Naufragé

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« Le Temps est ton ennemi », se répétait distraitement Alför à mi-voix, comme pour se convaincre de l’urgence de la situation. Coincé sur son île déserte depuis une trentaine de jours, il se savait incapable d’y survivre une semaine de plus. L’île était en effet trop petite pour subvenir à ses besoins, il en avait mangé chaque fruit, baie, racine, et son regard se tournait vers l’horizon avec une insistance presque maladive. Quelle idée avait-il eu de quitter le navire ? En emportant si peu, qui plus est … Il ne lui restait plus qu’à dépérir, seul dans son étroit royaume isolé au milieu de l’océan. Cette pensée peu enthousiasmante se dissipa toutefois, chassée par le froid pragmatisme dénué d’émotions qui lui était coutumier.

Alför « Baleine Bleue » Histelin était ainsi fait. D’aucuns l’auraient qualifié de stupide, et nombre de ceux qui l’avaient connu n’avaient pas hésité à railler son étroitesse d’esprit, aux antipodes de son impressionnante carrure. Son surnom marin, œuvre d’un capitaine remarquablement inspiré, faisait référence à cette dernière caractéristique – ainsi qu’au tatouage sur son épaule. La sirène azurée initialement représentée avait au fil des années enflé à mesure que sa carrure s’étoffait, si bien qu’elle avait désormais l’allure d’un monstre hybride à mi-chemin entre le cachalot et une poissonnière empâtée. Cette évolution n’avait pas entamé l’affection qu’avait Alför pour la créature mythique qui faisait un peu partie de lui, et les moqueries avaient ricoché sur son armure d’indifférence sans qu’il n’éprouve jamais le besoin de défendre un honneur éventuel.

La privation de nourriture avait cependant réduit ses muscles à leur portion congrue, et sa silhouette jadis de « fût de chêne » était aussi efflanquée que celle d’un épouvantail, impression renforcée par ses vêtements dépenaillés qui avaient à l’évidence connus des jours bien meilleurs. Ils n’empêchaient pas le soleil de brûler sa peau rougie, quelques cloques apparaissant parmi les lambeaux s’en arrachant. Secouant la tête, Alför passa sa main rongée d’ampoules dans sa chevelure dégoulinante de sueur et se détourna de son ouvrage du jour – des réparations de fortune sur l’esquif esquinté qui l’avait mené jusque là. Il savait pertinemment qu’elles ne tiendraient pas une journée, son travail minutieux ne pouvant compenser le manque flagrant de matériau.

« Saleté de soleil » grommela-t-il entre ses dents avant de s’effondrer sous son humble abri de brouissailles. « Il me faudrait un chapeau – ou que cet enfoiré s’éteigne ». Après cette rare expression de colère, il se laissa sombrer dans un fiévreux sommeil, où souvenirs et chimères s’entremêlaient dans une folle sarabande.

Il fut réveillé au milieu de la nuit par un violent orage, le premier depuis qu’il s’était échoué en terre inconnue. Grognant contre ce désagrément mais ravi de recevoir cette eau si précieuse, il parvint à se rendormir malgré le vacarme et le déluge – non sans avoir bu de tout son saoul et préparé des récipients de fortune pour la mâne céleste. Lorsqu’il se leva le lendemain, trempé jusqu’aux os et les nerfs en pelote, il s’aperçut aussitôt que l’orage tonnait encore, et pire : il empirait manifestement. Un brin décontenancé par la fureur des éléments, il soupira à la vue de son ouvrage de la veille réduit à néant et s’avachit dans le sable mouillé. Le canot qui l’avait conduit jusqu’à l’île était en bon état, mais lui manquait la voilure pour bien naviguer. De ses doigts épais mais étonnamment agiles, le marin avait rafistolé un large tissu apposé sur une branche solide, mais tous deux n’avaient pas survécu à l’assaut du vent. Il ne lui restait plus qu’à recommencer, ou à trouver une autre solution.

Perdu dans ses pensées il se leva pour effectuer sa ronde routinière, scrutant les rochers dans l’espoir d’y dénicher un quelconque relicat pouvant lui être utile. Les gouttes de pluie ruisselant sur son visage brouillait sa vision, mais il put tout de même remarquer un objet non-identifié que la marée avait déposé sur la grêve. S’approchant à grands pas, il fronça ses sourcils broussailleux. Bien différent des rares coquillages auxquels il s’était habitué, un chapeau d’un élégant bleu roi dormait dans son nid de sable, à peine mis à mal par son séjour en mer. À cette vue Alför demeura immobile un instant, se grattant la tête d’un air perplexe. Ce geste eut le malheur d’arracher quelques croûtes, et un mince filet de sang se mêla à la pluie, dégoulinant le long d’une joue dévorée par une barbe hirsute, d’un roux terni. Puis le naufragé s’agenouilla, se coiffa sans attendre du présent offert par une marée décidément capricieuse.

« Je te trouverai une plume » promit-il dans un rictus – l’équivalent pour lui d’un sourire éclatant. Et il retourna au travail, ses haillons jurant avec le noble couvre-chef aplati sur ses mèches blondies par le sel et le soleil. Sa journée fut ponctuée de soupirs de dépit, il se trouvait incapable de transformer son frêle esquif en embarcation digne de ce nom.

Le soleil devenu fort discret se coucha sur un nouvel échec, et le malheureux abandonna ses vaines réparations pour se vautrer dans un repos amplement mérité.

« Si seulement j’avais une voile » ronchonna-t-il aux étoiles qui perçaient à travers les nuages. La seule réponse qu’il obtint fut une série de gargouillements impétueux issus de son estomac un peu trop oublié, funeste compte à rebours de son inéluctable trépas ; et ses paupières alourdies tombèrent pour que des rêves l’emportent hors de sa prison de sable aux murs de vent et d’eau.

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