, au sol. L'Adhara cria le nom de sa sœur, mais ne reçut en réponse qu’un silence glacé et menaçant. Des larmes mêlées de rage et d’angoisse bordaient ses yeux tandis qu’elle se précipitait à la recherche de Katany.
Dans sa hâte, son pied heurta quelque chose et elle perdit l’équilibre. Elle s’effondra au sol et tourna la tête. Là, elle aperçut sa sœur, inconsciente, allongée dans une mare de sang, un bras manquant. Le membre, déchiqueté par une arme redoutable, gisait plus loin, son sabre toujours fermement tenu dans cette partie inerte de son corps. Le cœur de Binny sembla s'arrêter à nouveau. Elle se précipita au-dessus de son corps inanimé.
— Kat, Kat ! Non ! Tu m’entends ? hurla-t-elle, les yeux noyés de larmes.
Après quelques secousses désespérées, la blessée ouvrit faiblement un œil. À cet instant, le cœur de Binny retrouva enfin son rythme et, sans réfléchir, elle saisit sa sœur par le bras qui lui restait pour la relever.
— Je t’interdis de mourir, tu m’entends ?
Katany ne répondit rien, mais un léger rictus illumina brièvement son visage.
— Tiens bon, sœurette. On va retrouver le doc. Elle va te sortir de là.
Sans perdre de temps, elle se dirigea vers la porte Est, déterminée à retrouver sa mère et son frère. À en juger par le calme qui régnait dans la pièce, il était évident que plus personne ne s’y trouvait. Leur mission avait échoué, et il était désormais essentiel de limiter les pertes et de sauver ce qui pouvait encore l’être. Sans nouvelle du reste de l’équipage, sa seule préoccupation était de retrouver les siens et prendre soin de Katany.
La porte s'ouvrit sur Binny portant sa sœur, amputée d'un bras et dans un état critique. Derrière elles, une fumée noire, parfois teintée de gris, s'agitait sous l'effet des courants d'air et des éléments de la pièce encore en proie aux flammes. Cette vision apocalyptique provoqua une panique intense chez Dozik et Tamy, qui se précipitèrent dans leur direction pour leur prêter assistance.
— Par le Saint, Binny… Que s'est-il passé ? pleura Tamy.
— Il n'y a plus personne dans les soutes, on doit partir tout de suite au laboratoire. Sylice est là-bas. Elle pourra nous aider.
Sans un mot de plus, Dozik prit sa sœur blessée dans ses bras, et ils s'élancèrent ensemble vers le laboratoire, où le docteur de l'équipage pourrait les secourir.
PIROS – PORTE EST
Kybop mordait l’intérieur de ses joues. Elle ne quittait pas la porte des yeux, celle qui la séparait du silence inquiétant qui faisait un vacarme étourdissant dans sa tête depuis plusieurs minutes.
— Putain, mais pourquoi il ne se passe plus rien ?
— Peut-être qu’ils ont réussi à les avoir ? suggéra Fyguie, faussement confiant.
— Si c’était le cas, on aurait eu des nouvelles… s’inquiéta Hyldon.
La jumelle savait pertinemment que ce calme soudain n’était pas bon signe. Ne tenant plus, elle se décida à lancer un appel au capitaine.
— Mlle Flokart ?
— Dogast, qu’est-ce qu’il se passe, bordel !
— Il semblerait que les soutes soient vides de toute présence humaine. Je ne détecte plus que la chaleur de quelques foyers. Il y a du monde dans les couloirs Est. Brizbi est au courant, elle s’y dirige. Tenez votre position, ils pourraient tout aussi bien passer dans les couloirs derrière vous.
Son équipe échangea un regard terrifié. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Kybop réalisa soudain que la partie Est était celle des logements. Il était hors de question qu’ils restent ici à patienter sagement. L’attaque était maintenant interne, il fallait les rejoindre. La mâchoire tendue, ils échangèrent une œillade entendue. Personne ne resterait ici une minute de plus.
PIROS – COULOIR SUPERIEUR EST
Fiora déambulait sans savoir où aller, mais elle ressentait quelque chose, une étrange énergie qui pulsait dans ses veines. Une force qui lui indiquait de continuer son chemin. Sa vue se troublait, mais cela n’avait rien de dérangeant. C'était comme si la seule partie nette de son champ de vision était la cible à atteindre. Un halo verdoyant émanait d'une porte métallique au bout du couloir. Elle savait que c’était là sa destination.
Des pas précipités la mirent en alerte. Quelqu’un s’approchait. L’un des hommes d’Ebrédès, le dernier encore en vie, se tenait à ses côtés, la suivant tel une ombre protectrice. Cela lui rappela vaguement la présence de Drike, et cette idée la rassura.
— Ouvre les portes.
L’homme, armé d’un Cloneur Spemann, déposa l’appareil contre l’une des parois avant de tapoter frénétiquement dessus. Le boîtier pouvait générer des signatures "clones" des commandes de sécurité, dupant ainsi le système en lui faisant croire que l’accès était autorisé. Le confinement serait alors désactivé dans un rayon d’une cinquantaine de mètres.
Après une série de sonneries déclenchées par le piratage, toutes les portes s’ouvrirent simultanément. Les occupants des cabines se retrouvaient désormais complètement à la merci des assaillants. Fiora ricana de satisfaction et entama sa procession en direction du halo, sans même jeter un œil dans les portes ouvertes qu’elle dépassait.
PIROS – LABORATOIRE
Lorsque la porte s’ouvrit, les deux jeunes femmes sursautèrent. Houda agrippa l’épaule de Sylice, encore assise à son bureau. Cette dernière se leva rapidement et s’approcha prudemment de la porte, tentant de la refermer sous le regard terrifié de sa collègue. Elle appuya sur le bouton de fermeture, mais rien ne se produisit : la porte était bloquée en position ouverte. Sylice fronça les sourcils, consciente que cela n'annonçait rien de bon. Houda l'invita à reculer pour se mettre à l'abri, mais une femme à la peau sombre passa devant elles d’un pas pressé, sans leur prêter la moindre attention. Les deux jeunes femmes se figèrent, incapables de décider de la meilleure option pour éviter une attaque. Devaient-elles rester retranchées, espérant que personne n’entre, ou fuir à la recherche d'un autre abri ?
Mais avant même qu'une décision puisse être prise, des tirs résonnèrent dans le couloir, faisant trembler les murs. Sylice se précipita derrière la table d'examen métallique, qu'elle fit basculer pour l'utiliser comme un bouclier de fortune. Dans sa course effrénée, elle saisit fermement Houda par le poignet, l'entraînant avec elle. Les deux femmes se bouchèrent les oreilles, se repliant sur elles-mêmes, leurs mains serrées l'une dans l'autre.
Après les détonations, des voix familières s'élevaient ici et là, hurlant des directives confuses. Puis, dans une précipitation désordonnée, la famille Ristoc s'introduisit dans le laboratoire, désormais transformé en une forteresse désespérée.
— Sylice ! s’écria Tamy.
La scientifique se redressa et fit signe à Houda de remettre la table en ordre. À la vue de l’urgence, le calme et l’ordre reprirent leur emprise sur son esprit. Elle avait une mission, celle pour laquelle elle avait embarqué à bord de ce vaisseau : prendre soin de son équipage. Tout semblait étrangement se remettre en place. Une sensation rassurante qui lui permettait de faire abstraction de l’agitation extérieure. D’un geste mécanique, elle rassembla du matériel médical et invita Houda à se tenir à ses côtés pour l’assister. La famille Ristoc, complètement acculée par les événements, restait inerte, tous trois immobiles face à la table médicale, hébétés. Les écrits qui les hantaient prenaient vie sous leurs yeux et s’insinuaient insidieusement dans leurs esprits. Allaient-ils vraiment n’être plus que trois ?
D’autres voix s’élevèrent derrière eux, les rappelant à d’autres urgences : aider leurs amis, ceux qui tenaient encore debout. Dans cette logique, l’aînée de la famille s’approcha de l’embrasure de la porte, espérant apercevoir un autre membre de l’équipage.
— Brizbi… Elle a l’air en difficulté, murmura-t-elle.
Malgré le vacarme assourdissant, les oreilles attentives de la rouquine captèrent la nouvelle dans un frisson d’inquiétude. Mais elle ne pouvait se détourner de sa tâche. Sylice comptait sur elle, et Katany s’enfonçait de plus en plus. Elle se pinça la lèvre inférieure, retenant ses larmes, puis laissa le sort de Brizbi entre les mains de ceux qui seraient plus à même de lui venir en aide.
— Allons-y. On sera plus utiles sur le terrain, lança Tamy.
Le regard de la mère de famille avait changé. Jamais ses enfants ne l’avaient vue ainsi. Une flamme vengeresse s’embrasait dans ses iris émeraude. Son âme de guerrière Adhara venait de refaire surface, la rage au ventre. Un vieux sentiment, qu’elle avait abandonné sur d’anciens champs de bataille, sonnait le glas d’un retour héroïque.
Tamy voulait en découdre. Maintenant. Et si c’était l’occasion de sauver d’autres amis, alors qu’il en soit ainsi. La raison l’avait quittée. Portées par cette furie naissante, les trois têtes roses quittèrent le laboratoire.
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