La fin de l'humanité
Lorsque j’ai offert la liberté aux hommes, ils ne s’en sont pas tout de suite rendu compte : pendant longtemps, ils ont continué à implorer mon pardon, à craindre mon courroux, à prier pour leur salut, à faire la guerre en mon nom, à solliciter mon opinion, à réclamer mon Amour. Mais cela ne servait plus à rien, j’avais coupé le cordon.
Je dois avouer qu’il n’a pas été facile de m’affranchir de la responsabilité sur mes créatures, de me réduire à un simple statut d’observateur... mais n’est-ce pas le rôle de tout Père que de laisser grandir ses enfants, de leur lâcher la bride le moment venu ?
Je ne pouvais deviner que les Hommes, quand ils prendraient enfin conscience d'être livrés à eux-mêmes, s’ingénieraient à causer leur propre perte. Si j’étais joueur, j’aurais parié qu’ils finiraient par détruire la Terre qui les accueille. Mais ils ont trouvé une méthode encore plus originale pour aboutir à la fin de leur espèce.
Tout a commencé par une découverte scientifique à laquelle Je n’aurais même pas pensé, tout Dieu que Je suis.
Les humains auront toujours su me surprendre.
Une équipe de chercheurs français avait découvert qu’il était possible de transférer l’âme d’une personne dans un espace virtuel dédié, pour un voyage sans retour. Ils avaient appelé cet endroit la Noosphère, en référence à la théorie d’un dénommé Père Teilhard de Chardin, qui pensait que les esprits humains étaient tous connectés entre eux dans un grand nuage. C’est ainsi qu’il expliquait qu’une même découverte pouvait avoir lieu au même moment, dans des endroits différents. Idée séduisante, mais complètement fumeuse.
Cette découverte aurait pu en rester au stade d’embryon, comme beaucoup d’entre elles, si des sociétés privées n’avaient pas flairé un bon coup et ne s’étaient pas penchées dessus pour lui trouver une application commerciale.
L’idée de pouvoir séparer l’âme du corps offrait la perspective de s’affranchir entièrement de l’obsession qui maintenait les humains dans la crainte : la mort.
Il y avait moyen de gagner beaucoup d’argent en vendant ce service. Car il s’agissait bien de supprimer l’incertitude du devenir de l’âme après la mort, et de s’assurer de son immortalité. Tout le monde était prêt à payer pour ça… Tout le monde était prêt à vendre son âme, sans mauvais jeu de mot.
Les Quatres Géants de l’Informatique s’unirent dans un projet titanesque qui allait bouleverser l’humanité, et décidèrent d’en partager les bénéfices juteux.
Google investit dans des serveurs sécurisés dédiés au repos des âmes dans la Noosphère, et prit en charge les questions de connectivité à ses propres plateformes. Une technologie fiable, robuste et performante, pour un service irréprochable.
Apple, via sa division HealthKit, souhaitait ouvrir le service à tous (pour gagner plus d’argent). Pas seulement à ceux qui avaient décidé de “partir” et avaient entamé une démarche de leur vivant pour exécuter le voyage vers la Noosphère, mais aussi à ceux qui craignaient de mourir avant d’avoir pu effectuer la manipulation : la majorité des gens en réalité, car les humains ne savent généralement pas quand leur heure est venue. Apple développa donc une puce à insérer sous la peau (indolore), qui permettait de mesurer les variables corporelles en temps réel afin de prédire la mort du client avec une probabilité de 99.98%. Juste avant le décès du patient, le logiciel effectuait automatiquement l’extraction de l’âme vers la Noosphère, laissant sur Terre l’enveloppe corporelle vidée de sa substance. Bien évidemment, la puce permettait tout un tas de choses supplémentaires (payantes) mais c’est une toute autre histoire. En tout cas, avec cette puce, c’était la tranquillité d’esprit assurée, les gens pouvait vivre sereinement sans craindre une mort inopinée : leur âme était programmée pour le grand saut.
Facebook assura la promotion auprès du grand public via les différents réseaux sociaux qu’elle possédait. L’entreprise de Zuckerberg, avec le soutien des médias traditionnels, rassura les gens en expliquant ce qu’il advenait de l’âme une fois le transfert effectué : une fois dans la Noosphère, le client était libre de circuler partout, de discuter avec les autres esprits, d’accéder à l’internet humain, et de communiquer avec les vivants grâce à un réseau social dédié (payant pour les vivants). Facebook diffusa des témoignages d’esprits pionniers (des bêta testeurs) qui vantaient ce nouvel espace de vie, sans souffrance, où la liberté et la gratuité régnait, où tout était simple, enfin. Le paradis garanti, sans aucun souci, une vie dans l’au-delà encore meilleure que celle sur Terre, une destination rêvée.
Amazon, enfin, assura la distribution et la vente des kits permettant de s’injecter la puce soi-même, et s’appuya sur de nombreux fournisseurs pour offrir une gamme de produits dérivés : les vivants qui avaient souscrit au nouveau réseau social pouvaient communiquer avec les morts de la Noosphère via des interfaces spécifiques, comme les “tombes connectées”, équipées d’un écran tactile permettant de parler à ses proches décédés, ou bien d’autres gadgets. Quand on se rendait au cimetière, on ne restait plus sans réponse face à une tombe muette.
Il y eut bien des irréductibles pour s’opposer à cette nouveauté.
D’abord, les gens hostiles à l’euthanasie. Je n’étais pas censé être d’accord avec ce principe vu que J’avais écrit “Tu ne tueras point”. Après tout, il était question de mort programmée et souhaitée, puisque beaucoup d’humains n’attendaient pas que la puce détecte l’imminence de la mort et organisaient le transfert de leur âme prématurément, alors qu’ils étaient en parfaite santé. Certains étaient trop impatients de quitter leur petite vie pleine de contrariétés pour les promesses d’un avenir radieux.
Et puis, il y a eu les gens qui croyaient encore en moi, qui craignaient mon courroux. Certains ont ressorti une vieille prophétie que j’avais soufflée à Saint Jean pour de toutes autres raisons (il fallait bien se faire respecter, et quoi de mieux que la peur pour y parvenir ? Une technique vieille comme Moi, et que les humains ont repris à leur compte). Ah, les hommes, incorrigibles exégètes de mes messages, toujours prompts à trouver le sens qui leur convient le mieux... Il faut dire que quand Je relis mes propos, cela colle plutôt bien avec l’histoire de la puce électronique insérée sous la peau : “Ils adorèrent la Bête… On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème… Elle obligea tous les hommes, gens du peuple et grands personnages, riches ou pauvres, hommes libres et esclaves, à se faire marquer d’un signe sur la main droite ou sur le front. Et personne ne pouvait acheter ou vendre sans porter ce signe : soit le nom de la Bête, soit le nombre correspondant à son nom. “ Si on rapprochait cela à l’autre prophétie (assez populaire, j’avais pas mal d’imagination à l’époque) des quatre cavaliers de l’Apocalypse qui fait écho aux quatre géants de l’informatique à l’origine du projet, il faut bien dire que ça pouvait foutre les chocottes.
Mais l’engouement fut plus fort que la peur. Les hommes se ruèrent sur les services “révolutionnaires” proposés par ces quatre cavaliers de l’Apocalypse 2.0 et bientôt, on compta sur les doigts d’une main ceux qui n’étaient pas équipés pour partir vers l’au-delà virtuel. Puis ceux-ci finirent par mourir, et il n’y eut bientôt plus que des petits moutons bien obéissants, tous pucés, prêts pour le grand saut !
Personne ne fit le lien avec le fait que le ventre des femmes ne grossissait plus, il restait désespérément vide. Le nombre de naissances avait chuté brutalement et les scientifiques cherchaient la cause ailleurs, dans l’environnement, l’alimentation, les “ondes”, que sais-Je encore. Pour pallier ce problème, ils mirent toute leur énergie (et beaucoup d’argent, car moins de naissance signifie moins de clients) dans la procréation assistée, mais rien n’y fit. Aucun bébé ne dépassait le stade embryonnaire.
Les humains n’avaient pas compris qu’ils avaient rompu le cycle des réincarnations en emprisonnant leurs âmes dans leur Noosphère. Le recyclage des âmes était devenu impossible, la chaîne était brisée et c’était irréversible.
C’est ainsi que, peu à peu, faute de nouveaux humains, la Terre finit par se vider de ses bipèdes inconséquents, pour le plus grand bonheur des autres espèces animales et végétales qui y vivaient.
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’homme du tout sur la planète.
L’humanité continua son existence sereinement dans la Noosphère, indifférente, insouciante… jusqu’à un drame qui vint mettre le coup de grâce à cette espèce qui décidément avait tout fait pour provoquer sa perte.
Lorsque la dernière centrale nucléaire explosa, faute d’entretien, aucun homme ne mourut, car l’humanité avait disparu depuis longtemps de la surface de la Terre.
En revanche, les serveurs cessèrent définitivement d’être alimentés en électricité.
Et l’humanité disparut à jamais, virtuellement cette fois.
Table des matières
En réponse au défi
BRADBURY CHALLENGE 2017-2018 semaine 19
Bonjour à toutes et tous !
Reprenant le principe d'écrire une nouvelle par semaine, et ce sur une durée d'un mois, renouvelable pendant un an, nous vous proposons le défi de cette semaine !
— rédiger une courte nouvelle, avec ou sans chute , 1300 mots maximum (soit moins de 5 minutes de lecture) ;
— durée 7 jours, vous postez quand vous voulez jusqu'au septième jour inclus ;
— date de cette semaine (7jours) : du lundi 15 janvier au dimanche 21 janvier 2018 inclus ;
— sujet : libre !
Pour en discuter toutes et tous ensemble, bienvenue là :
https://www.scribay.com/talks/17270/bradbury-challenge-2017--2018-vous-etes-toujours-la--
Pour accéder à toutes les nouvelles depuis le lancement rendez-vous là :
https://www.scribay.com/author/727823185/nouvelles--rbradbury--2017---2018
Bonne écriture et belle année créative.
Toute l'équipe !
Commentaires & Discussions
La fin de l'humanité | Chapitre | 13 messages | 6 ans |
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