Ailes

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Réveillé avant l’aube par le fracas des vagues, il trouva à deux toises de ses pieds nus un ensemble hétéroclite de morceaux de bois et de toile de diverses tailles, qu’il observa d’un air circonspect, croyant qu’il nageait en plein délire. Mais ses yeux arrondis par la stupéfaction lui confirmèrent que tout ceci était bien réel, que les courants magnanimes lui avaient fait don de ces matériaux si précieux. Galvanisé par un enthousiasme qu’il avait cru disparu pour de bon, il se mit immédiatement au travail, bricolant à l’aide des outils trouvés dans le canot une esquisse de voilure. Ses muscles amaigris surent faire montre d’une force étonnante tandis qu’il manoeuvrait un solide poteau destiné à lui servir de mât, et les coups de marteau rythmèrent la rude besogne à laquelle il se livrait sans se soucier de l’omniprésente pluie.

Les lois de la navigation n’avaient aucun secret pour lui, qui arpentait les mers dès son plus jeune âge. « Né sur un bateau ! » prétendait-il avec une rare fierté, et cette dernière était encore plus manifeste lorsqu’il évoquait sa mère, une capitaine corsaire au tragique destin. Après quatre décennies de cabotage fructueux, il aurait pu prétendre à un poste avancé au sein d’un navire suffisamment sensé pour l’embaucher. Mais il avait toujours refusé les propositions d’avancement, se complaisant dans les rôles « simples » qu’il avait tour à tour embrassés avec plus ou moins de succès. Charpentier, calfat, voilier, coq, cambusier, et dernièrement gabier … Il avait parcouru une bonne partie de l’éventail des possibles, acquérant une solide expérience diversifiée.

Ainsi parvint-il à confectionner un simulacre de voilier susceptible de réaliser ses nautiques ambitions, lui permettant de mettre enfin les voiles. Le matelot devenu capitaine couva son œuvre d’un regard énamouré, effleura d’un index appréciateur le robuste alliage de tissu et de bois constituant son salut.

Le crépuscule en brouillait les contours, et dans un baîllement l’armateur fit volte-face pour tomber sur sa couche, assailli par une fatigue sans précédent qui, oubliée toute la journée, faisait son grand retour sans regarder aux frais. Quelques pensées s’égarèrent avant qu’Alför ne bascule dans le royaume des rêves ; la faim qui le tiraillait en faisait partie, son estomac pulsait d’une douleur lancinante. « A manger … » souffla-t-il aux goutelettes qui tombaient sur son chapeau trempé.

Perclus de courbatures, il tarda à se lever – profitant d’une éclaircie fugace pour remettre ses idées en place et faire le tour du propriétaire. Ses pieds butaient contre le moindre obstacle, ses jambes titubaient durant ce court parcours aux allures de calvaire, et par trois fois il manqua de s’effondrer tant son corps était faible. Une eau glacée lui lécha les mollets, il s’y plongea tout entier en ressentant les maigres bienfaits de l’onde sur sa peau luisante d’une sueur morbide. Une série de vagues lui lécha le visage, couvrant cheveux et barbe d’une fine pellicule d’écume blanchâtre qui le fit éternuer. Il allait se laisser aller au courant sagittal quand un objet flottant lui percuta le front, lui faisant entrevoir une sarabande d’étoiles alors qu’il piaillait d’indignation.

Le fâcheux était un tonnelet, vite rejoint par deux confrères tout aussi disposés à lui porter atteinte. Il en reçut un dans les côtes comme il se redressait, et le dernier dans l’aine alors qu’il battait lâchement en retraite. Se remettant lentement de sa surprise, il darda vers ses trois adversaires un regard outragé, avant qu’une lueur avide n’envahisse ses iris vert foncé. Regagnant la rive chargé de son mystérieux butin, la chute des couvercles lui permit d’embrasser l’inestimable richesse dont il était désormais l’heureux propriétaire. Plus qu’heureux d’ailleurs, car un sentiment proche de l’extase montait dans tout son être comme le feu grondant d’un volcan. Viande salée, biscuits secs, légumes à peine blets, et pour parfaire le tout trois pintes d’un bon rhum aux doux reflets dorés.

Faisant fi de toute modération l’affamé se goinfra à l’envi, noyant chaque bouchée d’une bonne gorgée d’alcool. Tant et si bien qu’enfin repus il somnola en bavant de plénitude, avant que la pluie insistance ne mette un terme à ce délicieux moment d’abandon. Ragaillardi et sujet à une euphorie dont la cause était évidente, il dansa sous l’orage, ses maladroits mais aériens pas de danse faisant voler le sable humide comme autant de confettis. Un léger vertige lui rappela la précarité de sa situation, et il commença à y réfléchir sans cesser de fredonner un chant pirate qu’il tenait de sa prime enfance.

Un bateau en état, des vivres pour un bon mois : voilà qu’il était fin prêt à braver la tempête. Son objectif se dessina tandis qu’il lorgnait vers l’horizon ténébreux ; la route commerciale passait non loin de là, il lui suffisait de maintenir quelques jours durant un cap vers l’est pour croiser la trajectoire d’un des nombreux navires l’empruntant en cette saison. Pour la première fois, il envisageait concrètement une solution. Mieux, il la savait réalisable, fort d’une intense certitude qui faisait naître sur ses traits puissants un sourire épanoui.

Son moral avait pourtant été en berne durant de longs jours. Depuis que son compagnon d’infortune l’avait quitté, de fait. Car il n’était pas arrivé seul sur cette île maudite, et une solitude récemment étrennée avait malmené cet être fruste mais profondément sociable. Une nuée de souvenirs harponna son esprit tandis que son regard embué se posait sur le médaillon tiré de son havresac, et ses doigts caressèrent le métal jauni niché dans sa large paume, écrin d’un vermillon taché d’un brun sale.

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