XIXe siècle - Montreuil - Scène I
Les cloches de l'église Saint-Josse étaient toujours un moyen sûr de se repérer dans la ville. Monsieur le maire de Montreuil-sur-Mer se réveillait toujours grâce à elles.
Il rythmait sa journée au gré de ses sonneries.
Ce jour-là ne dépareillait pas.
Les cloches retentirent, il était sept heures et M. Madeleine se réveilla en sursaut sur son lit.
Montreuil-sur-Mer !
Il ne comprenait plus rien.
Quel jour était-il ?
M. Madeleine se leva à toute vitesse, faisant tomber sur le sol la table de chevet et s'approcha de la fenêtre. Il tira les rideaux, faisant entrer la lumière dans la chambre.
Montreuil-sur-Mer ! Les remparts, les fiacres, le marché. On était un samedi. Il neigeait. C'était l'hiver.
On frappa tout à coup à la porte et la voix inquiète de Mme Dubois retentit.
« M. Madeleine ! Vous allez bien ? J'ai entendu quelque chose tomber ! »
Il sursauta. Il se sentait en pleine crise de panique.
« Je vais bien, madame Dubois. Un faux mouvement ! Rien de cassé.
- Ha, je suis rassurée, monsieur le maire. Vous voulez manger quelque chose ? »
M. Madeleine ne mangeait pas beaucoup, il sautait allégrement les repas et se contentait de pain noir.
Là, il se devait d'avouer qu'il avait faim. Il avait encore la sensation du plaisir de la veille dans les tripes. Javert et lui... Dieu ! Il était en 2019 ! Et aujourd'hui ?
« Du café, madame Dubois et un peu de pain seraient parfaits.
- Quel bonheur d'entendre cela monsieur Madeleine ! »
Et la femme, la voix joyeuse, rejoignit sa cuisine.
Il était à Montreuil-sur-Mer ?! Qu'en était-il de Javert ? De Cosette ? De Marius ?... Et M. Madeleine songea tout à coup à Fantine !!! Cela suffit à le faire s'habiller le plus rapidement possible.
Il était maire, peut-être la malheureuse était encore embauchée chez lui ? Peut-être allait-il pouvoir l'aider, faire venir Cosette, augmenter son salaire ? Qui sait ?
M. Madeleine arriva dans la salle à manger, passablement agité. Cela surprenait Mme Dubois qui le servit en riant.
« Il y a un mariage aujourd'hui ?
- Pourquoi cela ?
- Vous êtes tellement nerveux, M. Madeleine. Je ne me souviens pas de vous avoir vu ainsi.
- Et vous attribuez cela à un mariage ?
- Vous n'êtes énervé que lors des cérémonies officielles, monsieur. Vous êtes si peu à l'aise dans la société. Je présumais qu'il s'agissait d'un mariage.
- Vous présumez mal, madame. J'ai juste oublié quelque chose à l'usine. Une chose importante.
- Je suis certaine que M. Jussac sera heureux de vous aider, monsieur. »
Quel jour sommes-nous madame Dubois ? De quel mois ? De quelle année ? Pouvait-il réellement poser ces questions ?
Une fois encore, non, sans passer pour un fou. M. Madeleine sourit, illisible, et Mme Dubois, inconsciente du trouble qu'elle provoquait par ses mots, lança :
« Le chef de la police est passé hier soir pour vous voir, mais vous étiez absent, monsieur. Vous étiez à l'hôpital avec cette malheureuse. »
Donc Fantine se mourrait. On devait être en 1823.
« Tiens donc ? Comment vous a-t-il paru ? »
La question fit rire la gouvernante de M. Madeleine.
« Froid et impassible, comme toujours, monsieur. Quel terrible homme ! Mais il fait du bon travail, alors on oublie comment il est. N'est-ce-pas ?
- En effet, » fit prudemment Valjean.
La veille, l'inspecteur Javert lui avait fait une fellation avec toute la tendresse possible. Comment M. Madeleine allait-il pouvoir regarder son inspecteur de police dans les yeux ?
« Vous a-t-il laissé un message pour moi ?
- Non, monsieur. Il a juste dit qu'il espérait vous voir ce matin à la mairie.
- Je vais lui envoyer un message. Il me rejoindra à l'usine. »
Des paroles sans intérêt pour la gouvernante occupée à débarrasser la table mais le maire entretenait poliment la conversation.
Une demi-heure plus tard, monsieur le maire de Montreuil-sur-Mer marchait dans les rues de sa ville, suivi par une ribambelle d'enfants. Il regardait autour de lui et retrouvait des visages du passé.
Ces gens étaient morts ? Ou alors disparus ? Était-il en Enfer ? Au Purgatoire ? Il essayait de se souvenir des événements précédant le séjour à New-York. Valjean se mourrait de faim à Paris, rue de l'Homme-Armé. Il avait revu Cosette et Marius avant sa mort, il avait été pardonné. Il se souvenait d'avoir fermé les yeux et d'avoir lâché un dernier souffle.
Il était mort !
Merde !
Que faisait-il là ?
Valjean marchait en accélérant le pas, oubliant un instant la démarche solennelle de M. Madeleine, les mains dans le dos, cherchant à faire oublier sa boiterie. Valjean marchait vite, boitant bas et rêvait de se cacher aux yeux du monde.
Son usine le rasséréna. C'était l'une des rares choses à laquelle tenait Jean Valjean, la seule chose qu'il avait fait de bien dans sa vie, la seule chose due à lui-même, à son intelligence, à ses brevets. Il était un bon chef d'entreprise, un philanthrope, un maire diligent...
Elle était belle son usine. Valjean ne résista pas à faire une visite des locaux, oubliant que l'inspecteur Javert devait déjà l'attendre dans son bureau. Il devait piaffer d'impatience, en voulant réclamer sa mise à pied suite à la lettre de Paris. La dénonciation de M. Madeleine en tant qu'ancien forçat, puis il allait parler de Champmathieu à Arras...
Valjean oublia tout cela le temps de visiter son usine.
M. Jussac fut surpris par la demande de son patron mais il se plia cordialement au désir de ce bon M. Madeleine. Les salles de travail, les fours, les centres de tri...tout fut visité et commenté. Comme si M. Madeleine n'avait pas été là la veille, l'avant-veille, la semaine dernière... M. Jussac sourit devant l'insistance du directeur :
« Tout va bien, M. Madeleine, tout est sous contrôle. Craignez-vous quelque chose ?
- Non, se troubla Valjean. Mais je me demandais s'il était possible d'améliorer les choses.
- Un nouvel entrepôt, peut-être... »
M. Madeleine hocha la tête. Oui, il s'en souvenait. M. Jussac lui en avait parlé à de maintes reprises, le manque de place pour entreposer le matériel. L'usine produisait beaucoup et la demande augmentait, seulement le stockage était limité.
« Nous en reparlerons, rétorqua le directeur. Je vais aller voir les registres maintenant. »
Une petite étincelle de déception apparut dans le regard de M. Jussac. Le patron n'avait plus confiance en lui ? M. Madeleine le sentit et pondéra ses propos.
« Je voudrais faire le point pour un possible agrandissement des locaux.
- Je comprends, monsieur. Voulez-vous mon aide ?
- Plus tard, Jussac. Apportez-moi tous les registres, dont le registre du personnel.
- Bien, monsieur. »
M. Jussac, un peu sonné par toutes ces demandes inhabituelles, se recula pour partir, laissant son patron se diriger vers son bureau, puis, se rappelant tout à coup la présence de l'inspecteur dans le bureau du directeur, il s'écria :
« L'inspecteur Javert vous attend, monsieur. Depuis un petit moment déjà.
- Je l'avais oublié, merci, sourit le directeur, un peu penaud.
- Je lui dirais que c'est de ma faute, rétorqua M. Jussac avec le même petit sourire navré.
- Je vais assumer ma faute, merci Jussac. »
Un hochement de tête et le secrétaire dévoué de M. Madeleine disparut.
M. Madeleine se dirigea vers son bureau, inquiet de ce qu'il allait voir dedans. L'inspecteur Javert ! Un homme sombre, habillé d'une longue redingote grise, plein de méfiance et de ressentiment à son encontre.
Un homme qui savait faire des fellations à la perfection. Le savait-il en 1823 ? Chassant ses idées mal venues, et d'un geste assuré, M. Madeleine ouvrit la porte de son bureau pour entrer dans la pièce.
« Pardonnez-moi Javert. Je n'ai pas vu le temps passer et...
- Monsieur le maire ! »
Il n'avait rien vu la première fois.
Il avait été si aveugle !
Maintenant, il le voyait.
Javert allait si mal. Il se tenait droit et raide, mais ses yeux brillaient forts. On aurait dit un criminel faisant face à son juge. La première fois, M. Madeleine l'avait reçu dans son bureau, assis devant ses dossiers, ignorant avec soin son chef de la police. Il l'avait laissé attendre une longue demi-heure avant de daigner le regarder.
Il avait été cruel lorsqu'on y repense.
Là, ils étaient debout, tous les deux. Valjean savait que l'homme se voulait irréprochable, qu'il ne tenait qu'à appliquer la loi, qu'il n'était pas foncièrement mauvais. Sans réfléchir, Valjean se précipita sur le policier et lui saisit le bras, le menant de force jusqu'à une chaise. Ce qui embarrassa encore plus le malheureux inspecteur.
« Monsieur le maire, je vous en prie. Je ne...
- Asseyez-vous Javert ! S'il-vous-plaît !
- Monsieur !
- Comment allez-vous Javert ? Nous ne nous sommes pas vus depuis la malencontreuse affaire de la pauvre Fantine. Elle est soignée maintenant. Avez-vous été la voir ? »
Cela déconcerta Javert, l'empêchant de parler de ce qui lui tenait tellement à cœur.
« Non, je n'ai pas...
- Vous auriez du Javert ! La pauvre femme ne mérite pas autant d'opprobre. Même si je vous comprends, la prostitution est interdite par la loi. C'est un fait. »
Cette fois, le policier se taisait. Se reprenant lentement. Javert avait perdu son air malheureux pour un visage impassible. Le maire s'était assis à son bureau et souriait, illisible.
« Et l'enfant ?
- L'enfant ? »
M. Madeleine avait perdu une fois à ce jeu, il entendait remporter la partie cette fois. Il arborait un sourire un peu suffisant.
« Oui, inspecteur. L'enfant de cette femme ! Avez-vous enquêté sur son existence ? Cela remonte à six semaines tout de même. »
Javert, admonesté par son supérieur, sachant la lettre qui encombrait sa poche, le désaveu de ses supérieurs, surtout de son protecteur M. Chabouillet, luttait pour ne pas sombrer.
« Non, je n'ai pas mené d'enquête, monsieur. L'enfant n'existe pas !
- Inspecteur, vous me décevez beaucoup ! Je pensais qu'un homme aussi consciencieux que vous aurait fait quelques recherches. »
Javert baissa la tête, vaincu. Valjean n'aimait pas cela.
Javert se voulait irréprochable. Il s'était suicidé à cause de ses manques. Il avait du souffrir devant M. Madeleine alors qu'il lui avouait son rapport erroné. Il fallait le manipuler avec des gants...sinon ce ne serait pas dans la Seine que l'inspecteur allait noyer ses fautes mais dans l'océan Atlantique du haut d'une falaise.
« Je suis désolé, monsieur. Je n'ai vraiment pas songé à cela.
- Cela ne fait rien, Javert, opposa gentiment M. Madeleine. Nous étions tellement en désaccord et vous avez eu d'autres chats à fouetter. Vous allez réparer cela sur le champ. Fantine m'a dit que l'enfant était logé chez des gens nommés Thénardier, dans une auberge de Montfermeil, appelée...voyons...le sergent de Waterloo. Je vous confie la mission de partir sur l'heure pour ramener l'enfant...ou au moins enquêter sur la véracité des dires de la femme Fantine.
- Monsieur le maire, je suis venu pour une toute autre affaire. Je vous prierais de confier cette mission à quelqu'un d'autre. Je...
- Plus tard, Javert ! Plus tard ! Vous allez m'obéir pour une fois et nous parlerons de votre affaire plus tard. Allez et bonne route !
- Monsieur, s'il-vous-plaît. Je...
- Suffit Javert ! Obéissez ! »
La voix de M. Madeleine avait claqué. Javert se redressa instinctivement.
« Je ne peux pas, monsieur le maire ! Je suis convoqué par le tribunal d'Arras. Je dois témoigner dans un procès.
- Plaît-il ?
- Un voleur récidiviste, un forçat de Toulon nommé Jean Valjean.
- Vous connaissez cet homme ? »
La première fois, Javert avait fait tout un exposé à son supérieur sur le nom Champmathieu. Jean devenant Champ, Mathieu étant le nom de famille de la mère de Valjean. Là, le policier était désespéré de résister au maire de la ville, encore une fois et n'expliqua rien.
« Oui, monsieur.
- Êtes-vous sûr de vous ? Vos années de garde-chiourme remontent à loin. Vous aviez quel âge ?
- Seize ans, monsieur.
- Si jeune ?! Que diable faisiez-vous au bagne ? »
M. Madeleine ignorait ces détails que Valjean connaissait bien sûr. Javert baissa les yeux, honteux de ses origines.
« Je suis né au bagne, monsieur. Ma mère était une gitane, une prostituée, et mon père un galérien. »
Valjean ne savait plus quoi dire pour empêcher Javert de partir à Arras et pour le forcer à aller à Montfermeil.
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