Scène IV
Que devait faire Valjean ?
Rejoindre les jeunes étudiants au siège de l'ONU ?
Mais il ne savait même pas où cela se situait voire ce que c'était.
Heureusement, un des policiers, une femme, s'approcha de lui et lui jeta en souriant, se voulant apaisante :
« Allez je vous ramène à votre hôtel, monsieur Valjean.
- Non, je voudrais aller à l'ONU. J'ai une conférence là-bas !
- Dans votre état ? »
La femme souriait, toujours gentiment. Il était vrai qu'il était mal habillé et assez sale. Oui, mais il y avait Enjolras, Marius, le jeune Joly et tous les autres qui l'attendaient.
« J'ai une conférence à faire. Je leur expliquerais la raison de mon état.
- Si vous le désirez. Mais je vais vous accompagner dans ce cas. Histoire d'appuyer vos propos. »
Valjean n'osa pas refuser. La femme était serviable. Il espéra que les étudiants comprendraient et attendraient le bon moment pour se montrer.
Et la policière fit un signe amical pour l'entraîner avec elle. Il ne fallut pas longtemps à Valjean pour se retrouver dans la rue. Il chercha la boîte puante dans laquelle il avait jeté sa valise. Dieu merci ! Elle était toujours là !
La policière le regarda récupérer sa mallette avec stupeur puis sans poser de questions, elle ouvrit la porte d'un des véhicules magiques afin de s'asseoir. Valjean la suivit et se retrouva assis à côté d'elle. Essayant de trouver tout cela normal.
La femme glissa une languette de tissu sur son corps et attendit patiemment qu'il l'imite. Valjean prit quelques temps pour le faire puis il réussit à placer la ceinture sur lui. La femme eut un joli sourire avant de manipuler diverses commandes et de faire partir la machine.
La première fois dans le...taxi ?..., Valjean n'avait rien pu voir, étant assis à l'arrière, là il était devant. Il observait tout avec une curiosité un peu terrifiée. Il rêvait de harceler la femme avec des questions à n'en plus finir.
Il préféra jouer les hommes habitués. Blasés.
Et l'interrogatoire commença. Logique.
« Ainsi, vous connaissez Javert depuis longtemps ?
- Des années, répondit prudemment Valjean.
- Des années ?
- Des années. »
Elle rit en actionnant une sorte de barre noire, faisant vrombir le véhicule. Elle tournait une roue de chariot pour que le véhicule tourne. Valjean était hypnotisé.
« Javert n'a jamais rien dit de sa vie privée. Vous êtes Français ? Vous avez connu Javert en France ? Javert le parle très bien, c'est vrai.
- Je suis Français... »
C'était tout ce que pouvait dire Valjean. Comment pourrait-il avoir connu Javert dans ce monde ? Il se tut, perdu dans un monde de possibilités, où un mensonge allait en entraîner un autre...
Un nouveau rire. La jeune femme était amusée de voir ce vieil homme, à l'aspect si solennel, chercher ses mots avec soin. Qu'y avait-il entre M. Jean Valjean et le lieutenant Javert ? Elle savait pertinemment que ces maladresses n'étaient pas dues à un problème de langue. Elle préféra être compatissante et ne pas pousser l'industriel dans ses retranchements. Cela aurait lieu plus tard, en compagnie du chef de la police. M. Gisquet et certainement le lieutenant-principal Chabouillet...peut-être aussi le lieutenant Gregson...
Le véhicule obéissait avec soin aux désidératas de la conductrice, sans cahot, ni secousse. Puis il s'arrêta devant une esplanade gigantesque. Valjean restait tellement estomaqué par ce qu'il voyait. Des immeubles si hauts, si brillants, des mats par dizaines et des drapeaux flottant au vent.
La femme se tourna vers l'ancien forçat, un sourire très moqueur sur les lèvres.
« Vous êtes un ami précieux M. Valjean, fit-elle. Javert sera content de savoir que vous savez tenir votre langue. Nous sommes arrivés ! »
Valjean hocha la tête, intimidé, et ils descendirent de véhicule.
Valjean ne savait plus où donner de la tête.
Les passants par centaines ?
Les immeubles trop hauts ?
Les véhicules magiques partout ?
Le bruit omniprésent ?
L'odeur pestilentielle venant des véhicules ?
Puis il aperçut le drapeau de la France et en vacilla. Il était tricolore, il était bleu blanc rouge. Où était le drapeau du roi ?
Mais en quelle année étions-nous ?
Comment le demander à la femme sans passer pour un fou ?
« Allez en avant M. Valjean ! Mon chef m'attend !
- Je vous suis. »
Car il ne savait pas où aller.
La policière, attentionnée, guida le vieux Français au-milieu de la place, puis dans le bâtiment. Valjean dardait ses yeux partout, à la recherche d'Enjolras et de sa troupe. Il ne vit rien.
Enfin, on entra dans une salle...immense...solennelle...peuplée de personnages imposants. Dés leur arrivée, un homme vint les accueillir et ce fut un bonheur d'entendre quelqu'un parler en français sans une seule faute. Valjean luttait à chaque instant pour comprendre l'anglais, parler anglais.
« M. Valjean ! Nous sommes soulagés de vous voir ! Le taxi nous a prévenus de votre malaise. Comment allez-vous ?
- Bien, répondit l'ancien maire de Montreuil, très respectueusement.
- Vous avez eu un accident ? »
L'homme était inquiet. Il se tourna vers la policière. M. Valjean semblait épuisé, ses vêtements, sales et déchirés, ne jouaient pas en sa faveur.
La policière répondit aussitôt et fit un rapide compte-rendu des aventures de M. Valjean. Les révoltés, le hangar, le policier sauvé.
On examinait le vieux Français avec stupeur et admiration.
« Seigneur ! M. Valjean, avez-vous besoin d'un médecin ?
- Non, je vais bien.
- Alors une tasse de café ?
- Oui, s'il vous plaît. »
L'homme disparut, empressé. Ne resta que la jeune femme. Elle glissa sa main dans la poche de son uniforme et en sortit une carte qu'elle tendit à Valjean.
« Si vous avez besoin d'aide, M. Valjean, vous pouvez me joindre. Je suis corvéable à merci.
- Merci, mademoiselle...Azelma Thénardier ? »
Elle se méprit sur le regard abasourdi que posa sur elle Valjean.
« Oui, mon nom est français. Cela remonte à loin. »
Elle rit, amusée. A quand ? 1832 ? Après la mort de Jean Valjean ? Thénardier était censé avoir été enfermé à la Force et il était venu parler à Marius Pontmercy. Pour lui soutirer de l'argent en échange d'informations concernant son beau-père. Puis il était parti. Pour les États-Unis ?
« Bien, M. Valjean. Je vous laisse à votre conférence ! »
Il avait envie de la retenir, de l'interroger sur l'histoire de sa famille mais comment faire ? Chagrin, il la vit partir et la jeune policière le laissa enfin seul.
L'homme qui l'avait accueilli vint le chercher avec un café et un sourire. Il entraîna Valjean jusqu'à une chaise, bien rembourrée et l'installa là.
« Nous avions annulé votre conférence mais comme vous êtes présent, nous la reprogrammons. L'heure en a seulement été décalée. C'est une excellente chose ! Il y a beaucoup de personnalités venues écouter votre discours.
- J'espère être à la hauteur ! »
L'homme rit, gentiment.
« Allons M. Valjean ! Vos conférences ont toujours été des succès.
- Toujours ? »
Un nouveau rire et l'homme s'en alla. Il devait revenir chercher M. Valjean lorsque ce serait son tour de parler.
Valjean devint livide, perdu au-milieu de cette gigantesque salle de réunion. Perplexe. Il ouvrit fébrilement sa mallette et en sortit les dossiers. Devant sa chaise, il y avait une petite table. Il étala les différents documents et les examina.
Il reconnut aussitôt son écriture ! C'était donc lui qui avait écrit. Partout ! Il commença à lire et se remercia intérieurement d'être aussi bien organisé. M. Madeleine ! Un dossier était simplement intitulé : « La situation des enfants dans le monde ONU.» Il le lut rapidement, comprenant avec horreur et douleur que la situation des enfants était sensiblement la même qu'au XIXe siècle. Il se voyait capable de parler pour cela, même s'il craignait l'envolée lyrique et les anecdotes concernant sa véritable époque.
Y avait-il encore des enfants travaillant dans les usines ou mourant de faim dans les rues des villes ? Il espéra que non...
Puis une main se glissa tout à coup sur la sienne et il reconnut la voix qui lui parla à l'oreille.
« Un instant, vous nous avez fait peur, M. Valjean.
- Je n'ai qu'une parole !
- C'est tout à votre honneur ! »
Valjean se redressa pour contempler Enjolras. Le jeune étudiant avait pris le temps de se changer, se mettant en valeur dans un costume bien coupé.
Tout cela avait pris une heure ? Vraiment ?
« Et maintenant ?, demanda Enjolras, beaucoup moins sûr de lui que dans le hangar.
- Vos amis sont là ?
- Dispersés dans la salle.
- La police ?
- Des cons ! Aucun ne nous a attrapés. Et le flic ?
- A l'hôpital, fit Valjean, un peu agressif. Il était blessé. »
Enjolras glissa une main dans ses cheveux blonds, si beaux, pour les coiffer un peu. Il était gêné par ce qu'il allait dire. Il n'avait pas cautionné cela mais il avait laissé faire.
« Grantaire avait trop bu. Le flic l'a chauffé.
- Un couteau ?
- Grantaire n'aime pas les flics.
- Il y a une raison, manifestement. »
Enjolras n'aimait pas qu'on le remette à sa place ainsi. Il secoua la tête, agacé.
« Et maintenant ?
- Dés qu'on vient me chercher pour parler, vous venez avec moi et je vous laisse la parole. »
Enjolras déglutit. Ainsi, le vieux Français était sérieux ? Il était prêt à prendre ce risque pour eux ? Il allait perdre des soutiens politiques. En tout cas aux États-Unis. Peut-être même sa place de porte-parole au sein de l'ONU. Le président Bamatabois n'allait pas laisser cet outrage impuni.
L'attente ne fut pas longue. L'orateur, un Africain manifestement, terminait son discours sur la guerre dans son pays et la demande d'aide désespérée lancée au monde.
On l'applaudit.
On vint chercher M. Jean Valjean. Enjolras l'accompagna.
L'homme qui avait été si bon avec l'ancien forçat fut surpris de voir cela mais ne dit rien. Il sentit que quelque chose d'exceptionnel allait se produire. Il laissa faire. Lui aussi allait en payer les conséquences. Inévitablement.
Une fois au centre de la salle, des centaines d'yeux posés sur lui, Valjean perdit le peu de fermeté qu'il avait recouvrée. Enjolras attendait à ses côtés, dans l'expectative.
Et Valjean songea aux enfants et prit la parole.
« La situation des enfants dans le monde est dramatique. Elle n'a pas changé en plusieurs siècles. C'est un scandale. Les enfants travaillent, sont maltraités, mal nourris, soumis aux adultes... Quelle honte pour l'homme de ne pas avoir su protéger ses enfants ! »
Valjean prit son souffle.
Oui la salle était accrochée à ses lèvres.
Valjean ne regardait même pas ses notes. Les notes de ce Jean Valjean qu'il était hier et qui avait disparu aujourd'hui. Il songeait à Montreuil, à ses malheureux enfants que M. Madeleine essayait d'aider, aux enfants qu'il avait essayé de sauver de la prostitution, de l'usine...les plaçant dans des orphelinats, dans des écoles financés par ses soins. Des années à dépenser la fortune de M. Madeleine pour les enfants de sa ville.
Contré en cela par l'inspecteur Javert !
Et voilà que ses souvenirs lui revenaient. Et aussi Cosette, maltraitée, exploitée, sans ami, ni soutien.
« Des enfants au travail ! Dont le seul rêve dans la vie est de mourir ! Dieu ! Que sommes-nous ? »
Enjolras pressa doucement mais sûrement son côté, le ramenant au présent, à lui, à eux. Valjean baissa la tête et se reprit.
« Et ses enfants devenus grands. Étudiants. Sont muselés par les États qui leur refusent le droit de s'exprimer. Aujourd'hui, je vais leur permettre de faire ce qu'ils devraient avoir le droit de faire, partout, toujours. Parler ! »
Et Valjean s'écarta et laissa la place à Enjolras.
Le chef de l'ABC, le jeune étudiant révolté avait préparé un discours. Simple, clair, précis, avec des phrases bien écrites et des arguments bien formulés. Joly l'avait aidé avec Courfeyrac. Une demie-heure dans un café pour écrire un discours voulant changer le monde.
Enjolras prit la parole.
Et ce fut un scandale !
La situation des étudiants aux États-Unis et dans le monde était expliquée. Les rouages de l'administration injuste, les inégalités flagrantes existantes entre les couleurs de peau, les diplômes payés par l'argent et non par le mérite. Le nom du président Bamatabois n'était pas cité, à aucun moment, mais on le ressentait à chaque phrase.
Scandaleux !
Puis le discours dévia...sur le problème des migrants... Sur le racisme ambiant. Sur les lois de l'État mettant à mal l'égalité et la liberté de tous...
Enjolras égratigna aussi l'homophobie latente des politiques, le sexisme remettant en cause les droits des femmes... La main-mise de la religion sur les consciences...
Valjean écoutait, fasciné. Ainsi le monde en était là ?
Peu de choses avaient évolué en réalité, hormis la science et la technique.
SCANDALEUX !
Lorsque Enjolras se tut, le silence était dense. Menaçant. Et un applaudissement retentit. Jean Valjean applaudissait à tout rompre, subjugué. Ce fut le signal ! D'abord rares, les applaudissements se firent nourris. On applaudit, on siffla, on insulta, on acclama. Personne n'était indifférent.
« Maintenant, il faut fuir, sourit Enjolras.
- Fuir ?
- Vous préférez une nuit au poste avec vos précieux flics ? »
Valjean ne sut pas quoi répondre mais il aperçut des mouvements dans la foule. En fait, quelques personnes quittaient subrepticement la salle et Enjolras se glissa à son tour hors du bâtiment. Les étudiants sauvaient leur précieuse liberté.
Tant qu'ils le pouvaient et que c'était possible.
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