Philippon
Le pendentif appartenait à son camarade, le défunt Philippon. Second capitaine du vaisseau les ayant transportés en ces mers lointaines, il avait noué au fil des semaines une amitié timide et sincère avec la tendre brute que les autres moquaient méchamment ou ignoraient crânement. Et lorsque la mutinerie avait éclaté, Alför s’était instinctivement rangé de son côté – celui du capitaine, des officiers, de l’ordre et de la loyauté. La cause de ce regrettable accroc était des plus banales : alors que l’équipage était ravagé d’une virulente épidémie de scorbut, un matelot fouineur avait découvert un plein caisson d’oranges dans la cabine du capitaine, véritable trésor que ce dernier s’était bien gardé de partager et ce au détriment de tous. Les marins ivres de rage avaient balancé le coupable par dessus bord, et avaient voulu étancher leur soif de vengeance sur le reste d’une hiérarchie pourtant innocente.
Deux camps s’étaient alors formés, et un triste chaos avait tué dans l’oeuf toute tentative de réconciliation. Les plus féroces avaient pris le dessus, enflammés par des semaines de privations, de haine et de rancune, et le gabier n’avait pu sauver que son ami blessé par un coutelas rouillé, sautant dans un canot de sauvetage avec le blessé inconscient. Les frondeurs étaient heureusement trop occupés à éteindre un début d’incendie pour se lancer à la poursuite des deux lâcheurs et, une hache ensanglantée à la main, le plus robuste des deux regarda le bateau qui s’éloignait, environné d’un panache de fumée qui ne cessait de s’épaissir.
Si Philippon avait repris connaissance dès leur arrivée sur île, son état s’était ensuite dégradé – au grand désespoir de son protecteur et ami, ignare en matière de médecine. Il avait dédié la moindre seconde de son temps au malade, extériorisant des réserves insoupçonnées de patience et d’attention. Mais rien n’y fit, et le mal se propagea jusqu’à avoir raison du second capitaine, que le gabier avait sauvé d’un combat qui lui aura finalement été mortel. Ce fut devant son cadavre exsangue qu’Alför apprit par hasard le secret qu’il avait dissimulé à tous malgré les risques encourrus : le second était en fait une seconde. Muet face à cet ahurissant constat qui remettait tout en question, le barbu passa en revue tous les indices qui auraient pu le mener bien plus tôt à cette conclusion. La finesse des traits de Philippon, sa chevelure dorée qu’il coupait court ou cachait sous un foulard, sa pudeur peu coutumière chez un marin, sa prudente discrétion, et surtout sa sensibilité aussi rafraîchissante qu’un plongeon sous un soleil de plomb … Il se maudit d’avoir été à ce point aveugle, pleura les mêmes larmes amères qu’à la mort de sa mère, deux décennies plus tôt. Mais au fond de lui il conservait le merveilleux souvenir d’une belle amitié, illuminant la sournoise obscurité née de cette terrible perte.
Le colosse avait mis deux jours à se remettre de ce trépas, au bout desquels il se résolut à faire ses derniers adieux au surprenant personnage qui avait su, mieux que quiconque, trouver le chemin de son coeur et s’y forger une place éternelle. Informé des coutumes régissant les mers – et plus particulièrement des aventuriers de sexe féminin les ayant élues comme terrain de jeu – il s’appliqua à les respecter scrupuleusement. Enveloppée d’un drap blanc lesté de pierres, tenant dans sa main crispée les trois pièces destinées à la Dame protectrice des Filles de la mer, celle qu’on avait appelée Philippon fut confiée aux abysses alors qu’un beau chant funèbre glissait sur l’onde paisible.
A leur arrivée sur l’île, Alför avait décidé d’attendre la guérison de son ami pour poursuivre leur périple. À vrai dire, il se reposait sur l’expertise de son second, peu à l’aise qu’il était avec les responsabilités. Il s’était donc contenté d’endosser son rôle de garde-malade, s’acquittant de cette tache avec un zèle que seule égalait son inquiétude. Après le départ définitif de son compagnon, il s’était entouré d’une muraille de déni, unique chance de s’en sortir. Mais voilà que son départ s’annonçait imminent, et qu’une douloureuse solitude étreignait à nouveau son coeur endeuillé.
« Si seulement je n’étais pas seul » souffla-t-il avant que la fatigue ne le submerge, et dans sa main le médaillon refléta un rayon de lune transperçant les nuages. Ses rêves furent bien plus colorés que les autres, Philippon reprenant vie pour apaiser de paroles compatissantes le mal invisible dévastant son ami. Amusant changement de rôles, le soigné devenant guérisseur le temps d’un songe émouvant. Ce fut donc l’esprit serein que le barbu aborda ce qui devait être sa dernière journée sur l’île, mais très vite sa bonne humeur relative éclata en morceaux devant l’effrayant spectacle dont la plage était devenue le décor.
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