Scène II
Le maire était assis devant le chef de la police.
Ce Javert l'avait bien reconnu, même avec cette maudite lettre de Paris en poche, il était tellement sûr d'avoir reconnu Jean Valjean. Il ne rêvait que de déshabiller le maire de ses beaux habits pour dévoiler les marques des coups de fouet, les cicatrices des chaînes.
Même avec cette lettre, Javert était sûr de lui. Et cependant, le doute restait.
Comment en faire un ami ?
Comment en faire un amant ?
La question ne se posait même pas en voyant la haine qui brillait dans les yeux clairs du policier. Le Javert du XXIe siècle avait les mêmes yeux clairs, magnifiques, Valjean les avait vu briller de plaisir, de chaleur, d'affection.
« Je vais vous accompagner, Javert, fit M. Madeleine avec force.
- Pardon ?! »
L'inspecteur était décontenancé. Il ne devait pas s'attendre à ce que ce forçat évadé vienne aussi facilement se jeter dans la gueule du loup.
« Nous réglons cette affaire de procès puis nous partons tous les deux pour Montfermeil. Je vais faire prévenir M. Jussac et M. Gallemand. Ils vont me remplacer... Cela ne prendra pas plus d'une semaine pour se charger de tout cela.
- Mais, monsieur..., commença Javert, à nouveau incertain.
- Vous allez prévenir votre second, Javert. L'inspecteur Walle arrivera bien à survivre pendant une semaine sans vous. Il a beau n'être qu'un inspecteur de deuxième classe, il est extrêmement compétent, n'est-ce-pas ?
- Oui, » admit Javert, à contre-cœur.
Non pas que le policier rechignait à reconnaître les capacités de ses adjoints mais il avait autre chose à dire. Il était visible qu'il voulait parler au maire et que ce dernier le manipulait à merveille.
M. Madeleine se leva, heureux de la tournure prise par la conversation. Javert se leva à son tour.
« Bien Javert ! La diligence part dans une heure. Nous nous retrouverons là-bas !
- Monsieur, je dois vous dire quelque chose ! »
Le regard hanté était de retour mais Valjean ne voulait pas perdre son avantage. Il posa sa main sur l'épaule du policier et le poussa vers la sortie.
« Pressez-vous mon ami ou nous serons en retard ! »
Un rire et la porte se referma sur le policier.
Valjean ferma les yeux et poussa un long soupir, le cœur battant la chamade.
Fantine allait mourir !
Champmathieu était à Arras !
Javert allait demander sa mise à pied !
M. Madeleine existait toujours et Valjean allait se battre pour qu'il en soit toujours ainsi !
Une heure ! Une heure pour prévenir le conseil municipal, pour avertir M. Jussac, pour préparer son départ. Une heure et M. Madeleine se tenait tranquillement debout à côté de la diligence, les enfants entourant le brave maire de Montreuil pour recevoir des bonbons, des pièces de monnaie, les femmes discutaient gentiment avec lui, essayant de le faire sourire. Le maire de Montreuil si solitaire et si riche.
Puis les enfants disparurent comme une volée de moineaux, les femmes s'éloignèrent de M. Madeleine, l'inspecteur Javert s'approchait, un sac à la main, le visage renfrogné.
Il était visible que l'homme s'était repris et qu'il s'en voulait de s'être laissé jouer ainsi.
« Paré pour partir inspecteur ?
- A vous l'honneur, monsieur le maire. »
La première fois, Valjean était parti avec la voiture de M. Scaufflaire et son petit cheval blanc si courageux.
Les hommes partaient le soir pour espérer arriver dans la nuit. Quelques heures de voyage et ce serait le procès. Javert n'avait pas dormi plus que Valjean la première fois, l'homme avait du témoigner en étant exténué et encore sous le choc de son désaveu officiel.
Là, ils étaient tous les deux et Valjean cherchait encore comment sauver Champmathieu. Devait-il rejouer la même scène ?
M. Madeleine se dénonçant ?
Ils n'étaient pas seuls dans la voiture. M. Bamatabois, l'homme qui avait agressé Fantine était avec eux. Il les regardait en souriant, amusé de cette coïncidence.
« Vous allez aussi à Arras messieurs ?
- Oui, répondit le maire. L'inspecteur est appelé à témoigner à un procès.
- Quel hasard ! Je suis aussi appelé comme membre du jury. Une drôle d'affaire, n'est-ce-pas inspecteur ? On m'a dit qu'il s'agissait d'un forçat ? Vous le connaissez ?
- Je l'ai vu, admit Javert, de sa voix profonde et glaciale. Je l'ai reconnu. »
Ces mots firent mal à Valjean. Comment contrer Javert ? Le faire boire plus que de raison au premier relais ?
Le frapper ?
Le tuer ?
Il ne fallait pas qu'il témoigne !
Et dire que la veille, les deux hommes avaient couché ensemble et que ce matin, Valjean aurait été plus qu'heureux de réitérer cela.
« Comment pouvez-vous être sûr de vous ?, » demanda Valjean.
Javert se troubla et baissa la tête. Ce geste surprit M. Bamatabois. L'inspecteur de police était un homme sûr de lui, sûr de sa place.
« Il y a des autres forçats qui l'ont reconnu, » répondit prudemment Javert.
Oui, Brevet, Chenildieu, Cochepaille. Mais toi Javert ? Toi ? Comment as-tu pu te tromper à ce point ? Sur moi ! MOI !
« Vraiment ?, fit M. Madeleine, dédaigneux. Et vous leur faites confiance ? »
Il dit pardon en esprit à ses anciens camarades du Bagne.
« Ils l'ont reconnu...
- Des anciens forçats, jeta M. Bamatabois, méprisant à son tour. On ne peut pas faire confiance à cette engeance du diable. Ils ne seraient pas capable de reconnaître leur mère. »
M. Madeleine souriait, amusé, tandis que Valjean serrait les poings, rêvant de casser la gueule de cette petite ordure.
« En effet, » s'écria M. Madeleine.
Et les deux hommes rirent de concert... Javert ne riait pas, ils examinaient ses mains, serrées l'une contre l'autre, laissant ces deux bourgeois, riches et bien vus, se moquer de son monde.
« Cela étant, Javert, j'espère que vous avez d'autres preuves à avancer que le témoignage douteux de ces trois repris de justice. »
Javert leva les yeux et examina M. Madeleine. Valjean était tellement certain qu'il le reconnaissait, lui, dans sa façon de le regarder. Profondément. Jusqu'à l'âme.
« Je l'ai reconnu aussi.
- Parce que les autres l'ont dit. Vous avez été influencé mon pauvre ami.
- Le maire n'a pas tort, Javert, reprit Bamatabois. Comment est-il possible de reconnaître un forçat ? Et si l'homme avait raison de clamer son innocence ? »
Javert ne quittait pas des yeux le maire.
Que cherchait à faire cet homme impossible ? Sauver un innocent ou protéger un bagnard ?
« Je n'ai pas examiné ses cicatrices, admit Javert, crachant les mots comme s'ils étaient du vitriol.
- Quelles cicatrices ? »
Ne pas montrer d'intérêt excessif. M. Madeleine ne rata pas le bref éclair paraissant dans les yeux de Javert. Le doute toujours.
« Si Champmathieu est bien Jean Valjean, il doit avoir des cicatrices laides. Sur le dos, les bras, les épaules. Coups de fouet, chaînes, boulet, blessures de chantier.
- Combien de temps a-t-il vécu au bagne ?, demanda Bamatabois, perdant son hilarité.
- Dix-neuf ans, répondit sans réfléchir M. Madeleine.
- Le pauvre diable, » rétorqua Bamatabois.
Madeleine s'en voulut atrocement, il avait parlé par automatisme et cela n'avait pas échappé à Javert. L'ancien garde-chiourme le pliait sous son regard mais le maire tint bon.
Javert détourna les yeux pour regarder la campagne que traversait la diligence.
Peut-être le maire avait-il été mis au fait par les journaux ? Par un courrier ? Peut-être savait-il déjà la honte de l'inspecteur par une lettre de Paris ?
Javert se fustigea. Il avait déjà établi un rapport erroné et il recommençait la même erreur, sautant trop vite à la conclusion.
« Javert, reprit M. Madeleine, d'une voix douce. Pourquoi n'avez-vous pas examiné les cicatrices la première fois ?
- Parce que ce n'est pas moi qui ai procédé à l'arrestation de l'homme et...j'étais sûr de moi...
- Vous avez peut-être trop confiance en vous, mon cher ami. Vous ne croyez pas ?
- Peut-être, monsieur le maire. Peut-être. »
Certainement vu la lettre qui lui brûlait la poche intérieure de son uniforme, irradiant contre sa poitrine.
Un désaveu officiel ! Une menace de mise à pied ! Une admonestation de son protecteur suivie de l'aveu de sa déception face à une faute venant de son protégé depuis Toulon...
Merde !
Javert baissa les yeux et examina ses mains, préférant ne plus regarder ces deux bourgeois bien nantis face à lui.
« Et la pute ?, demanda tout à coup Bamatabois, sans qu'on sache trop à qui il s'adressait plus particulièrement. Elle n'est pas en prison ?
- Elle est malade, Bamatabois, expliqua M. Madeleine, un brin d'agressivité dans la voix. Elle est soignée à l'hôpital.
- Et après ? »
Le bourgeois n'en démordrait pas. Il regardait cette fois attentivement Javert.
« Je ne sais pas, monsieur, murmura Javert.
- Le chef de la police et moi-même avons eu un différend à ce sujet, M. Bamatabois. La malheureuse vous a agressé, certes, mais elle était malade et vous avez glissé une boule de neige dans son corsage. Vous l'avez agressée le premier !
- Une boule de neige ! Monsieur le maire, c'était une plaisanterie. N'est-ce-pas Javert ? Une agression ! Comme vous y allez ! Il doit être possible d'obtenir six mois de prison ? Ou davantage ? On peut aller jusqu'à dix-huit mois ! N'est-ce-pas inspecteur ? »
On appuya intentionnellement sur le titre d'inspecteur. Javert ne disait rien. Il avait placé ses mains devant sa bouche et serrait fort.
« Suffit Bamatabois !, s'écria M. Madeleine avec aplomb. L'affaire est close, j'ai usé de mon pouvoir de maire concernant cette affaire sur la base de la législation municipale. L'inspecteur Javert a fait valoir son point de vue qui diffère du mien mais la malheureuse n'ira jamais en prison ! Elle est malade, mourante même !
- Une pute !, cracha M. Bamatabois avec mépris. Soit ! Vous êtes le maire ! Je suis juste surpris que notre inspecteur si procédurier n'ait rien dit. »
Nouvelle attaque.
Javert baissa les yeux. Encore. Vaincu.
« SUFFIT !, » clama M. Madeleine.
Et le silence retomba dans la voiture.
Arras était une très belle ville. Ancienne. De nombreux bâtiments médiévaux, une tradition dans le textile avait enrichi la ville.
La cour d'Assises trônait dans l'un des plus vieux bâtiments sur la place du marché. Un passage obligatoire dans une auberge pour se rafraîchir et se changer permit à M. Madeleine de coincer Javert pour une discussion avisée.
« Javert, je suis désolé pour Fantine. Je ne voulais pas rendre votre position délicate. J'ai vu rouge et je n'ai pas réfléchi. Je...
- Vous aviez raison, monsieur, lança Javert, en le coupant sèchement. La femme était malade. J'aurais dû le voir et la placer à l'hôpital. Mes excuses, monsieur.
- Javert, s'il vous plaît. Je ne dis pas cela pour...
- Je suis attendu, monsieur. Veuillez m'excuser. »
Et Javert s'esquiva.
Quel homme impossible !
Le tribunal était plein. L'affaire Champmathieu n'était pourtant pas une grande affaire criminelle mais elle attirait des badauds. Parmi le jury se tenait M. Bamatabois. M. Madeleine réussit une fois de plus à se faire accepter dans la salle encombrée. On le reconnut, on le salua.
L'affaire n'avait pas été jugée cette fois-ci, l'inspecteur Javert n'avait pas encore témoigné.
Qu'allait faire Javert ?
Répéter simplement sa première déposition ?
Dénoncer M. Madeleine envers et contre tout ?
Se remettre en question ?
Le saut dans la Seine prouvait à lui seul que Javert était capable de se remettre en question. S'il pouvait le faire plus tôt et sans la perspective du suicide...
Sinon... Qu'allait faire M. Madeleine ?
Certainement la même chose que la dernière fois et se dénoncer lui-même. Repartir un an à Toulon avant de pouvoir s'enfuir... Tout perdre...
Dire que M. Madeleine était fébrile en suivant les débats du procès était un euphémisme. Valjean avait les mains qui tremblaient et il les cachait contre son ventre.
Enfin, on appela l'inspecteur Javert à la barre des témoins.
Le policier se leva. Raide, droit, impassible. Et il s'humilia à la grande surprise de M. Madeleine, au profond soulagement de Jean Valjean. Oui Javert était quelqu'un de bien.
« Monsieur le juge, je voudrais effectuer une petite vérification avant de prononcer mon témoignage. Je vous prie.
- Inspecteur ? Une vérification ?, demanda le juge, étonné.
- Je ne suis plus aussi certain que l'accusé soit bien le forçat Jean Valjean.
- Inspecteur !, fit le juge, d'une voix dure. Songez à ce que vous dites !
- Je dis la vérité. Je ne suis pas sûr de moi et ne souhaite pas condamner un innocent. »
Un brouhaha éclata dans la salle. Les trois forçats qui avaient reconnu Valjean huaient le policier. M. Madeleine secoua la tête. Ses camarades étaient aveuglés par la ressemblance effective qui existait entre Champmathieu et Jean-Le-Cric. Le procureur monta au créneau.
« Vous étiez sûr de vous, inspecteur, la première fois ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
- Je me suis montré présomptueux, monsieur, et trop confiant. Je retire mon témoignage. »
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