Scène IX

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« M. Valjean !, lança une voix. Gregson ! Si vous pouviez venir remplir une déposition sur les événements d'hier, cela serait bien urbain.

- Oui, oui, » bafouilla l'ancien forçat.

Il se retourna vers Javert qui examinait la pièce, indifférent.

« Nous nous retrouverons... ?

- Plus tard. Je promets de ne pas partir. Leur bilan va prendre au moins une heure.

- Très bien. Je vous attendrai. »

Haussement d'épaules et Javert disparut derrière une porte.

Valjean rejoignit le lieutenant Gregson et raconta posément ce qu'il savait des étudiants, de l'entrepôt Musain, du lieutenant Javert. Coïncidence, vieille amitié, un peu de rhétorique pour convaincre nos étudiants... Le lieutenant Gregson contemplait ce ramassis de mensonges avec un visage soupçonneux...mais que pouvait-il dire ? Il n'avait rien et M. Jean Valjean, malgré le scandale de la veille, restait une personnalité politique en vue.

D'ailleurs en parlant de scandale...

« Comment s'appelait le jeune homme qui a parlé au siège de l'ONU ?

- Enjolras.

- Un homme de l'entrepôt ? »

Les mains étaient moites mais le visage toujours aussi serein. Valjean cherchait désespérément ses mots. Puis il se souvint de ce qu'avait dit Javert.

« Je suis un admirateur de ces jeunes gens. Je les suis sur...Face...

- Facebook ?

- C'est cela. J'ai donc préparé cette intervention depuis des mois.

- Il n'était donc pas à l'entrepôt ?

- Non, » mentit Valjean avec aplomb et tout sourire.

Gregson ne savait pas quoi penser. Mentait-il ? Facile de vérifier sur Facebook mais il manquait de temps. Et M. Valjean était un gros morceau.

« Bon. Et le pont ? »

Une histoire assez semblable. Coïncidence, chance, soulagement. Cette fois, le lieutenant Gregson ne le crut pas.

Mais qu'est-ce que Valjean pouvait dire d'autre ? Qu'il avait songé à Javert en dormant ? En se remémorant le 7 juin 1832 ? Valjean parla d'une envie de se promener. Ridicule.

Gregson ne savait pas quoi dire. Encore ! Il bouillait. Mais le vieux Français avait sauvé un collègue. Un ami. Il n'était ni un suspect, ni une victime, mais un héros. Deux fois de suite il avait sauvé Javert ! Une illumination poussa le lieutenant à demander à Valjean :

« Vous n'étiez pas dans le Bronx par hasard ?

- Non, rit Valjean. J'étais à l'ONU. Ce n'est pas moi qui ait sauvé le lieutenant Javert la troisième fois.

- Dommage ! Cela nous aurait permis d'avoir un peu plus d'informations sur la guerre de gang. Javert est resté très évasif. »

Au 7, rue de l'Homme-Armé vivent John Madeleine et sa fille. Allez les voir !

« J'ignore tout de cette affaire, lieutenant. »

Gregson allait rétorquer vertement quelques mots bien sentis mais la jeune policière de la veille, Azelma Thénardier, apparut, deux tasses de café à la main et un sourire éblouissant aux lèvres.

« Calme Greg'. M. Valjean est de notre côté.

- Merci Azelma. Tu es un cœur. Des nouvelles de Javert ? »

Mine de rien, les deux hommes discutaient depuis plus d'une heure maintenant, ressassant l'affaire des étudiants, l'affaire de l'ONU, l'affaire du Pont de Brooklyn...en boucle... On cherchait à coincer Valjean. A le troubler assez pour qu'il se trompe. C'était toujours ainsi, non ? Mais voilà, Jean Valjean était un homme important et un sauveur de flics. A ménager. Et il savait y faire, comme s'il connaissait la procédure.

« Il est encore sur la sellette. On le soupçonne de prendre de la drogue.

- Javert ? De la drogue ? La seule chose que je l'ai vu prendre c'est des cigarettes.

- On cherche, on cherche. Il est clean, il est sobre... »

Les deux policiers baissèrent la tête. La colère était retombée depuis la veille. Ils avaient failli perdre l'un des leurs.

« Vous savez pourquoi il a voulu faire ça M. Valjean ? »

Une jolie voix, très douce. Encore une gosse.

« Il m'a un peu raconté, » avoua Valjean.

On était tout ouïe. Tout le monde était tout ouïe. Le lieutenant Javert était connu pour sa probité, son honnêteté, son sérieux, son sens exacerbé du devoir, des responsabilités. Un homme sûr et un homme fort. Pas du genre à se suicider sur un coup de tête. Il avait du être sacrément troublé pour songer à abandonner.

« Javert croit qu'il n'a jamais rien fait de bien. Il croit qu'il a mal rendu la justice.

- C'est quoi ces conneries ?, s'écria quelqu'un. Un jeune policier mécontent.

- Calme-toi Anderson !, rétorqua Gregson.

- C'est un putain de bon flic ! Merde ! C'est lui qui m'a formé ! Et je suis pas le seul...

- Pourquoi penserait-il cela de lui ?, reprit Azelma, abasourdie.

- Une crise de conscience. »

Et Valjean se tut. Pour ne pas trop en dire. Pour ne pas enfoncer Javert. Ou rendre la position de John Madeleine dangereuse.

« Une crise de conscience ?! Je ne comprends pas, avoua Gregson.

- Il a du réfléchir après cette affaire avec les étudiants. Il a du se sentir...mal ?, demanda Azelma.

- Je ne comprends pas, répéta le policier, les dents serrées.

- Tu n'es pas le seul ! »

C'était la voix de Javert, grave et profonde. Il était fatigué, après toutes ces questions, toutes ces analyses. On l'avait poussé dans ses retranchements. Mais il avait tenu bon et lâché que l'essentiel. John Madeleine était en sécurité.

« Alors ? »

Plusieurs paires d'yeux contemplaient le lieutenant Javert avec appréhension.

« Deux semaines à l'arrêt. J'échappe au mois. Je suis déclaré apte à poursuivre dans la police mais je suis surveillé. Un bilan psychologique à faire tous les mois. On m'astreint à du travail de routine pendant quelques semaines.

- Apte ?

- On a jugé mon « accident » accidentel. La pression durant ces heures sous la menace d'une arme. La torture endurée de la part des étudiants. La menace de mort dans le Bronx. Cela a suffi à me faire péter les plombs.

- Et c'est le cas ?

- Attendons le prochain bilan pour le savoir ! »

Javert souriait, cela détendit l'atmosphère.

« Et maintenant ?, demanda Azelma.

- Deux semaines de vacance forcées. On m'envoie au vert et on veut que je fasse soigner correctement mon bras. Et je n'ai plus le droit de porter une arme. »

On souriait, pas dupe des vacances qu'allait prendre le lieutenant Javert. Deux semaines dans son appartement à harceler la brigade, à passer pour un rien, à essayer d'empiéter sur les enquêtes...pour ne pas devenir fou d'inaction.

On connaissait Javert, Javert savait qu'on le connaissait. Il lança, l'air de rien :

« M. Valjean m'offre deux semaines à Paris.

- Qu...quoi ?, répéta Gregson.

- On n'a pas tous un ami riche philanthrope, hein ?

- Chouette ! Tu nous enverras des cartes postales ? »

Cela fit rire. Tout le monde. Valjean ne savait pas de quoi il était question mais il avait l'habitude maintenant. Il imitait les autres et cela passait très bien.

« Bon. Nous allons vous laisser travailler les enfants. Gregson, prends bien soin de mon coup-de-poing ou tu vas le regretter.

- Compte sur moi ! Anderson a déjà commandé de la poudre noire sur Internet. On va tous l'essayer au pas de tir.

- Vous n'arriverez à rien. Je vous montrerai à mon retour.

- Mais tu reviendras, n'est-ce-pas ? »

Azelma Thenardier. Tout sourire, mais des yeux remplis d'angoisse. Javert ne répondit pas. Il ne savait pas mentir comme cela à ses collègues. Il détourna la conversation en lançant simplement :

« J'ai vu ta sœur. Elle va bien. »

Le sourire devint plus incertain mais la jeune femme hocha la tête. Compréhensive.

« Eponine n'arrive pas à lâcher le milieu. Je fais tout pour elle mais...

- Je sais Azelma... Je sais... Allez, bonne continuation. »

Et ce fut tout.

Javert quitta la brigade de police dans laquelle il avait passé dix ans de sa vie sans même se retourner. Valjean le suivait, incertain de ce qu'il fallait faire ensuite. Ce fut Javert qui le ramena au présent en lui tendant le casque avec un regard moqueur.

« En route, monsieur le richissime homme d'affaire philanthrope. Vous avez quelque chose à me montrer au café de l'Homme-Armé. »

Valjean blêmit en entendant ces mots. Il espéra que Javert placerait cela sur le compte de la peur d'un nouveau trajet en moto.

Et il espéra de tout cœur qu'il le fasse. La conduite du lieutenant s'était améliorée. Ils étaient en ville et roulaient vite mais sans excès. Valjean put observer un peu autour de lui, examinant les quartiers, les immeubles, les passants. La ville de New-York était impressionnante. Magnifique ! Et en même temps terrifiante. Tout déconcertait le vieux Français du XIXe siècle.

Il n'y avait donc plus de nature au XXIe siècle ?

Il n'y avait plus de chevaux ?

La moto se gara dans un emplacement prévu à cet effet et les deux hommes descendirent devant le café. Plus sereins que la première fois. Javert resta à observer les alentours...puis Valjean.

« Et maintenant ? Mes réponses ?

- Allons dans le café.

- Je vous suis, monsieur. »

Valjean poussa la porte de l'établissement de l'Homme-Armé. Une femme se tenait derrière le comptoir et eut un sourire très commercial en voyant ces deux clients potentiels.

« Café ou autre chose les hommes ?

- Café, répondit Javert.

- Pareil, ajouta Valjean.

- Crêpes ? »

Geste de dénégation. Valjean déambula un instant dans le café puis choisit une place contre la vitre, immense, qui séparait le café de la rue. Et il se mit à surveiller la rue. Javert l'imita. Cette fois, c'était lui qui copiait les mouvements de son compagnon, curieux de voir la suite.

« Et maintenant ?, répéta le policier.

- On attend.

- Combien de temps ?

- Je ne sais pas. Vous êtes pressé ?

- J'ai tout mon temps. J'ai toute ma vie.

- Moi aussi. Alors on attend. »

Et on attendit. Des heures.

Le café fut suivi par d'autres cafés, puis un repas léger pour le déjeuner avec des omelettes au fromage et de la salade verte.

Les deux hommes se tenaient, en vis-à-vis, dans un silence de mort. Valjean était perdu devant tout ce qu'il voulait demander au policier, mais qu'il ne pouvait pas évoquer...car cela s'adressait à un homme mort depuis deux cents ans. Ce fut Javert qui brisa le silence.

« Alors vous voulez m'emmener à Paris... Pourrais-je savoir pourquoi ? Je ne pense pas que mon charme fou ait agi sur vous alors pourquoi tenez-vous à m'avoir ? »

Le policier souriait, tentant de détendre l'atmosphère par un trait d'humour un peu lourd. Valjean en fut gré. C'était encore un trait de caractère que le Javert de 1832 n'avait pas...du moins pour ce que Valjean savait de son tourmenteur.

« Je dois vous montrer quelque chose. Je pense que cela pourrait m'aider... Peut-être vous aussi. Je ne sais pas.

- Vous avez besoin de moi ? »

Javert avait laissé retomber sa cuillère, la bouche bée et les yeux écarquillés de stupeur. Peut-être son sauvetage avait une raison valable alors ?

« En effet. J'ai besoin de vous pour retrouver...quelqu'un... »

Retrouver Jean Valjean ! Le Jean Valjean de 1832 ! Et aussi par la même occasion son inspecteur Javert !

« Vous avez perdu quelqu'un ?

- Une disparition pure et simple.

- En avez-vous parlé à la police ?

- C'est une affaire délicate.

- Cette disparition a-t-elle eu lieu aux États-Unis ?

- Je ne sais pas. Je pense que cela a eu lieu en France.

- Vous n'avez pas été voir la police en France ?! »

Valjean contemplait son assiette de dessert. Un minuscule gâteau au chocolat appelé brownie se tenait au centre, baignant dans une crème épaisse et exquise. Javert avait cessé de manger le sien. Une sorte de crème jaune et couverte d'une couche dure appelée crème brûlée.

Le policier observait Valjean, essayant de déduire des faits de cet homme... Illisible ! Valjean se contenait trop bien. Comme s'il savait. Comme s'il avait l'habitude des policiers. Curieux.

« Non, je n'ai appris sa disparition qu'une fois arrivé aux États-Unis.

- Et vous vous êtes dit que j'étais le meilleur policier des States ? Flatté.

- Je vous connaissais.

- NON !, fit Javert, menaçant. Nous ne nous sommes jamais rencontrés ! Ne recommencez pas cela !

- Je vous connaissais, répéta inlassablement Valjean. J'ai confiance en vous. »

Un reniflement de dédain. Javert cachait sa panique folle derrière sa crème brûlée et son visage impassible.

« Bon. Vous n'en démordrez pas. Soit ! Moi non plus ! »

A Montreuil, nous nous sommes affrontés tant de fois Javert, je sais très bien à quel point vous pouvez être têtu.

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