Scène XI
La nuit était si vieille lorsqu'ils sortirent du bar. Javert entraîna Valjean, bien plus touché par l'alcool que lui, jusqu'à sa moto.
« Javert... A Paris... Il faut que je vous dise...
- Mais oui, vous me ferez faire la visite complète. Vous me ferez monter sur la Tour Eiffel et descendre dans les catacombes. Promis. Enfilez le casque. »
Prévenant, Javert aida le vieil homme à se vêtir correctement puis à enfourcher la moto. Avant de s'asseoir à son tour et de démarrer la bête. Puis il saisit les mains de Valjean et les glissa sur sa taille, les serrant avec force.
« Tenez ! Ne lâchez pas ! Je vous ramène à votre hôtel.
- Mais... »
Le reste de la phrase fut perdu dans le bruit infernal de la moto.
L'employé de garde dans l'hôtel vit arriver un homme puant l'alcool à trois mètres aidant M. Valjean, clairement incapable de se déplacer seul. Il fut atterré. Décidément, le Frenchie était un homme plein de surprises.
Javert ne s'embarrassa pas d'explications.
« Chambre ?
- 117. Mais... »
Javert saisit la clé que tendait l'employé. Une clé à l'ancienne ! C'était vraiment un hôtel de luxe. Il avait garé sa moto dans les sous-sols de l'hôtel mais il aurait pu s'en abstenir vue la richesse du quartier.
Chambre 117.
Javert essaya d’ouvrir la porte, faisant basculer Valjean contre le mur.
« Vous ne bougez pas !, intima le policier.
- Je crois que je vais être malade..., murmura Valjean.
- Attendez d'être dans les toilettes ! »
Cette damnée porte s'ouvrit enfin et Javert prit Valjean par la taille. Il le poussa à l'intérieur. En un instant, il alluma le lustre que Valjean n'avait jamais su faire fonctionner et la lumière fut. Valjean se laissa tomber sur le lit.
Un sifflement admiratif retentit.
« Cela paie bien la politique internationale ! Cela dit après votre « conférence » d'hier, je pense que vous allez avoir quelques difficultés à l'avenir.
- Ils méritaient de parler. Ils parlent pour la république...pour la liberté... Ils luttent...
- Valjean ? Vous allez bien ?
- Des étudiants en révolte, grogna Valjean d'une voix pâteuse. Gisquet a fait tirer sur eux... Ils...
- Il faut vous déshabiller ! Valjean !
- Je ne bois jamais autant. Je me sens...horrible... »
Javert se mit à rire, un peu rassuré. Lui non plus n'avait pas l'habitude de boire autant mais cela n'était pas si rare.
« Bon. Je vais m'occuper de vous. Laissez-moi faire et ne me vomissez pas dessus.
- Javert ! La dernière fois que j'ai bu autant remonte à Montreuil. Vous vous souvenez de ma nomination ?
- Non, » répondit Javert, amusé.
Et le policier s'approcha de Valjean. Il se mit à genoux devant lui. Lentement, il retira les chaussures de qualité du vieux Français. Puis il s'attaqua à sa cravate. Qui porte encore des cravates aujourd'hui ? Il commençait à retirer la veste lorsque Valjean reprit son discours incompréhensible.
« Je venais d'être nommé au poste de maire. Vous étiez tellement en colère. Je vous voyais fulminer. »
Les mains s'arrêtèrent. Javert était estomaqué.
« Quel poste de maire ?
- M. Bamatabois avait fait ouvrir une caisse de Clos de Vougeot. J'ai du boire pour fêter cela. Vous aussi d'ailleurs. Nous ne nous quittions pas des yeux. Je n'ai pas fait attention au nombre de verres que je buvais. Et...
- M. Bamatabois ? Le président ? »
Valjean grommelait dans son ivresse. Javert ne comprenait plus ses paroles. Il termina le plus vite possible de déshabiller l'homme qui s'endormait assis. Lorsque Valjean fut en sous-vêtements, il le glissa sous les draps.
« Et maintenant ?, » murmura Javert, indécis.
Le plus raisonnable aurait été de récupérer la moto et de rentrer chez lui. Quelques heures de sommeil et il serait revenu à l'hôtel le lendemain.
Javert n'avait jamais été quelqu'un de raisonnable. Surtout lorsqu'il entendit Valjean lui souffler en français :
« Reste... »
La peste soit de l'alcool !
Javert obéit et se déshabilla. Une douche aurait été la bienvenue mais il était fatigué. Il n'y avait qu'un lit. On se troublerait demain. Il fallait dormir.
Dormir.
Dormir...
Le lendemain ce fut la musique venant du téléphone de Valjean qui les réveilla. Le Frenchie se jeta sur sa valise et saisit l'appareil.
« Cosette ? »
On rit au bout du téléphone. Une voix d'homme.
« Non, M. Valjean. C'est Laffitte.
- M. Laffitte ?
- C'est cela ! Votre fille m'a demandé de vous contacter le plus vite possible hier mais je n'ai pas réussi à vous joindre. Vous n'avez pas écouté vos messages ?
- Non, » répondit prudemment Valjean.
Maintenant il sentait le mal de tête, infernal. Une colonie de lutins creusant dans son crâne et tentant de l'ouvrir en deux. Il devait se concentrer sur la conversation.
« Votre esclandre à l'ONU a été un choc, M. Valjean. Vous auriez du m'en parler.
- Ce n'était pas prévu... Je... Je suis désolé...
- Notre action a chuté en bourse. Assez basse. Mais rien de dramatique. J'ai réussi à relever le niveau hier. Nos actionnaires sont mécontents, je ne vous le cache pas. Ils s'attendent à des explications de votre part. Un conseil d'administration est prévu dans deux jours, exceptionnel.
- Je m'expliquerai, fit la voix de Valjean, penaud.
- N'ayez aucune crainte, M. Valjean. Ils vous en veulent mais votre action d'éclat a redoré notre image. Nous sommes boycottés par les Américains mais l'Europe nous adore. Et l'Asie nous soutient, comme de bien entendu. Nous avons perdu, certes, mais nous serons gagnants au final. »
M. Madeleine était un patron d'industrie, il comprenait un peu ce jargon de l'économie mais là aussi le monde avait évolué. Il allait devoir se mettre sérieusement à la page.
« Je vous remercie, M. Laffitte, et vous fais confiance.
- Merci, monsieur. Je vous fais parvenir un billet de retour en avion dans la matinée. Vous prendrez le vol de treize heures. Vous serez à Paris ce soir.
- Pas un billet ! Deux ! »
Il y eut un blanc. Une prise de souffle, révélant la surprise de l'interlocuteur.
« Deux, M. Valjean ?
- Deux, répéta fermement Valjean.
- Dois-je comprendre que vous serez accompagné ?
- Vous pouvez en effet. »
Ces questions alambiquées firent sourire Valjean. Lentement, l'ancien forçat se tourna vers le lit et ses yeux se posèrent sur l'homme étendu dedans. Javert était couché, les bras sous la tête. Il portait encore sa chemise. Il observait le Français, comprenant fort bien la teneur que prenait la conversation. Et il eut un sourire amusé, un peu moqueur. Dévoilant une dentition parfaite.
« Cosette est-elle au courant Jean ? »
La voix était devenue plus douce, moins formelle. On usait de son prénom. Donc M. Laffitte était un ami plus qu'un collaborateur.
« Pas encore. Mais ce n'est pas ce que tu crois, se permit Valjean, espérant que le tutoiement ne gênerait pas.
- C'est le policier que tu as sauvé ? C'est cela ? »
On savait déjà ? Mais l'information voyageait à une vitesse phénoménale. Il avait fallu des jours avant d'apprendre la chute de la Bastille en juillet 1789 et Faverolles était proche de Paris pourtant. Là, il était aux États-Unis et on était déjà informé à Paris.
« C'est cela !, répondit Valjean.
- Il y a quelque chose que je devrais savoir ? »
Quelque chose à savoir ?
Tellement de choses à savoir.
Mais aucune à dire au téléphone.
Javert souriait, amusé toujours par ce dialogue et il s'étira un instant, faisant jouer ses muscles. Un homme nerveux, tout en longueur. Un bel homme en fait. Valjean le détaillait, sans s'en rendre compte. Ses bras, durs, ses cheveux, grisonnants, son regard, étincelant.
« Il n'y a rien d'autre à dire, conclut Valjean, les yeux toujours fixés sur Javert.
- Bon. Amène-nous ta conquête alors. Nous verrons par nous-mêmes.
- Attends, reprit pressant Valjean. Tu veux dire que je... Que je suis... »
Laffitte se mit à rire.
« Jean ! Tu es célibataire depuis trop longtemps. Je suis content que tu te sois trouvé quelqu'un. Mais quelle idée d'aller le chercher si loin ! Si tu voulais un flic, tu pouvais en choisir un en France, non ? Allez, je m'occupe de vos billets. »
Et la communication coupa, laissant Valjean frustré. Il ne saisissait pas tout. Était-il pédéraste lui aussi ? Le Jean Valjean de 2019 aimait les hommes ? En 1832, en tout cas, Valjean n'aimait pas les hommes. Ni les femmes d'ailleurs. Le bagne l'avait brisé et transformé en homme dangereux. Puis le harcèlement incessant qu'exerçait Javert à son encontre l'avait empêché de penser à autre chose qu'à sa sécurité.
Et ses marques au fer rouge, ses cicatrices de coups de fouet étaient difficilement acceptables pour une femme...ou un homme...
Javert le regardait toujours mais il avait perdu son sourire moqueur.
« Un problème ?
- Non. Aucun problème. Vous avez faim ?
- Assez. Votre gueule de bois ?
- Terrible, mais on fera face. »
Javert se leva, dominant Valjean de toute sa taille.
« Bien, je vais prendre une douche. Commandez du café noir ! En quantité. Sans sucre. Merci.
- A vos ordres, inspecteur. »
Un sourire resplendissant. Javert glissa derrière lui, le frôlant pour rejoindre la salle de bain. Valjean ne comprenait pas tout, peut-être, mais il se souvenait de Toulon. Les jeux de pouvoir, les tentatives de séduction... Qu'est-ce que Javert avait en tête ?
Le bruit de la douche réveilla Valjean.
Il saisit son téléphone et observa l'écran noir. Il devait pouvoir s'en sortir, non ? Il avait vu tellement de monde s'en servir. Il appuya doucement et soudain, l'écran s'alluma !
Il vit des chiffres, des symboles, des mots. Il ne savait pas quoi faire lorsqu'on frappa à la porte de la chambre. Le faisant sursauter.
« Entrez ! »
On entra.
C'était la petite domestique noire de la veille. Valjean lui fit un magnifique sourire, réellement soulagé de la voir. Elle en fut surprise et le lui rendit.
« Encore votre téléphone ?
- Je voulais commander deux petits-déjeuners. Je...
- Vous n'avez pas encore l'habitude ? C'est votre premier Smartphone ?
- En effet... »
Elle s'approcha en riant.
« On vous offre un téléphone et on ne vous explique rien. Quelle honte ! »
Puis elle entendit aussi le bruit de la douche et se tourna vers le vieil homme avec étonnement. Valjean se troubla et rougit, malgré lui.
« Un...un ami... Je paierai pour la nuit... Je... »
Un nouveau sourire plus doux, la jeune femme prit doucement le téléphone des mains de Valjean.
« Voyons si je peux vous aider à comprendre. Puis vous me direz ce que vous voulez déjeuner, vous et votre ami. »
Un accord tacite ? Valjean avait envie de remercier la femme. A son époque, la pédérastie était dépénalisée mais c'était encore un péché aux yeux de Dieu et un scandale dans la société. Ils se seraient faits jeter dehors.
« Alors pour téléphoner, voilà comme il faut faire... »
Il ne comprit pas tout. Bien entendu. Mais il saisit un peu plus le fonctionnement. Les contacts, les numéros, le symbole vert, le symbole rouge... Il put même regarder les photographies dans la galerie d'images et revoir sa douce Cosette. Enfin, pour terminer son cours, la jeune femme lui montra comment prendre des photographies.
Ils rirent lorsqu'ils examinèrent sa première photographie. Le portrait un peu flou de la jeune servante elle-même. Fania.
Enfin, la porte de la salle de bain s'ouvrit et dévoila un inspecteur Javert propre, emballé dans un peignoir. La jeune femme, sans se démonter, souhaita une bonne journée au policier. Puis elle les salua et partit se charger du repas.
Javert n'avait rien dit. Laissant Valjean commander pour lui. Il avait simplement ramassé ses vêtements, grimaçant devant l'odeur forte de l'alcool et du tabac. Il allait devoir supporter cela en attendant de passer chez lui, faire sa valise. Deux semaines à Paris !
Il n'en revenait pas.
Il devait être mort à l'heure qu'il était.
Et il ne l'était pas.
Il était vivant. Bien vivant. Et son intérêt était éveillé par ce beau Français. Un peu âgé peut-être, mais pourquoi pas ?
Baiser un coup ? Cela lui ferait du bien en effet. Il n'avait pas touché quelqu'un depuis des mois. Et cela lui changerait les idées.
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