Scène X
Javert regardait Valjean, le front buté et les lèvres serrées dans une fine ligne, pleine de dureté. Il se ressemblait tellement ainsi. Le Javert du XIXe siècle.
Valjean souriait, tout à ses souvenirs. Mais ces souvenirs n'étaient pas si agréables que cela en réalité. Valjean se souvint aussi de l'intransigeance du policier. Face à Fantine, face aux étudiants révoltés, face à lui-même Jean Valjean. Et Valjean eut peur pour John Madeleine. Qu'allait-il se passer si les deux adversaires se retrouvaient ? Valjean se fustigea de ne pas y avoir pensé avant. Il fallait trouver une solution... Quitter le café n'en était pas une, pas après avoir fait patienter si longtemps le policier et lui avoir promis des réponses. Valjean sentait confusément qu'en-dehors de ça, il n'y avait plus rien pour retenir Javert dans cette vie. L'empêcher de retourner au pont et de finir le travail.
Il fallait une solution. Se décidant enfin, Valjean posa sa main sur celle du policier, l'obligeant à lever les yeux et à le fixer intensément.
« Nous parlerons de Paris quand nous y serons, pour l'instant, je veux parler de John Madeleine. »
Pas besoin de la main, ces quelques mots avaient capté toute l'attention du policier. Javert ne lâcha pas le regard du Valjean.
« Je dois vous demander quelque chose Javert. J'aurais du le faire avant, c'est vrai, mais je n'y avais pas pensé. »
Un silence tendu. Les deux mains étaient encore l'une sur l'autre, immobiles.
Javert attendait et hocha la tête pour que Valjean poursuive.
« Je dois vous demander votre parole Javert.
- Ma parole ? Comment cela ?
- Vous êtes un homme de parole. Je sais que je peux vous faire confiance.
- Que voulez-vous de moi ?
- Une promesse.
- Laquelle ?
- Que vous ne ferez rien sans mon consentement. Quoi qu'il se passe ! Vous n'agirez pas sans que je vous le permette.
- Quelle est cette histoire de fou ?
- C'est cela ou je repars en France et vous n'aurez aucune de vos réponses. »
Risqué ! Javert pouvait simplement répondre « Soit ! » et se lever pour aller se noyer. Mais Valjean espérait avoir bien cerné son inspecteur. Il l'avait côtoyé pendant des années et analysé pour essayer de le comprendre, c'était son ennemi après tout.
Et l'ancien maire de Montreuil fut soulagé de voir qu'il avait bien cerné son chef de la police.
« Très bien, soupira Javert avec lassitude. Je promets de ne rien faire sans votre consentement mais j'espère que vous vous rendez compte à quel point c'est inique !?
- Oui, Javert. Je le sais. »
En fait, Valjean avait tort de se faire tant de soucis. Javert savait très bien qu'il n'avait plus rien pour le retenir si ce n'était ce drôle de Français tombé par hasard dans sa vie. Et l'attrait de l'East River s'éloignait avec chaque heure qu'il passait en compagnie de cet homme.
Nouvelle attente.
Quelques heures encore.
La fin de ce jour approchait.
Du café, des gâteaux, du café, du pain, du café, des cigarettes... Dieu que c'était long. Valjean regretta de ne pas avoir posé de questions avant toute cette mise en scène mais il n'était pas policier. Puis Javert le vit le premier.
Valjean le comprit aux yeux perçants du policier, devenus fixes. Scintillants. Javert glissait sa main dans l'intérieur de sa veste, sans doute à la recherche de son arme de service, heureusement absente. Valjean posa à nouveau sa main sur celle de Javert, pour le retenir et l'apaiser.
« Vous m'avez promis !
- Madeleine... Madeleine est là... Putain ! Que...
- Voulez-vous des réponses ?
- Putain oui.
- Alors allons-y ! »
Et ils y allèrent. Valjean sortit quelques billets de sa poche et paya les multiples cafés, sandwichs, bières consommés tout au long de ce jour. Ce n'était plus la serveuse du matin mais un serveur avec des traits asiatiques. Très jeune.
Valjean n'avait pas encore vu Madeleine. Il ne savait pas à quoi s'attendre. Un autre lui-même ?
Dieu, il ne s'attendait certainement pas à ça.
Un homme s'était arrêté en plein milieu du trottoir, le regard paniqué, posé sur Javert. Il était noir, il était chauve, il était massif et imposant, il avait un tatouage dans le cou. Il ne ressemblait pas du tout à Jean Valjean...sauf la carrure peut-être... Et les yeux... Oui les yeux étaient doux comme les siens mais d’une jolie couleur marron.
« Javert ?! Comment m'as-tu trouvé ?
- Madeleine. Je... Ce n'est pas moi... »
Les deux hommes se tournèrent vers Jean Valjean. La scène devenait irréelle.
« Si nous allions chez moi ?, proposa Madeleine, se reprenant le premier. Cosette n'est pas là. »
Nouveau coup au cœur pour Valjean. Cosette ?! Une autre Cosette ?! Et pas Euphrasie ? On accepta l'offre et on emboîta le pas.
Madeleine ne vivait pas loin. Une petite maison, discrète, au-milieu de dizaines de maisons identiques. Madeleine ouvrit la porte et tout le monde entra.
La maison était décorée avec simplicité. Quelques cadres sur les murs, portant tous une photographie de Cosette. Valjean les regarda, cherchant les ressemblances avec sa propre version de Cosette.
Oui, cette scène était irréelle.
Les deux jeunes femmes étaient blondes aux yeux bleus. Douces et jolies. Quelques portraits de Madeleine. Valjean était amusé de voir les correspondances dans les costumes. Noirs comme à Montreuil.
« Café ? »
Un hochement de tête. Valjean était certain de ne plus dormir pendant des jours vu la quantité de café engloutie durant ces dernières heures.
Bientôt, les trois hommes étaient assis dans des fauteuils confortables, dans un salon décoré avec goût. Valjean aperçut avec stupeur ses chandeliers sur un meuble bas contre le mur. Cet homme était bien le Jean Valjean du XXIe siècle.
« Vous avez connu Monseigneur Myriel ?, » ne put s'empêcher de demander Valjean.
Cela surprit l'ancien maire d'Albuquerque.
« Le pasteur Myriel, en effet. Après ma sortie de prison. C'est lui qui m'a sauvé.
- Il m'a sauvé moi aussi, murmura Valjean.
- Vous avez connu le pasteur Myriel ? »
De la surprise on passait à la stupeur. Javert ne disait rien, contemplant ces deux hommes discuter entre eux, comme s'ils se voyaient pour la première fois. Et il ne comprenait plus rien. Il avait pensé qu'ils avaient tout manipulé pour le trouver, lui. Mais manifestement, ils étaient deux inconnus l'un pour l'autre. Alors ? Alors... A moins que tout cela ne soit qu'un jeu d'acteur destiné à mieux le berner, mais quel en serait l'intérêt ?
« J'ai connu Monseigneur Myriel, en effet. »
Madeleine eut un rire, frais et amusé.
« C'était un grand homme.
- En effet. »
Deux sourires identiques. Il y avait quelques points communs alors. Puis la conversation se devait de revenir au présent.
« Vous êtes venu m'arrêter ?, demanda la voix lasse de Madeleine.
- Non, répondit simplement Javert. On m'a promis des réponses.
- Des réponses ?, répéta Madeleine, décontenancé.
- Me reconnaissez-vous ?, demanda Valjean en regardant bien l'homme noir en face.
- Non, je ne vous reconnais pas. Lieutenant ? Que se passe-t-il ? Est-ce pour le Bronx ?
- Je ne vous connais pas non plus, rassurez-vous, » fit Valjean, conciliant.
Si l'homme lui ressemblait dans son caractère, la panique devait déjà irradier dans ses veines.
« Alors... Je ne comprends pas ce que vous voulez. Javert ?
- Je ne comprends pas non plus, Madeleine. Je ne comprends plus rien depuis hier.
- Comment cela ?
- Le lieutenant vous a rencontré dans le Bronx, c'est cela ?, reprit Valjean.
- J'ai sauvé le lieutenant, en effet, mais c'était normal. Jamais je n'aurais pu laisser ces salopards lui faire du mal. »
Entendre cela abasourdit le policier, l'ancien garde-chiourme.
« Pourquoi ? Vous devez me haïr !
- Je ne vous ai jamais haï Javert, je sais que vous avez simplement fait votre devoir. Et que vous êtes un policier tenace ! »
Valjean souriait, content d'entendre ces mots. Ainsi, il n'avait pas changé en deux cents ans. Un homme bon !
« Mais... pourquoi ? Je... »
Javert était perdu, il replongeait lentement dans son agonie. Cherchant quelque chose à se raccrocher. Madeleine contemplait cela avec étonnement puis inquiétude.
« Javert ! Vous allez bien ?
- Vous m'avez sauvé la vie et j'ai... Dieu ! J'ai... »
Javert se tut. Perdu. Perdu. Perdu. Il avait déraillé. Enfin, n'y tenant plus, le policier se leva et prestement quitta la maison. Une porte claqua.
Valjean et Madeleine se relevèrent vivement et coururent à la porte. Dehors, ils ne virent pas Javert. Ce dernier avait dû courir dans la rue, à la recherche de sa moto. Fatigués, ils se regardèrent et soupirèrent de concert. Ce qui les fit sourire d'un air désespéré.
« Qu'est-ce qui ne va pas avec Javert ?, demanda l'ancien prisonnier de Miami en ramenant Valjean dans son salon.
- Hier soir, Javert a tenté de se suicider. Je l'ai sauvé. »
Madeleine resta gelé par la surprise.
« Comment cela ?
- Je l'ai sauvé. Maintenant, je dois réussir à le convaincre de survivre.
- Et il est parti ?! Merde !
- Je sais où il peut être allé. »
Valjean ne remercierait pas assez le Ciel de lui avoir permis de rencontrer John Madeleine. L'ancien prisonnier entraîna Valjean jusque dans une pièce attenante à sa maison. Là se trouvait une voiture. Ils y montèrent tous les deux.
Il ne fallut pas longtemps à la vieille voiture de Madeleine pour rejoindre le pont de Brooklyn. Et comme une mécanique bien huilée, un disque tournant en boucle, le lieutenant Javert se tenait sur le bord du pont, observant l'East River coulant en contrebas.
Il n'était pas monté sur le parapet. Pas encore. Il y avait sa moto près de lui.
Madeleine se gara non loin et Valjean sortit de la voiture. Puis cette dernière disparut, laissant les deux hommes seuls.
Ce fut une décision prise sans discuter, par un accord tacite. Madeleine disparaissait de la vie du lieutenant Javert. Il n'avait plus à entrer en contact avec lui. Pour son bien. Pour leur bien à tous les deux.
Et Valjean vint s'accouder au côté de Javert.
La nuit tombait sur la ville de New-York. Le coucher de soleil était magnifique. Il avait fait chaud ce jour-là.
« Si nous allions dîner ?, » proposa Valjean.
Javert se mit à rire, même si son rire ressemblait plus à un sanglot.
« Pourquoi pas ? Tant que c'est vous qui payez.
- Une adresse ?
- Quelque chose de gras, de lourd et d'alcoolisé. Ça vous va ?
- Parfait.
- Alors j'ai une adresse. »
Javert se recula lentement du bord. Valjean était conscient du mal-être de l'homme face à lui. Ce n'était que partie remise. Et Valjean ne savait même pas si ce qu'il voulait faire à Paris suffirait à sauver le policier. Il ne savait même pas si cela serait possible.
Un nouveau trajet en moto. Dans la lumière des voitures. Valjean serrait de toutes ses forces la taille du policier. Et une main vint tout à coup se poser sur les siennes, apaisante. Un bref instant avant de ressaisir le guidon.
Ce fut gras, ce fut lourd, ce fut délicieux.
Une sorte de sandwich à la viande, accompagné de frites bien grasses et d'une boisson alcoolisée. Que Javert renouvela plusieurs fois. Tant pour le sandwich que pour l'alcool. Il y eut aussi des cigarettes. Valjean en refusa une mais fut surpris d'en apprécier autant l’odeur. Elle appartenait à Javert, accompagnant toutes ses réflexions.
« Vous êtes seul dans la vie Javert ?, demanda Valjean, curieux.
- Complètement, Valjean. Le dernier petit-ami que j'ai eu m'a lâché à cause de mon boulot.
- Le dernier petit-ami ?
- Choqué le Frenchie ? Vous êtes pourtant le pays du mariage pour tous ! »
Javert rit en vidant son verre.
Javert pédéraste ? Ça Valjean ne l'aurait jamais cru mais il ne connaissait pas la vie privée de son inspecteur de police. Javert était seul à Paris, seul à Montreuil, manifestement seul à Toulon. Mais qui savait ce qu'il faisait de ses nuits ?
« Et vous Valjean ? Vous avez une fille il me semble.
- Pas de mon sang, répondit automatiquement Valjean.
- Tiens ? Pas de femme ? »
Valjean s'en voulut d'avoir répondu aussi vite. Peut-être dans cette vie... Qui savait ce qui l'attendait à Paris ? Une femme, des enfants ? Non, il n'y avait pas de photographies de personnes étrangères sur son téléphone.
Et le regard de Javert changea tout à coup.
Jusque là il avait été inquisiteur, froid, voire mauvais... Il devenait calculateur. Estimateur ? Comme s'il évaluait l'ancien forçat. Mais il ne dit rien et finit tranquillement son verre de whisky.
Annotations