Scène XII
Amusé par ses pensées, inappropriées, Javert récupéra son propre téléphone et s'assit sur le lit. Il n'avait rien à organiser, ni personne à prévenir de son départ. Il avait cinquante ans et une vie dévouée à la loi et l'ordre. C'était un peu démoralisant.
Lentement, il consulta ses messages. Boulot, boulot, boulot. Gregson posant des questions sur les étudiants de l'entrepôt Musain. Azelma envoyant des photos de la Tour Eiffel avec des emojis en forme de cœur. Anderson demandant comment fonctionne un pistolet à silex...
Javert soupira et referma son portable.
Il leva les yeux et aperçut, surpris, le regard appuyé de Valjean posé sur lui.
« Quoi ?
- Comment cela marche ?
- Quoi ?
- Le téléphone. »
Javert se troubla. Que voulait le Frenchie ? Un cours sur les ondes ou un cours sur le Smartphone ? La bonne venait de le faire.
« Vous avez des soucis avec votre portable ?
- Je ne comprends pas comment cela fonctionne. »
Donc c'était un cours sur les ondes.
Javert se mit à rire et s'étendit sur le lit. Inconscient de l'image qu'il donnait ainsi couché. Les bras sous la tête, les jambes serrées l'une contre l'autre. Le peignoir épousait ses formes. Inconscient...ou pas...
Valjean se répétait en boucle : « Je suis pédéraste ? Vraiment ? »
« Je ne saurais vous expliquer cela, M. Valjean. Je ne suis pas bon en physique. Mais voyons... »
Une idée soudaine le fit se redresser. Le peignoir s'écarta et dévoila une cuisse, poilue, musclée. Un éclat de peau qui troubla encore davantage le pauvre Valjean.
Javert avait récupéré son téléphone. Prestement, il l'ouvrit et fit quelques recherches. Enfin, il le tendit à Valjean.
« Tenez ! Lisez Wikipedia et cherchez vous-même ! Vous êtes un patron d'industrie, un homme réputé pour ses inventions. Cela ne devrait pas être sorcier ! »
Javert se moquait. Comme si Jean Valjean, l'homme de la haute technologie, pouvait avoir besoin d'explication sur la téléphonie. Il devait simplement jouer avec Javert. Dans quel but ? Illisible.
Valjean s'assit à son tour sur le lit. Il avait oublié Javert. Tout à sa lecture, il avait l'impression de lire un dictionnaire mais sur un miroir. Il comprit le fonctionnement du téléphone et peu à peu, en appuyant, ici et là, les pages défilèrent. Après le téléphone, l'ordinateur, la télévision...
Il était fasciné par ce XXIe siècle et ses inventions.
Javert, à ses côtés, le regardait faire. Il trouvait que l'homme forçait un peu le jeu. Puis le téléphone de Valjean sonna et l'homme le saisit aussitôt.
C'était Cosette !
« Papa ! M. Laffitte vient de me parler ! »
La voix était toute excitée. Là, il n'y avait pas de XXIe siècle en jeu, les sentiments et les réactions humaines n'avaient pas changé depuis des millénaires.
M. Laffitte avait simplement vendu la mèche et parlé de Javert à Cosette, la fille de Valjean.
« Papa ! Tu as trouvé quelqu'un ?!
- Non... Enfin oui... C'est compliqué. »
Un rire éclata sur la ligne, réchauffant le cœur de Valjean.
« Tout est toujours si compliqué avec toi, papa. C'est donc ce fameux Javert dont tu m'as parlé hier ?
- Oui.
- J'ai hâte de le rencontrer, papa. Et Marius aussi ! Quand rentres-tu ?
- Ce soir.
- L'avion part à treize heures ! Ne le rate pas. N'oublie pas les billets ! M. Laffitte les a envoyés à la réception par email.
- Bien, ma chérie. L'avion part à treize heures. De où ?
- Papa, papa, papa, rit Cosette. Demande à ton policier ! Il t'y emmènera. Tu as vraiment besoin d'un secrétaire, tu sais.
- Mais...
- Allez ! Tu as à peine le temps de te préparer et tu files à l'aéroport ! A ce soir ! »
Des mots, des mots. Aéroport, avion, email...
Valjean soupira avec lassitude. Il rêvait d'entendre les mots diligence, fiacre, lettre... Javert, par contre, avait bien compris et s'était redressé, le visage soucieux.
« Treize heures !? Mais on a peu de temps devant nous !
- Vous aussi ?, sourit Valjean.
- Parfois, je ne comprends pas comment un homme comme vous, habitué à voyager tout le temps, peut se révéler aussi peu organisé ! Bien sûr qu'on a peu de temps. On prend le petit-déjeuner puis on file chez moi. Il me faut des vêtements. Ensuite l'aéroport ! On a deux heures à tout prendre ! »
Valjean n'aurait pas su dire à quel point le discours énergique et sûr de lui du policier le rassurait. Enfin, quelqu'un le guidait et l'aidait dans ce monde inconnu. Et pour enfoncer le clou, Javert désigna la salle de bain.
« Allez vous préparer ! Je sonne la réception. Que votre note soit prête pour notre départ. Une demi-heure pas plus ! »
Valjean ne dit rien mais se soumit.
Une dizaine de minutes suffirent. Valjean était ressorti, propre et net, vêtu d'un nouveau costume, bien coupé. Il devait se l'avouer, il avait une belle prestance dans ses vêtements. Et il vit Javert, de retour dans ses habits de la veille, puant l'alcool et la fumée.
Sur la table basse il y avait un plateau, deux tasses de café fumantes et plusieurs tranches de pain. Javert mangeait avec empressement.
« Bien, constata le policier, content. Vous êtes rapide. Allez venez manger ! »
Un nouvel ordre. Javert était quelqu'un d'autoritaire. Il l'avait toujours été. Cela fit sourire Valjean.
Une tasse dans une main, son téléphone dans l'autre, Javert examinait les dossiers que Gregson lui avait envoyés sur une affaire qu'ils menaient tous les deux, avant le grand plongeon dans l'East River. Javert se sentait lâche tout à coup, d'abandonner ses collègues face à l'adversité. Mais... Mais il y avait Madeleine... Et même dans le tourbillon que représentait l'arrivée de Valjean dans sa vie, Madeleine était une pierre d'achoppement. Encore...
Un repas rapide. Valjean récupéra le peu de biens qu'il avait dispersés dans la chambre et les deux hommes quittèrent les lieux.
Ils croisèrent Fania dans le couloir. Elle leur sourit et annonça :
« Vos billets sont à la réception.
- Merci Fania, » fit Valjean, toujours gentil.
Javert hocha simplement la tête. C'était attentionné mais c'était normal dans un hôtel de cette classe.
On fut moins poli à l'accueil. Le jeune employé était surtout content de voir partir cet oiseau de mauvais augure qu'était Jean Valjean, surtout maintenant qu'il était accompagné d'un homme rencontré dans un bar. Quel scandale !
Valjean rendit la clé et reçut une enveloppe scellée. La note ? L'employé répondit à la question implicite.
« Votre note a déjà été payée. Votre directeur-adjoint, M. Laffitte, s'en est chargé ce matin. Il nous a aussi fait parvenir vos billets d'avion.
- Merci, monsieur, » répondit Valjean, poliment, respectueusement.
Cela troubla l'employé. L'homme était tellement doux et cependant, il avait osé provoquer un scandale sans précédent à l'ONU en critiquant aussi ouvertement la politique du gouvernement américain. Malgré lui, l'employé changea de ton et redevint sympathique.
« Nous vous souhaitons un excellent voyage, M. Valjean. Ainsi qu'à votre ami.
- Merci, » répéta Valjean.
Puis ce fut tout.
Sa valise dans une main et son enveloppe de l'autre, Valjean quitta l'hôtel en direction de l'inconnu. A l'extérieur, dans la rue, Javert abandonna quelques minutes Valjean sur le trottoir. Le temps de chercher sa moto garée dans le sous-sol de l'hôtel. Un vrombissement particulier fit sursauter Valjean. Javert était là, chevauchant sa moto.
« Je vous emmène, mon prince ? »
Valjean s'en rendit compte tout à coup. Javert parlait en anglais à tout le monde...sauf à lui... Il ne lui parlait qu'en français. Sans accent, sans chercher ses mots.
Javert ! C'est moi ! Tu ne me reconnais pas ?
« Avec joie. Mais si vous pouviez être prudent...
- Nous sommes pressés, » se contenta de répondre le policier en tendant le casque à Valjean.
La valise fut coincée dans une sorte de boîte. Un peu écrasée. Et une fois de plus, les mains de Valjean serrèrent la taille fine du policier et une main se glissa sur elles, pour les rapprocher davantage.
« Pas trop vite, » plaida Valjean, un sanglot dans la voix.
Un rire lui répondit et disparut dans le bruit du moteur.
Pas trop vite, pas trop vite... C'était déjà trop vite au goût de Valjean.
Mais Javert avait raison de les presser ainsi !
Ils eurent à peine le temps !
Chez le policier, cela ne dura que quelques minutes. Valjean patienta en déambulant dans le salon de Javert. Il ne l'avait pas examiné la première fois, il n'en avait pas eu le temps. Il n'y avait pas de photographies. Rien de personnel. Quelques livres dans une bibliothèque. Sur le droit, sur la politique, sur les prisons... Quelques romans. Bien entendu, Valjean ne reconnaissait aucun titre ni aucun auteur.
Il était en train de feuilleter un certain Hemingway lorsque Javert sortit de sa chambre, un sac assez large au bout du bras. Il s'était changé et rafraîchi. Disparu l'aspect négligé. Il portait un pantalon dans une toile assez épaisse, de couleur noire et un haut assez simple, noir également. Il ne se ressemblait pas habillé ainsi. Non il n'était définitivement pas le Javert de Valjean.
« Paré ! Maintenant l'aéroport ! J'ai appelé pour un taxi. Je ne souhaite pas voir ma moto vandalisée sur le parking d'un aéroport. Il va arriver dans quelques minutes. On y va ! »
Et Valjean lui obéit. Encore.
Javert quitta son appartement sans un regard derrière lui. Comme si les lieux n'avaient aucune importance pour lui. Et peut-être était-ce le cas ?
Une moto ! Valjean le concevait ! Un cheval de fer. Une voiture ! Fort bien trouvé ! Un fiacre avec un moteur. Mais un avion !
Dieu ! Un avion !
Là, il était perdu. Paniqué.
Un objet volant ! Il était estomaqué par ce que l'homme était capable de faire. Impressionné. Il n'arrivait pas à en croire ses yeux et ne pouvait pas cacher son admiration, sa crainte. Surtout aux yeux de Javert, un policier émérite. Heureusement, Javert se trompa dans ses déductions.
« Vous avez peur en avion Valjean ?
- Oui, murmura le vieux forçat.
- Et vous devez voler si souvent ! Avez-vous des calmants ?
- Des calmants ? »
Il n'arrivait plus à faire semblant. Javert était amusé et en même temps agacé par ce vieux Français, angoissé. Comment pouvait-il être si célèbre sur le plan international et si perdu dans les simples gestes de la vie quotidienne ?
« Oui, des calmants, répéta calmement Javert. Des médicaments contre le mal de l'air ?
- Non, non. Mais cela va aller. »
Il devait se ressaisir. Cela volait ! Nécessairement ! Vu le monde qui attendait de monter dans l'avion. Cela devait voler !
Car il y avait du monde dans l'aéroport. Une foule immense. L'aéroport aussi était immense. Un palais de verre. Le taxi les avait menés à pleine vitesse et maintenant, ils attendaient l'embarquement. Leurs papiers avaient été vérifiés, tout comme leurs billets. Leurs bagages. Une fois tous les contrôles effectués, ils purent accéder à la salle d'embarquement. Et Valjean avait aperçu son premier avion. Montant dans le ciel dans un bruit de fureur.
Il était devenu livide. Tellement que Javert avait craint le malaise et avait glissé ses mains sous les coudes du vieux forçat.
« Vous allez bien Valjean ?
- Mais... Mais cela vole ? »
Il avait fait rire, encore. Javert le relâcha doucement et Valjean avait failli supplier qu'il ne s'éloigne pas ainsi de lui. Son soutien !
« Vous allez bien si vous pouvez dire des blagues. »
Non ! Non ! Il n'allait pas bien. Du tout. Cette...chose...cet avion volait ! VOLAIT ! La seule chose qui pouvait voler de main d'homme était les ballons des Frères Montgolfier. Une gageure. Et cela avançait lentement selon les dires des témoins. Valjean n'en avait jamais vu.
Valjean s'était attendu à un bateau. Un bateau ultra rapide, comme les voitures ou les motos, pour lui faire traverser l'Océan Atlantique à pleine vitesse. Mais il ne s'était pas attendu à voler !
Javert était quand même inquiet en voyant le visage pâle de son compagnon et se montrait attentionné. Le côté policier au service de la société revenait de plus belle. Il saisit le coude de Valjean et le fit s'asseoir sur un des bancs.
« Calmez-vous un instant Valjean. Je vais essayer de vous trouver quelque chose à boire. Je...
- Non, glapit Valjean. Restez avec moi, je vous en prie. »
Ce cri avait surpris le policier qui obéit à l'injonction et s'assit près du vieux Français.
« C'est à ce point ?
- Ce doit être...l'alcool..., murmura Valjean, se fustigeant de sa panique incontrôlable. Mais cette chose volait et il allait monter dedans. Et tout le monde trouvait cela normal.
- Certainement, admit gentiment Javert. Vous n'avez pas l'habitude de boire. Je ne vous ferais plus ce coup-là. Veuillez m'excuser.
- Vous êtes tout excusé, Javert, rétorqua Valjean. J'aurais dû faire attention, moi aussi. »
Javert ne dit rien mais posa sa main, chaude, douce, sur les doigts du Français. Apaisant.
« Je vais m'occuper de vous, souffla le policier. J'ai l'habitude de gérer des situations difficiles et des crises de panique dans mon métier ce n'est pas rare. Même si Azelma est plus qualifiée que moi pour relaxer les gens. »
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