I
PIROS - LABORATOIRE
Les bras croisés, l'épaule appuyée contre le mur du laboratoire, j'attends. Bien déçue de ne pas avoir pu me reposer avec Guitry.
— Bon alors ? Qu'est-ce que vous voulez me dire de si intéressant ?
Sylice est absorbée par son microscope et ne me répond pas. Elle ose même lever l'index dans ma direction, me faisant signe de patienter, voire de me taire. C'en est trop pour moi. J'attrape son bras, encore tendu vers moi, dans l'espoir d'attirer son attention. Mais cela ne fonctionne pas, elle reste imperturbable, n'essayant même pas de dégager son bras de mon emprise.
— Approchez, dit-elle calmement en faisant rouler sa chaise vers l'arrière pour me laisser le champ libre.
Elle insiste d'un mouvement de tête en direction du microscope.
— Je dois regarder dans ce truc ? À quoi bon ? Je n'y comprends rien. Je ne suis pas une scientifique...
— Et alors ? Même un idiot est capable d'émettre des constatations d'un simple coup d'œil, s'impatiente-t-elle.
— Je ne suis pas idiote. Je n'ai juste pas envie de perdre mon temps. Si vous avez des conclusions, alors je vous écoute.
Sylice hausse les épaules, déçue. Néanmoins, elle se lève de sa chaise avec une expression inattendue : de l'excitation.
— C'est votre sang ! Vous rendez-vous compte ?
Je ne réalise clairement pas ce qu'il y a d'incroyable dans cette information, et cela se lit sur mon visage.
— Et ?
— Les petits ronds rouges ! Ce sont vos globules rouges !
— Ok...
Ne pouvant que constater mon manque d'enthousiasme, Sylice se lance.
— Je vous explique, Flokart...
Une flamme s'embrase dans ses yeux. Ce qu'elle est sur le point de partager avec moi semble habiter son âme. Une passion dévorante l'anime.
— Dans l'espace, le corps détruit près de 54 % des globules rouges durant les six premiers mois. Ce phénomène, connu sous le nom d'anémie spatiale, se manifeste par une fatigue intense, des difficultés respiratoires, une tachycardie, une pâleur et bien d'autres symptômes. Tout le monde connaît cela lors de ses premiers voyages spatiaux, mais aujourd'hui, ces effets disparaissent rapidement chez presque tous. L'anémie est une diminution anormale du taux d'hémoglobine dans le sang. Quand le nombre de globules rouges diminue, la quantité d'hémoglobine baisse aussi. Les tissus et organes ne reçoivent alors plus assez d'oxygène, privant le corps de son carburant, ce qui le fait fonctionner au ralenti. Autrefois, nous avions recours à un traitement par injections d'érythropoïétine pour stimuler la fabrication de globules rouges. Mais après des millénaires de voyages spatiaux, nos organismes mutent. Nous nous adaptons, et notre corps commence à produire les ressources nécessaires pour compenser ce manque d'hémoglobine. Les fluorocarbures, présents dans notre système, transportent efficacement l'oxygène. Aujourd'hui, ce mal n'est qu'un vieux souvenir scientifique. Cependant, le sang des habitants de l'espace est incolore, en raison de leur taux d'hémoglobine bien trop faible pour provoquer une coloration. Ce qui n'est pas votre cas, Flokart. Dans le microscope, votre sang apparaît rouge, bien qu'à l'œil nu, cela ne soit pas visible.
Je comprends que cela comporte un attrait extraordinaire pour elle.
Mais est-ce une bonne nouvelle ou pas ?
— Sylice... Soyez plus claire et plus... concise. Qu'est-ce que cela signifie exactement ?
— Cela peut vouloir dire deux choses : soit vous venez de naître et votre corps n'a pas encore fait son boulot. Soit vous...
— Attendez, attendez, pas trop vite. Comment ça : "Pas encore fait son boulot" ? répété-je, complètement perdue.
— C'est un peu comme les dents de sagesse. À travers l'évolution, ces dents, autrefois essentielles pour mastiquer de la viande crue, deviennent obsolètes. Notre mâchoire, moins robuste aujourd'hui, ne parvient souvent pas à les accueillir. Bien que certains naissent sans ces dents, d'autres doivent les faire retirer pour éviter infections et douleurs. De la même manière, nos globules rouges disparaissent presque entièrement lors du premier voyage spatial, laissant place aux fluorocarbures, qui s'adaptent pour assurer notre transport d'oxygène. Une évolution nécessaire, qui, à terme, fera partie de notre ADN de manière définitive.
— Ok. Et donc, deuxième possibilité ?
— Vous êtes une Sang-Rouge. Ce qui veut aussi dire que Zorth a raison.
Sang-Rouge ? Pourquoi ai-je la sensation d'avoir déjà entendu ça quelque part ?
— Zorth a raison sur quoi ?
— Kydine nous parle de tout ça. Comme quoi les Sang-Rouge existent encore. On pense tous qu'il fabule.
— Ok... Mais c'est quoi un Sang-Rouge ? interromps-je.
— Les Premiers Venants. Les Originels, bougonne-t-elle.
— Les Golts ?
— Non. Pas selon la Prophétie de l'équilibre. On parle des Terriens.
— Les Terriens ?
— Selon cette Prophétie, les Golts sont en fait issus des Terriens, et non l'inverse. Les Terriens sont les véritables Originels de l'espace dans lequel nous évoluons, bien que leur nombre soit désormais réduit. Certains prétendent même que leur espèce est éteinte. Une poignée colonise d'autres galaxies, donnant naissance à toutes les espèces que nous connaissons aujourd'hui. Après des milliers d'années d'évolution sur différentes planètes, chaque espèce développe ses propres caractéristiques. En revanche, ceux qui restent sur Terre, appelés les Originels, conservent leur ADN des Premiers Venants, ceux qui ne voyagent pas. Lors de la destruction de la Terre, ils doivent partir, mais leur globule rouge reste presque intact, formant ainsi une lignée pure, directement issue des Premiers-Venants.
— Et comment cela est-il possible ? Ils doivent à leur tour changer. Enfin, leur ADN mute certainement.
— Une Confrérie appelée la Confrérie des Hématiens veille sur la poignée de Sang-Rouge subsistant dans l'univers. Faisant tout leur possible pour éviter leur voyage à travers les galaxies et le métissage. Permettant ainsi de préserver une lignée pure.
Je prends un moment pour remettre toutes ces informations en place.
— Donc... vous insinuez que je suis issue des Premiers-Venants ?
— Je n'insinue pas. J'affirme, garantit-elle dans un clin d'œil de satisfaction.
Les deux scientifiques digèrent lentement tout ce qui leur arrive, et la tâche n’est pas facile. Le stress accumulé durant leur court, mais néanmoins mouvementé, séjour au poste de police, ajouté aux effets secondaires de l’alcool, rend le processus encore plus pénible.
— On devrait prendre un jour ou deux... propose Fyguie, son teint pâle trahissant l’épuisement.
Houda acquiesce en silence, le regard perdu dans ses pensées.
— Oui... Il faudrait aussi qu’on mange quelque chose. Ça pourrait nous remettre d’aplomb.
— Tu as raison, je meurs de faim, soupire Fyguie en posant une main sur son ventre qui proteste bruyamment.
— Et puis, ça nous fera du bien. Notre corps a besoin de carburant ! ajoute Houda avec un sourire fatigué, mais sincère.
Sans en dire davantage, les deux amis se mettent d’accord : ce sera le Floggy’s, véritable temple de la malbouffe sur Durian. Rien de mieux pour un lendemain de cuite aussi sévère.
De leur côté, toujours en filature, Milo et Lofy suivent discrètement les deux scientifiques. Ils comprennent vite que ce fast-food est un refuge de choix pour les journées difficiles et se réjouissent eux aussi de pouvoir s’y rendre sans changer leur programme.
— Ok... J’ai l’impression que tout le monde aime se réconforter au même endroit, s’amuse Milo avec un sourire en coin.
TERRE II – VILLE DE DURIAN – FLOGGY’S
Après dix minutes de marche, tout le monde arrive au Floggy’s. Fyguie et Houda, absorbés par leur besoin de calme et de nourriture, ne remarquent même pas la présence des policiers, qui les suivent à une distance respectable. Ces derniers choisissent stratégiquement un emplacement pour surveiller les scientifiques sans être vus, comme de vrais experts en filature.
Pendant que Fyguie et Houda passent commande tranquillement, échangeant quelques plaisanteries fatiguées, deux silhouettes s’approchent soudainement de leur table. Sans se douter de rien, Fyguie et Houda lèvent les yeux, surpris, mais loin d’imaginer qu’ils sont sous surveillance.
— Salut, les génies.
Ils se figent en reconnaissant les deux invitées surprises : les terroristes responsables de l’explosion du commissariat la veille. Aucun des deux n’ose ouvrir la bouche et ils se tassent dans leur siège, comme deux lapereaux apeurés. Les deux femmes prennent place à leur table sans demander leur avis.
— Alors, on se ravitaille ? questionne malicieusement la blondinette.
Elle appuie ses coudes sur la table pour approcher son visage de celui d’Houda, dans le simple but de l’intimider. Fyguie prend immédiatement un ton sec pour maintenir une distance.
— Que voulez-vous ?
— Tout doux, mon grand, lance Krane avec un sourire railleur. On veut juste discuter.
— Oui, juste discuter, répète son acolyte.
La serveuse arrive pour déposer leurs menus sur la table. Sans attendre, le perroquet de Krane dérobe une poignée de frites encore chaudes. Houda la dévisage, outrée.
— Hey ! Ce sont mes frites.
L’autre lui répond par un rire menaçant, tandis que Fyguie lui lance un regard silencieux pour signifier de ne pas faire de vague.
— Sois mignonne, ma jolie, et reste tranquille, prévient la blonde, son regard malicieux.
À l’autre bout de la pièce, la Commissaire s’affole.
— Qu’est-ce qu’elles foutent là ?
— Ce n’est pas bon, ça... s’alarme l’officier Kal.
À la table des deux scientifiques, la conversation continue.
— Alors voilà... Parait-il que vous êtes vraiment deux petits génies tous les deux ? J’aime les génies... Ceux qui manient les formules et les compositions chimiques. Mais avant tout, pardonnez-moi, je ne me suis pas présentée. Manko Krane. Et ça, c’est Brizbi Varane. Mon bras droit.
Les deux scientifiques restent crispés sur leur fauteuil, ne sachant pas quoi répondre. Varane continue de se servir des frites sous le regard irrité d’Houda.
— Vous êtes ici pour me voler mes frites ou vous aviez quelque chose à nous dire ?
Krane esquisse un sourire amusé.
Manko Krane est une femme qui ne passe pas inaperçue, et c’est précisément ce qu’elle désire. Ses cheveux, d’un rouge éclatant, affichent une teinte artificielle qui ne trompe personne sur sa volonté d’être vue. Ses vêtements ajustés et moulants exposent ses formes avec une assurance sans pareil. Chaque détail de son apparence témoigne de son besoin de se faire remarquer, de ses cheveux flamboyants à ses bijoux ostentatoires. Elle s’impose comme une reine du chaos, convaincue de son invincibilité.
— Décidément, vous ne savez pas quand vous taire, ma chère... Je ne sais pas si j’aime ça ou pas...
Varane pioche dans le plateau de Fyguie, guettant sa réaction. Il la regarde faire, sans relever, comprenant son jeu de provocation.
— Nous sommes ici parce que notre chimiste a rendu l’âme, annonce-t-elle comme s’il s’agissait d’un objet hors d’usage.
— Et alors ? En quoi cela est notre problème ? rétorque Houda.
Les deux femmes éclatent de rire, se poussant mutuellement sur leur fauteuil. Manko reprend soudainement son sérieux, son regard glacial fixé sur eux.
— C’est devenu votre problème à partir du moment où c’est vous qui l’avez écrabouillé avec le plafond.
Fyguie ferme les yeux, exaspéré. Ils n’en sortiront donc jamais ?
Varane, la bouche pleine, lance une proposition :
— Du coup, on s’est dit que vous alliez vous occuper des labos.
Houda manque de s’étouffer.
— Pardon ?
— Oui. En attendant, confirme Varane, l’air de rien.
— En attendant quoi ? reprend Houda, sous le choc.
— En attendant que nous trouvions un nouveau chimiste compétent, coupe Krane avec un ton menaçant.
— Et si on ne veut pas ? ose Fyguie.
Krane lance un regard sidéré à Varane.
— Eh bien, c’est simple. Quelqu’un vous retrouvera dans une poubelle demain matin.
— Ou dans plusieurs, si je suis d’humeur joueuse, ajoute Brizbi avec un sourire malsain.
Ils comprennent qu’ils ne peuvent pas négocier.
— Combien de temps ? demande Fyguie, tremblant.
— Le temps qu’il faudra...
Krane glisse un papier sur la table. Varane insiste d’un signe de tête pour qu’ils le prennent.
À l’autre bout du restaurant, les policiers observent la scène.
— Commissaire, vous pensez qu’ils sont complices ?
— Ils n’ont pas l’air consentants. Krane les menace. C’est un recrutement forcé.
Un silence plane entre eux.
— Alors, elle avait un seul chimiste ?
— Oui... Maintenant, elle en a deux, conclut la Commissaire d’une voix glaciale.
Annotations
Versions