Scène VIII

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Le lieutenant Javert faisait son rapport, assis au bord du canapé, les mains placées devant lui, entre ses jambes, les doigts se tordant et se serrant, les épaules plongées en avant. L’image même de la défaite.

« J'étais infiltré dans leur groupe et j'ai tout fait foirer. Ces petits cons d’étudiants m'ont capturé.

- Pourquoi étiez-vous dans le Bronx ?, demanda soudainement Valjean, sachant que c’était là le nœud du problème, plus que le Café Musain et les Amis de l’ABC.

- Une affaire à mener. Je suis parti de l'hôpital dés que mon bras a été bandé. Anderson n'y a vu aucun inconvénient. Je devais aller enquêter dans le Bronx. Cela faisait partie de mes missions. »

Tout comme l'inspecteur Javert devait enquêter sur les criminels utilisant les égouts...

« Je suis la piste d'un gang appelé Patron-Minette. Leur chef s'appelle Jondrette. Je les ai trouvés mais ils m'ont trouvé aussi. Le journaliste a raconté n'importe quoi à la télévision. Ce n'était pas une guerre de gang. Juste une petite escarmouche et moi au-milieu.

- Qu'a fait Madeleine ?

- Il est venu me sauver. Il a proposé de l'argent pour ma vie. Beaucoup d'argent. Jondrette a accepté et Madeleine m'a emmené. Dans une ruelle, j'ai cru qu'il allait me tuer. C'était son droit. Et... »

Javert se frotta les yeux, glissant ses mains dans ses cheveux. Il n'avait pas ses cheveux longs mais une coupe très stricte. Un peu militaire.

« Et sa fille est arrivée. Elle m'a vue. Madeleine venait de promettre de se constituer mon prisonnier. Mais sa fille... »

Là, Valjean ne trouvait rien à dire. Ce n'était pas du tout comme cela que cela s'était passé entre eux en 1832. Mais le fait d'être intervenu dans cette histoire avait changé la donne.

« Elle venait chercher son père pour l'amener à son fiancé. Ce dénommé Marius Pontmercy. Madeleine l'a regardée et a dit... Qu'il avait une affaire avec moi et qu'il n'était pas libre de la suivre. La fille était surprise. Et je...

- Vous l'avez laissé libre, poursuivit doucement Valjean.

- Madeleine a eu peur de moi. Il n'avait jamais eu peur de moi. Inquiet peut-être mais terrifié, jamais ! Même à Miami ! Il s'est penché sur moi. Il venait de me retirer les menottes. Il m'a demandé d'avoir pitié de sa fille et de son fiancé. De les laisser libre malgré la complicité, malgré la révolte. Et...

- Vous avez accepté !

- Un policier corrompu. J'ai accepté. Madeleine est parti. Je me suis retrouvé seul.

- Et vous avez décidé de vous tuer ! »

Javert ne dit rien. Il venait de remarquer la tache sur le sol là où la tasse brisée avait déversé son contenu. Le café tachait le tapis.

« Cela me semblait la meilleure chose à faire. On ne tergiverse pas avec la loi. Et cependant...

- Je vais vous emmener avec moi Javert !, lança tout à coup Valjean, sans avoir vraiment réfléchi avant de parler.

- Où ?

- A Paris ! »

Javert se mit à rire, un peu moins hystérique que la veille.

« Bon Dieu ! Pourquoi ?

- Je voudrais vous emmener voir quelque chose !

- Pourquoi pas ?, admit Javert. La Seine est aussi bonne que l'East River. »

Ces mots prononcés sur un ton ironique firent du mal à Valjean...même si Javert ne pouvait pas comprendre la situation. Puis Javert se leva du canapé. Fermement, sûr de lui, comme si tout cela n'avait aucune importance.

« Bien ! Nous sommes attendus au poste de police. Chabouillet doit s'impatienter et Gisquet doit se ronger les sangs. Allons remettre à nouveau ma démission !

- Vous devriez réfléchir Javert avant de...

- Je ne suis pas quelqu'un de versatile ! Je fais ce que je dois et je sais ce que je fais ! »

Valjean ne dit rien. Il le savait déjà. Il le savait depuis Montreuil. Depuis Toulon.

Il se leva à son tour.

Mais Valjean n'était nullement préparé à ce qu'il allait affronter. Javert s'était habillé d'un long manteau de cuir noir, avec des gants dans la même teinte. Impressionnant.

Il avait entraîné Valjean jusque dans le sous-sol de l'immeuble et là il tendit un chapeau étrange au vieil homme. Un chapeau rond, hermétique.

Valjean, pour ne pas passer pour un fou une fois de plus, ne dit rien et essaya de mettre le chapeau. Javert se moqua gentiment et l'aida à l'enfiler correctement.

« Pas l'habitude de la moto ? Vous allez regretter de m'avoir sauvé au pont ! »

Javert disparut dans les profondeurs de la cave et soudain il réapparut, tirant avec lui un...une...machine avec deux roues... Dotée de miroirs sur les côtés et d'un siège en cuir bien épais. Une moto avait-il dit ? Valjean ne comprit pas et s'inquiéta de ce qui allait se passer. La chose fut laissée sur le trottoir tandis que le policier refermait la porte du sous-sol.

Javert enfila le chapeau et releva la visière, un large sourire aux lèvres. Valjean songea aux chevaliers du Moyen-Age, équipé ainsi. Puis, suivant toujours l'image mentale de Valjean, le policier enfourcha la monture et lança, pressant :

« Grimpez et accrochez-vous fermement à moi ! Aujourd'hui, je m'en fous des excès de vitesse et du Code de la Route. »

Valjean obéit et grimpa derrière Javert. Il laissa doucement ses mains serrer la taille du policier, évaluant sa finesse. L'homme ne mangeait pas assez. Plus de muscles que de chair. Javert rit encore et posa sa main sur celles du vieux Français pour les appuyer fermement.

« Serrez ! Que je vous sente suivre mes mouvements ! »

Et d'un geste nerveux du pied, Javert démarra la machine. Il la laissa avancer un peu et prit de la vitesse tout à coup.

Rien à foutre des excès de vitesse et du Code de la Route ?! Valjean n'avait aucune idée de ce que c'était mais il comprenait très bien que cela devait être important ! Primordial ! Il se sentit pâlir lorsque la moto prit encore et encore de la vitesse. Javert roulait sans aucune prudence, slalomant entre les voitures, dérapant sur la chaussée, accélérant, encore et encore et encore. En effet, Valjean regrettait de l'avoir sauvé au pont !

Ils traversèrent le pont de Brooklyn à vive allure.

Valjean n'avait jamais été aussi vite de sa vie. Même les plus rapides des chevaux ne valaient pas ce véhicule.

Enfin, sur un dernier virage, la moto s'arrêta devant un immeuble à l'aspect officiel. La police ! Valjean était livide.

Javert descendit et attendit que son compagnon le rejoigne. Il retira son casque et exhiba un magnifique sourire et des cheveux collés par la sueur.

« Alors ?, » demanda-t-il, le regard espiègle comme un gamin.

Comme Valjean ne répondait pas et descendait de son mieux de la moto, Javert se mit à rire. A rire, à rire... Mais un rire amusé, cette fois, un vrai rire.

« Jamais je ne m'étais permis cela. J'espère que l'équipe de Donovan m'a vu sur le pont ! J'ai remarqué leur hélico ! Ces salopards m'ont toujours promis une contredanse si je ne respectais pas la limitation de vitesse. »

Un dernier hoquet de rire et Javert se reprit. Mais ses yeux brillant de joie parlaient pour lui. On était loin de l'imaginer revenant d'une tentative de suicide.

« Maintenant Chabouillet, Gisquet...Gregson certainement... Et le service psychologique ! »

Le sourire disparut. Javert avait le visage sombre. Valjean s'était ressaisi de son mieux lui aussi. Il était descendu de la moto, il avait retiré le casque avec des doigts tremblants, il avait passé ses doigts dans ses cheveux humides de sueur et sentait son cœur s'apaiser.

L'accueil fut silencieux, morose et atterré. On ne devait pas savoir quoi dire au lieutenant Javert. On le regarda entrer, flanqué de Jean Valjean. Calme, droit, raide. Impassible. Comme à son habitude. Il déposa les casques sur un bureau, couvert de dossiers, correctement rangés. Ce devait être son bureau.

Le tout dans un silence profond.

Que Gregson brisa d'une voix ironique :

« 145 ! Donovan hurlait de rage !

- Il a qu'à me foutre un procès.

- JAVERT !, clama une voix. Dans mon bureau ! »

Le lieutenant ne dit rien et obéit à la voix.

Valjean hésita à le suivre. Debout au-milieu de tous ces policiers affairés, il ne se sentait pas à sa place. Et la même voix retentit :

« M. Valjean ! Vous venez aussi ! »

Valjean obéit à son tour.

Le bureau était large et spacieux, mais encombré de dossiers lui aussi. Deux hommes se tenaient là, en uniforme. L'un d'eux, M. Chabouillet, désigna deux chaises.

« Une bonne nuit ?

- J'ai bien dormi, répondit Javert, d'une voix ironique.

- J'en suis ravi ! »

Valjean remarquait une chose. Le Javert du XXIe siècle était bien moins respectueux de l'étiquette que le Javert du XIXe siècle. Jamais Javert ne se serait permis de parler ainsi à un de ses supérieurs.

« Et les idées sont plus claires ?

- Ma lettre est toujours d'actualité. »

Le visage de M. Chabouillet blanchit de colère. On le sentait prêt à exploser. Une nouvelle gifle ? Javert patientait, souriant.

Le deuxième homme posa une main apaisante sur l'épaule de son collègue avant de se tourner vers Javert. Il devait s'agir de M. Gisquet.

« Tentative de suicide. Votre poste est compromis.

- Raison de plus pour me laisser partir.

- Javert. Je ne tiens pas plus que cela à discuter avec vous. Je laisse cela aux psychologues. Je voudrais juste savoir pourquoi. »

Javert perdit de sa superbe et baissa la tête, désespéré. On comprenait tout à coup la profondeur de son mal-être.

« Et si cela m'est impossible de vous le dire ?

- Le direz-vous aux psychologues ?

- Laissez-moi partir, messieurs, et la question ne se posera jamais.

- Merde Javert !, clama M. Chabouillet. C'est moi qui t'ai fait entrer dans la police ! Tu me dois des réponses !

- C'est juste, monsieur.

- J'écoute !

- A lui, je lui dois la vie. Je n'en dirais pas davantage.

- C'est l'homme du Bronx ? Un homme que vous avez arrêté ? »

On frôlait dangereusement la vérité. Des policiers interrogeant un autre policier.

« Si vous n'avez plus besoin de moi... »

Javert s'apprêta à se lever mais M. Gisquet le retint.

« Qu'allez-vous devenir Javert ?

- Je suis en congé, non ?

- Un mois. Si on ne vous juge pas inapte au service dés aujourd'hui. Sinon, définitivement.

- Je pars à Paris avec M. Valjean. »

Javert l'avait fait exprès. Pour savourer le désappointement des hommes en face de lui. On devait s'attendre à ce que le policier évoque une nouvelle tentative de suicide ou une disparition pure et simple de la ville...du pays... Ce serait pour plus tard.

« Paris ?, répéta M. Chabouillet, se tournant vers Valjean, estomaqué.

- J'ai en effet proposé au lieutenant Javert de m'accompagner à Paris, ajouta Valjean. En souvenir du bon vieux temps et pour se changer les idées. Il a accepté !

- Vous êtes donc vraiment amis ?! »

Valjean serra les poings. Il s'attendait à une dénégation méprisante de Javert, mais rien ne vint. L'homme souriait toujours.

Ce projet de voyage avait détendu l'atmosphère. On saluait l'idée avec joie et soulagement. Un mois loin de New-York, loin des policiers remontés contre lui, loin des affaires en cours si détestables. Cela allait lui faire du bien. Javert n'avait jamais pris de vacances hormis les congés forcés à cause de blessures obtenues en service. Et Valjean semblait être un ami précieux, non ?

« C'est bien ça Javert, s'écria Chabouillet. Va à Paris, saoule-toi et baise un peu ! Cela te fera du bien !

- Je ne savais pas que ma vie privée intéressait tellement mes supérieurs.

- Elle ne nous intéresse pas mais il faut que tu te changes les idées. Quoi de mieux qu'un voyage ?

- Alors remerciez M. Valjean ! C'est lui qui m'a sauvé à l'entrepôt Musain, au Pont de Brooklyn et qui va me payer un trajet en avion. »

On sourit devant les propos de Javert, mais il ne faisait qu'énoncer la vérité.

On promit de se revoir dans un mois et de reparler de cette démission. Javert ne dit rien mais sourit avec ironie. Il n'allait pas revenir en arrière. Sera-t-il même encore là dans un mois ?

Enfin, on envoya Javert vers les psychologues pour faire un bilan et vérifier s'il était apte à conserver son poste.

Avant de quitter le bureau, M. Gisquet lança, moqueur :

« Votre V-Max commence à dater Javert mais elle reste une magnifique machine. 145 ! Donovan nous a réclamé votre tête ce matin.

- Vous lui avez dit que j'étais hors-circuit ?

- Il n'y aura pas de poursuite mais n'oubliez pas que vous n'êtes plus de la police. Pour l'instant.

- Merci monsieur ! Chef ! »

Un dernier salut et les deux hommes se retrouvèrent à nouveau dans l'immense salle principale. Dans laquelle des hommes et des femmes travaillaient. Écrivaient. Tapaient sur des...télévisions ? Téléphonaient ?

Jean Valjean continuait à ne pas comprendre ce monde mais il remarquait que la technologie avait vraiment excessivement évolué.

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