Scène VI
L’homme prêt à se jeter dans l’eau de l’East River se tourna vers la voix qui l’appelait sur un ton aussi paniqué, décontenancé.
« Qui...?, » murmura le policier.
Car c'était bien Javert. Décoiffé, déboussolé, déraillé. Il se tenait droit sur la rambarde et regardait avec stupeur l'homme qui s'approchait de lui.
« M. Valjean ?
- Descendez, je vous en prie. Descendez. »
Valjean était arrivé tout près. Il était essoufflé. Le policier l'examinait, désarçonné. Il était tellement sûr d'être tranquille et voilà que l'homme qui l'avait sauvé plus tôt revenait le sauver.
« Comment...?
- Je vous dirais après. Descendez, s'il-vous-plait.
- Pourquoi ? »
Pourquoi ? Encore cette question ? Mais Valjean ne savait pas quoi répondre. Parce que tu es le seul lien que j'ai avec le passé. Parce que j'ai une dette envers toi. Parce que tu es un homme bien. Parce que personne ne mérite de mourir ainsi, dans la damnation éternelle... Parce que... Parce que...
« Parce que ce n'est pas de votre faute. Javert, je vous en prie. Vous n'avez pas toute votre tête. »
Un rire hystérique résonna. On entendit tout à coup les sirènes de la police retentir.
« Merde ! Gregson est rapide, jeta le policier.
- Descendez. S'il-vous-plait. Vous n'êtes pas coupable. Vous ne devez pas vous punir ainsi.
- Qu'en savez-vous ? Vous ne me connaissez pas !
- Vous devriez être à l'hôpital !
- Je l'ai retrouvé... Je l'ai laissé libre... Merde... Je suis un misérable... »
Une tension tout à coup. Quelques pas en avant. Javert était si proche du bord. Valjean angoissa tellement qu'il se jeta sur la rambarde à son tour et se mit à l'escalader. Il devait trouver les mots.
Les voitures de police étaient là, à présent garées près du taxi. On sortait des voitures, on s'approchait du chauffeur puis on se tourna vers les deux hommes debout, sur la rambarde.
« JAVERT !, » hurla une voix, paniquée.
Javert riait toujours, sans aucun amusement.
« J'avais tout prévu. Tout planifié. Une lettre, un saut et la comédie était terminée.
- Javert ! Je vous en prie.
- Un misérable. Lui est un saint. Mourir est honorable. Je suis fatigué. »
Il riait. Et son rire choquait tout le monde.
« JAVERT ! DESCENDS !, ordonna la voix précédente.
- Et maintenant, j'ai des témoins. Le constat sera plus facile.
- Javert, je suis désolé, souffla Valjean. J'aurais dû comprendre cette nuit-là. J'aurais dû vous suivre mais je ne savais pas. Vous étiez tellement égal à vous-même. Je croyais vraiment que vous alliez revenir. Je suis désolé. Désolé. Tellement.
- Mais de quoi parlez-vous ? »
Javert était perdu. Il regardait pour la première fois Jean Valjean dans les yeux. Un abîme de douleur et de perplexité.
Et Valjean comprit. Bien sûr, Javert avait dû rencontrer son Jean Valjean de 2019 et le laisser libre. Aux égouts ? Même s'il n'y avait pas eu la barricade, l'histoire avait continué, malgré l'action de Valjean. Et les acteurs s'étaient retrouvés envers et contre tout.
« Vous l'avez libéré, c'est cela ? Il vous a sauvé et vous vous êtes senti dans sa dette. Mais il n'y aucune dette. Merde Javert ! Il n'y en a jamais eu !
- Comment...comment le savez-vous ?
- Comment s'appelle-t-il ? Madeleine ? Fauchevelent ?
- John Madeleine !, avoua Javert d'une voix faible. Il était dans le Bronx.
- Dans le Bronx ?
- Il m'a sauvé la vie. Jondrette allait me tuer. Et je l'ai laissé fuir.
- John Madeleine. Il n'y a aucune dette.
- Un policier incapable d'appliquer la loi ? »
Javert ne riait plus. Il regardait Valjean avec une terreur sans nom. Les policiers s'étaient rapprochés d'eux, cherchant à sécuriser les lieux. On avait fait appel à la brigade fluviale. Au cas où. On laissait parler le Français avec le policier, ils discutaient tous les deux en français et Javert se laissait approcher. Du jamais vu !
« Bon Dieu ! Javert ! Une simple décision ! Vous avez sauvé une vie ! Vous ne méritez pas de mourir pour cela !
- Il m'a sauvé la vie. Il était avec sa fille. Il m'a demandé de la laisser libre. J'ai accepté. Je les ai laissés libre tous les deux.
- C'est bien Javert ! C'est une bonne action !
- Un prisonnier évadé !? Je suis corrompu ! Un flic corrompu ! Merde Valjean ! Fous-moi la paix ! Je ne te connais pas ! »
Javert se recula pour s'éloigner de Valjean et son pied ripa derrière lui. Un moment horrible durant lequel il chercha son équilibre avant de glisser en arrière. Valjean se jeta sur lui et lui saisit les poignets.
Javert chuta mais se rattrapa grâce à Valjean, hurlant de douleur à cause de la blessure à son bras.
« PUTAIN !
- JAVERT ! »
Valjean le tint. La force de Jean-Le-Cric. Javert le regardait dans les yeux, se démenant pour échapper à la poigne de Valjean et terrifié aussi de mourir. On vint prêter main forte à Valjean pour remonter le policier.
Il fallut quelques minutes, puis Javert fut remonté sur la rambarde et traîné jusque sur la chaussée. Il resta quelques minutes à quatre pattes, cherchant son souffle puis il se redressa dans un silence de mort. Autour de lui se tenaient ses collègues, le regard sombre. Tous le contemplait sans sourire.
« Charmante soirée, murmura le policier en jetant un regard sur la rambarde avec envie.
- Connard ! »
Un vieil homme en uniforme s'était approché de Javert et d'un geste violent le gifla à la volée. Javert se laissa faire et ne dit rien.
« Connard, répéta le policier. Maintenant, tu me donnes ton arme, ton insigne. Tu es en repos forcé pendant un mois.
- M. Chabouillet. Désolé de vous décevoir.
- Tu ne sais pas à quel point ! »
M. Chabouillet tendit la main et Javert sortit son insigne de sa poche pour la déposer. Il n'avait pas d'armes. Il ne voulait pas se suicider avec son arme de service. Un plongeon dans l'East River lui avait semblé une mort plus propre, plus digne et demandant moins de paperasse.
« Tu passeras demain faire un examen psychologique avant ton congé.
- Je vous ai déjà déposé ma lettre de démission, monsieur.
- Tu veux une autre gifle ?, » fit M. Chabouillet, menaçant.
Un sourire sans amusement, un regard éteint, Javert était brisé. Ainsi c'était comme cela que l'homme s'était senti après avoir disparu du fiacre, laissant Valjean avec sa fille.
« Je vous attendrai. »
M. Chabouillet examinait le policier devant lui et devint un peu plus doux. La peur l'avait fait agir jusque là, la peur et la colère.
« Maintenant, tu vas aller te coucher. Nous en parlerons demain.
- Bien entendu, monsieur. »
Cause toujours, semblait dire Javert. Il était déjà au-delà du monde. Le temps s'était arrêté à une heure du matin le 7 juin 2019...1832... Disparaissez de ma vie et je trouverai un moyen. Une corde, un autre pont, un flacon de somnifères... Il n'allait pas y avoir de Jean Valjean pour l'arrêter cette fois-ci.
On pouvait lire dans son esprit comme dans un livre ouvert.
« Quelqu'un va te surveiller cette nuit, Javert. Pas Anderson, cet imbécile t'a laissé sortir de l'hôpital. Peut-être Gregson ?
- Présent, chef !, lança une voix, emplie de rancœur.
- Prêt à surveiller le lieutenant Javert ?
- Certainement, chef. »
Mais ce n'était pas la méthode à adopter, songeait Valjean. Il était évident que le policier allait se montrer retors et vicieux. Il trouverait un moyen pour s'échapper.
« Si je puis me permettre, commença l'ancien forçat, je serais prêt à me charger de Javert.
- Vous ? Vous êtes M. Valjean c'est cela ? Je croyais que vous étiez déjà retourné dans votre pays ? »
Un froid dédain dans la voix. Valjean n'était plus le bienvenu.
- Pour l'instant, il s'agit de surveiller le lieutenant cette nuit, n'est-ce-pas ? »
Le vieux Français montrait les dents mais cela n'impressionna pas M. Chabouillet.
« C'est bien de cela qu'il s'agit.
- Alors laissez-moi le surveiller. Au moins jusqu'à demain !
- Pourquoi ?, » demanda Javert.
On le regarda avec trop d'animosité encore pour bien prendre garde à ses propos.
« Parce qu'on ne peut pas te laisser seul, bougre d'imbécile, répondit M. Chabouillet.
- Mais...
- Suffit ! M. Valjean semble être ton ami. Il va te ramener chez toi et je veux vous voir tous les deux demain matin dans mon bureau. Tu vas être mis en congé forcé pour un mois. »
Javert ne répondit pas. Il dardait ses yeux perçants sur Valjean, cherchant à comprendre la raison de tout cela.
Il n'avait pas demandé pourquoi pour savoir pourquoi on devait le surveiller, il avait posé cette question pour savoir pourquoi Valjean tenait tant à le surveiller.
Le vieux Français n'était rien dans sa vie. Ils ne s'étaient jamais rencontrés et là, Valjean semblait vouloir sa survie envers et contre tout.
Cela méritait peut-être de reculer de quelques heures un nouveau plongeon dans l'East River.
« Gregson, tu emmènes nos deux héros chez Javert et tu prends soin de les y enfermer.
- Très bien, chef. »
Un claquement de bottes. Javert s'inclina pour saluer. Le même homme ! Le même qu'en 1832 ! Valjean en eut le souffle coupé mais M. Chabouillet souffla avec exaspération.
« Dégage Javert ! Je ne veux plus voir ta gueule avant demain ! Va te saouler avec ton Frenchie ! »
Gregson entraîna Javert en glissant sa main sous son bras de façon autoritaire. A la limite de sortir les menottes. On en oubliait le bras blessé. Valjean les suivit, atterré.
Une nouvelle voiture.
Un nouvel interrogatoire.
« Qu'est-ce qui t'est passé par la tête putain ?
- Gregson, s'il-te-plaît... Fous-moi la paix... »
Javert se touchait le front avec des mains tremblantes.
« Mais qu'est-ce que tu as ? C'est les étudiants ? Ces cons t'ont fait du mal ?
- Une lettre et un plongeon... Je suis fatigué... »
Le policier laissa sa tête partir contre la vitre. Fermant les yeux tandis que les lumières de la ville se reflétaient sur son visage.
« Je croyais qu'on était potes. Putain !, » lança Gregson, dépité.
Javert ne répondit pas.
Valjean se laissait oublier, assis au fond de la voiture.
Bientôt la voiture s'arrêta. Javert se reprit et se secoua. Il ouvrit la porte et sortit sur le trottoir. Gregson le rejoignit aussitôt. Comme s'il craignait que l'homme ne s'enfuie dans la nuit.
Valjean était toujours attaché à leurs pas. Silencieux et discret.
Ils étaient devant un immeuble assez moderne. Javert sortit des clés de sa poche et bientôt, les trois hommes se retrouvèrent dans un couloir très clair, illuminé. Devant une porte, Javert s'arrêta et fit jouer à nouveau ses clés.
Enfin, ils entrèrent dans un appartement, simple, propre, impersonnel. Valjean songea à la chambre d'hôtel, c'était sensiblement la même chose ici. Aucun objet personnel n'était visible.
« Whisky ou bière ?, demanda Javert.
- Bière, jeta Gregson. M. Valjean ?
- Pareil. »
Valjean n'avait aucune envie de boire mais il suivait toujours le mouvement. Javert se glissa dans un angle de la pièce et ouvrit un petite armoire blanche. Il en sortit trois bouteilles de verre. Il les ouvrit et les distribua.
« Et maintenant ?
- Maintenant, je vais faire ce que le chef a demandé, Javert. Je vais examiner ton appartement et récupérer toutes les armes que tu possèdes. Je sais que tu as un pistolet à poudre noire.
- Je te souhaite bon courage.
- Je veux aussi examiner ta pharmacie. As-tu des somnifères ?
- Comme tout le monde, non ?
- Anxiolytiques ?
- Tu fais chier Gregson !
- Tu ne sais pas à quel point ! »
Javert se laissa tomber sur le canapé, présent au-milieu de la pièce et saisit une petite boîte noire. Un nouveau téléphone ? Il appuya dessus et Valjean vit avec stupeur le grand miroir noir posé sur le mur étinceler et un visage apparaître.
« A ta guise, Gregson ! »
Valjean était resté hypnotisé. Le visage parlait. Au départ, il pensait que le visage leur parlait mais en fait il parlait à d'autres personnes présentes avec lui dans le miroir. C'était incompréhensible ! Valjean songeait aux contes de fée.
« Vous pouvez vous asseoir M. Valjean. Vous ne payerez pas plus cher ! »
Par automatisme, Valjean obéit et s'assit sur le canapé, les yeux fixés sur...la chose...
« Je déteste les émissions de la nuit. Rediffusion de soap. Vous voulez peut-être une chaîne française ?
- Pourquoi pas ?, » fit prudemment Valjean.
Et l'image changea comme par magie. Un homme se mit à parler en français. De la chasse aux lapins dans les Ardennes. Cela fit rire Javert.
« C'est toujours des émissions sur la chasse !
- Qu'est-ce-que c'est ?, ne put s'empêcher de murmurer Valjean.
- Quoi ? Cette émission ? J'en sais rien. Chasse, pêche... Un truc dans ce genre. Parfait pour endormir les masses. »
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