I
ELTANIN - QUATRE HEURES QUARANTE-CINQ
Mon réveil sonne, m'arrachant à un sommeil de piètre qualité. Sans ouvrir l'œil, je balance un coup, bien décidée à faire taire cet appareil maudit. Mon geste, trop enthousiaste, manque sa cible. Résultat : je bascule du lit et m’écrase le visage contre le sol, les cheveux en bataille devant mon front.
Magnifique début de journée.
— Putain...
Je souffle sur une mèche rebelle qui me barre les yeux, tandis que ma joue encore tiède repose sur le sol glacé de ma chambre. Mon corps et mon esprit, encore engourdis, peinent à émerger. C’est alors qu’une voix familière surgit, brisant cet état de demi-sommeil.
— Salut la Compagnie ! Comment va Mademoiselle Flokart, en cette belle matinée !
Comme chaque matin, mon compagnon de "cellule" déborde d’une bonne humeur qui me donne la nausée. Un véritable rayon de soleil dans cette prison de glace. Sa jovialité m’épuise autant qu’elle m’agace. Pourtant, cela fait tellement d'années que je suis coincée dans ces mines, depuis mes treize ans, et aussi loin que je me souvienne, Guitry a toujours été là. Aussi fidèle que ma mauvaise humeur.
Guitry Holt est un homme grand et robuste, forgé par les années passées dans les mines d'Eltanin. Sa peau d'ébène, endurcie par le temps et le labeur, est comme un livre usé par des histoires d'une pénibilité sans nom. Pourtant, ses lèvres charnues esquissent souvent un sourire chaleureux, et ses yeux en amande, même s'ils sont marqués par les épreuves, scintillent de malice et d'un humour inaltérable. Il a ce regard qui vous accroche, prêt à lancer une blague ou à trouver la lueur d'espoir là où il n'y a que ténèbres.
Ses cheveux frisés, coupés courts, encadrent son visage, où chaque ride semble faire écho à nos rires partagés. Il porte toujours son veston en cuir noir sans manches, usé par le temps, qui dévoile un chemisier marron entrouvert sur le col, déchiré par endroits. Il ne s'en soucie guère, l'élégance et la mode ne sont pas vraiment la signature d'Eltanin. Son jean, rafistolé maladroitement aux genoux, témoigne de sa débrouillardise. Mais malgré tout l'amour que je lui porte en secret, il m'est impossible de le supporter au réveil.
— Guitry... Qu'est-ce qu'on a dit sur les matinées ?
Il prend un air faussement sérieux et commence à énumérer mes règles du matin, comptant exagérément sur ses doigts.
— On ne parle pas. On ne crie pas. On ne respire pas...
Il continue son imitation, singeant ma voix avec une ironie appuyée. Je décide de ne pas relever. Le mieux que je puisse faire pour éviter de l’étrangler, c’est l’ignorer.
— Allez, Kyb ! Haut les cœurs ! lance-t-il d’un ton enjoué.
D’un geste brusque, il me donne une tape dans le dos. Une tape de trop. Mes nerfs sont désormais en pelote.
— Guitry ! fais-je d’une voix menaçante.
Je me tourne pour lui faire face, les sourcils froncés. Cet idiot lève les mains en signe de reddition, un sourire malicieux sur le visage.
— Oups... Règle numéro quatre cent quatre-vingt-dix-huit du matin : "Ne pas toucher !" se moque-t-il en prenant une voix caricaturale.
— Tu sais, un jour, je vais te faire du mal !
— Je sais que tu ne le feras pas.
Avec une audace qui frôle l’insolence, il passe son bras autour de mon cou, m’attirant contre lui dans un geste à la fois brusque et amical.
— Tu m’aimes bien trop pour ça. Moi et ma chère amie : la joie de vivre !
Je roule des yeux avec un air de dégoût, mimant quelqu’un sur le point de vomir. Pourtant, malgré son insupportable bonne humeur, Guitry est mon meilleur ami. Mon frère d’infortune. C’est lui qui me supporte depuis toutes ces années.
Je pense même avoir fini par apprécier sa compagnie. Mais pas le temps de tergiverser : il est l’heure d’aller accomplir nos besognes.
ELTANIN - ONZE HEURES DIX-HUIT
Cela fait maintenant plus de six heures que nous travaillons sans relâche, et ces mines poussiéreuses m’infligent une migraine de tous les diables. Je n’aurais jamais cru que le métal puisse dégager une odeur aussi nauséabonde. Extraire du Californium est une véritable plaie. Ça pue le soufre et ça s’insinue dans les poumons avec une lenteur insupportable.
La plupart des mineurs sont ici depuis leur plus jeune âge, creusant sans fin dans les parois rocailleuses des entrailles de cette planète glacée et silencieuse. Sa surface, recouverte d’un manteau de neige éternelle, reste inhabitée, seule la profondeur étant exploitée pour ses ressources rares et d'une valeur inestimable. Il est évident que personne n’a choisi cette vie volontairement. Personne ne se sacrifie ainsi pour de maigres revenus, en mourant peu à peu à cause des substances qu’on extrait sans cesse.
Les gens qui travaillent ici sont pour la plupart des exclus : des repris de justice, des bannis, des fugitifs, ou des orphelins abandonnés. Ce sont des laissés-pour-compte, des ombres, coincées dans ce labyrinthe minier empoisonné.
— Hey, Kyb ! T’es dans les nuages ou quoi ? me lance-t-il joyeusement.
— Oui, désolée. J’étais ailleurs, réponds-je, les yeux toujours perdus dans le vide.
— Et je peux savoir où ?
Je hausse les épaules, un soupir m’échappant.
— Je ne sais pas... Ailleurs. N’importe où. Ça ne pourra jamais être pire qu’ici.
Il éclate de rire, bruyamment.
— Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de drôle, Guitry !
Mon air renfrogné semble le divertir encore plus.
— C’est fou comme tu réussis toujours à voir les choses sous un angle aussi négatif.
Il répète mes mots en secouant la tête, amusé.
— "Jamais pire qu’ici", répète-t-il en frappant sa pioche dans la roche.
Mais alors qu’il continue son numéro, une explosion secoue la mine. Le sol vibre sous nos pieds, la déflagration surgit des tréfonds et atteint le puits vertical. Ce tunnel immense de huit cents mètres de profondeur creusé pour extraire les ressources minérales du sous-sol, nous transmet sa violence.
— C’était quoi, ça ? hurle-t-il, me sautant presque dessus.
L’air devient insoutenable, une odeur pestilentielle envahit l’espace. Une fumée grise et épaisse nous enveloppe, rendant la visibilité presque nulle. L'air devient irrespirable et la tension monte d’un cran.
— Guitry !
Je tends les bras, cherchant à l’attraper. Il est tout près, mais s’agite dans tous les sens comme un idiot.
— J’suis là, j’suis là ! me rassure-t-il, paniqué.
— Suis-moi ! On doit sortir d’ici rapidement, sinon on va crever d’asphyxie.
Je repère sa voix et finis par saisir son col. Ensemble, nous essayons d’avancer, mais les quintes de toux nous ralentissent. L’air dans le tunnel est un véritable poison, un mélange de californium, de poussière et de métaux divers. Chaque mouvement est un combat. Mon corps lutte pour ne pas s’effondrer, mes muscles tétanisés par l’oxygène raréfié. Une brûlure intense ronge ma poitrine, tandis que mes poumons peinent désespérément à se remplir. Vidés de leur énergie, mes membres s’alourdissent à chaque pas, mais je m’oblige à garder Guitry près de moi, malgré ses mouvements désordonnés.
Après une dizaine de minutes à lutter pour notre survie, une faible lumière perce à travers la fumée toxique. Ces rayons, fragiles mais rassurants, semblent provenir d'une sortie de fortune, en haut d’un escalier.
— Là ! La sortie ! toussote-t-il.
Portés par un ultime espoir de survie, nous gravissons péniblement les marches, nos corps poussés au-delà de leurs limites. Chaque pas nous rapproche de l’air libre, le seul remède pour purger cette pourriture qui ronge nos poumons et nous débarrasser de la fumée funeste tapissant nos bronches.
Une fois à l'extérieur, je tombe à genoux, les mains sur les cuisses, et j'inspire profondément. À ma grande surprise, la bouffée d'air s'avère douloureuse. Je me tourne alors pour jeter un œil à mon binôme. Sans surprise, il est à quatre pattes dans la neige, crachant ce qu'il a inhalé. Mon regard se pose ensuite sur l'entrée de la mine encore fumante, telle une cheminée en plein hiver. Mon cœur se serre en réalisant que nous sommes les seuls à en être sortis.
— Y a-t-il encore des gens coincés là-dedans
D’où pouvait bien venir cette explosion ?
Sont-ils tous morts ?
Des applaudissements me tirent brusquement de mes pensées, suivis d'un rire étrangement doux, résonnant au milieu de la montagne.
— Bonjour à vous !
L'inconnu continue d’applaudir, comme si tout cela était normal.
Que fait cet homme ici, en pleine zone minière d'Eltanin ?
Est-ce lui qui a fait sauter la mine ?
— Veuillez excuser mon impolitesse. Je me présente, Zorth Kidyne, pour vous servir ! annonce-t-il en faisant une révérence.
— C’était vous, l’explosion ? demandé-je, incrédule, encore sous le choc
— Oh oui, encore désolé pour cette introduction quelque peu théâtrale.
Guitry et moi échangeons un regard stupéfait.
Il vient vraiment d’avouer cela en riant ?
— J’aurais peut-être dû m’adonner à une approche plus mesurée. Cependant, j’étais pleinement informé que votre poste de travail se trouvait à proximité immédiate de la sortie ce matin. L'explosion, quant à elle, a pris sa source dans les profondeurs de la mine. Il n’y avait donc nullement lieu de s’inquiéter ; vos chances de survie étaient, pour ainsi dire, des plus considérables.
Je me redresse, folle de rage. À la vue de ma réaction, il opère un mouvement de recul, manquant de tomber de la falaise. Une fois face à lui, je constate que je le dépasse d'une tête. Il est ridiculement petit. Ce Zorth Kidyne est un homme d'âge moyen, au teint chaud et doré, arborant des traits délicats. Ses yeux sombres et ses cils interminables sont d’une expressivité frappante, tandis que sa mâchoire fine et ses joues légèrement creusées accentuent son allure chétive. Ses cheveux noirs sont soigneusement coiffés et se dégage de lui un parfum quelque peu féminin. C’est un homme coquet. Je ne comprends vraiment pas ce que cet homme peut bien faire sur Eltanin, encore moins pourquoi il aurait voulu faire sauter une mine.
Que fait ce freluquet ici ?
— Votre explosion a sans doute tué tous les mineurs !
Guitry me rejoint, tout aussi furieux, et ajoute d'un ton menaçant :
— Vous feriez bien d’effacer ce sourire de votre visage, immédiatement !
— Et vous allez nous expliquer pourquoi vous avez fait ça ? hurlé-je en le secouant au-dessus du vide.
Zorth pose ses mains sur les miennes, tentant de dissiper la menace qui pèse sur lui. Son sourire s'efface, remplacé par un visage de pure terreur.
— Permettez-moi, je vous prie, de clarifier cette situation... Mais, je vous en conjure, accordez à mes pieds la grâce de retrouver le sol, implore-t-il, sa voix tremblante trahissant l'angoisse qui le gagne.
Bien que ma colère soit palpable, l'envie d'entendre ses explications l'emporte. Je le repose lentement dans la neige, tout en conservant ma prise sur son affreux costume violet.
— On vous écoute, grogne Guitry en tapotant, du doigt noirci par la suie le front du gringalet.
Il s'éclaircit la gorge, visiblement nerveux, avant de s'expliquer.
— Nul ne devait être informé de ma mission consistant à vous chercher. C’est pourquoi j'ai pris la décision, fort regrettable mais nécessaire, de faire exploser la mine. J’étais persuadé que vous seriez les premiers à en sortir.
— Pourquoi venir nous chercher ? m’enquiers-je, la tension montant dans ma voix.
Je le secoue brusquement, son visage se contractant sous la pression de mes mains.
— Je suis missionné par le Roi Gotbryde lui-même ! proclame-t-il en levant fièrement un doigt.
Guitry fronce les sourcils, l'incompréhension peignant son visage.
— Jamais entendu parler de lui...
Zorth semble vexé par cette ignorance.
— Mais qui êtes-vous, au juste ? insisté-je sur un ton menaçant, ma patience à bout.
— Comme je vous l’ai dit, je suis Zorth.
— Désolée, Zorth, mais je ne vous connais pas.
— Je viens directement de l'étoile Gudja.
— Un Gudjanien... J'aurais dû m'en douter... murmure Guitry à mes côtés.
Les Gudjaniens sont célèbres dans tout l'univers pour leurs goûts vestimentaires excentriques et leur langage raffiné, presque désuet. Généralement frêles, ils sont réputés pour leur vivacité d'esprit et leur diplomatie. Nombre d'entre eux occupent des positions de pouvoir, soit dans la politique, soit aux côtés de personnages influents. La négociation, les joutes verbales et les marchandages sont leur domaine. Cependant, il est rare de les voir s’impliquer dans des affaires périlleuses. Si leur art du verbe est une seconde nature, le courage, en revanche, leur fait cruellement défaut.
— Et qu’est-ce qu’un Gudjanien fait ici ? reprend Guitry.
— Une excellente question ! s’exclame Zorth, levant son index dans un geste solennel.
— Je suis ici en mission de la plus haute importance, déclare-t-il avec une gravité marquée. Je suis un humble serviteur du roi Gotbryde. Son conseiller !
— Nous ne connaissons pas votre Roi ! s'agace Guitry, un sourire moqueur aux lèvres.
— Comment pouvez-vous ignorer l’existence de Sa Majesté, le Roi Gotbryde ?! lance Zorth, l’indignation frappant ses mots.
— L'univers est peuplé de Rois et de Reines autoproclamés, réponds-je avec désinvolture et mépris.
Zorth me lance un regard accusateur, son visage se tendant sous l'effet de cette remarque désobligeante sur son Roi bien-aimé.
— Fort bien, permettez-moi de vous poser une question, poursuit-il, sans se laisser troubler par nos réticences. Daignez-vous me suivre ?
— Attendez un instant, laissez-moi réfléchir, réponds-je en feignant un profond esprit de réflexion.
Guitry et moi échangeons un regard complice, une lueur de sarcasme dans les yeux.
— Vous avez fait sauter la mine, commencé-je, tout en pesant mes mots.
— Manqué de nous tuer, ajoute Guitry, levant un doigt accusateur.
— Vous avez fait irruption de nulle part, vêtu d’un costume violet que même un Glatorien n'oserait arborer, poursuivis-je.
— Nous ne vous connaissons pas, intervient Guitry, en levant un second doigt.
— Vous venez de la part d’un Roi dont nous n’avons jamais entendu parler, finis-je.
— D’accord, d’accord, je comprends vos sarcasmes ! soupire Zorth, une touche de frustration dans la voix. Cependant, sachez que si vous demeurez ici, d’autres individus, bien plus perfides et menaçants pourraient bien croiser votre route.
— Qui ? Pourquoi ? le secoué-je plus vigoureusement encore, impuissante à comprendre ses réponses floues, la situation m'échappant complètement.
Soudain, un bruit de pas étouffé par la neige capte mon attention, me faisant me tourner instantanément
— Les malappris ! Ils sont déjà là ! Il nous faut fuir, nous pourrons discuter de tout ceci plus tard ! s’écrie Zorth, visiblement en proie à une panique palpable.
Je ne saisis pas entièrement la nature de la menace, mais une intuition me dit que nous serons davantage en sécurité aux côtés de ce Gudjanien que près de ceux qui s’avancent dans l’ombre.
— Il m’a l’air totalement inoffensif, me rassure Guitry, les yeux fuyants. On a toujours voulu fuir ce caillou maudit, voilà peut-être notre chance, Kyb !
L’idée de fuir ce 'caillou maudit' résonne dans mon esprit comme l’appel d’un ailleurs, d’une liberté qu’on n’a jamais connue. Nous avons passé nos vies à lutter, non seulement pour extraire ce fichu californium, mais aussi pour survivre aux autres, dans ce coin où la guerre entre mineurs est presque aussi dangereuse que le travail lui-même. Ici, tout est péril et violence. La seule chose qui pourrait nous manquer, ce sont peut-être les ragots du fond de la mine, que nous échangions chaque soir dans l’intimité de notre cellule devenue notre seul foyer.
— D’accord ! On bouge !
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