Scène VI

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Une heure d'attente avant l'arrivée de l'inspecteur Javert dans le bureau du maire. Le visage impassible, Javert se tenait droit et raide devant son supérieur.

Comme si le voyage à Arras n'avait pas eu lieu, comme s'il n'y avait pas eu les nuits d'Arras et de Montfermeil... L'inspecteur attendait paisiblement que le maire parle le premier. Et M. Madeleine se taisait, horrifié de ce qu'il voyait. Un homme à bout ! Le maire observait les cernes sous les yeux, le visage émacié, la peau pâle... Javert avait maigri, il ne mangeait pas assez, ne dormait pas assez. Oui, il se tuait tout doucement.

« Javert, cela ne peut plus durer, murmura M. Madeleine, atterré.

- Vous n'avez pas encore reçu de courrier venant de Paris ? Monsieur ?

- Non, mais je voulais parler de vos quarts de travail. Vous ne pouvez pas...

- Ce sera tout, monsieur ?

- Javert !

- Je suis attendu, monsieur. Une affaire à régler sur les quais.

- Inspecteur ! Nous devons évoquer ce problème ! Il...

- Je vous remercie des soins que vous apportez à ma santé, monsieur et vous prie de m'excuser. »

Et d'un geste souple, l'inspecteur quitta le bureau de M. Madeleine. Devant la porte, le maire retrouva assez de souffle pour lancer :

« Et votre blessure ? Javert ! »

Peine perdue !

A partir de cet instant, le maire de Montreuil s'efforça de rencontrer le plus possible son chef de la police. Tout le monde avait remarqué l'antagonisme entre les deux hommes, devenu problématique depuis l'affaire de la prostituée Fantine.

La pauvre femme était en convalescence maintenant, elle logeait au couvent des Bénédictines et Sœur Simplice veillait sur elle avec férocité. Son histoire était connue de tout le monde. On la plaignait sincèrement, même si on se demandait toujours quelle part le si gentil maire de Montreuil avait prise dans cette histoire.

Car la fille de Fantine, la petite Cosette, vivait officiellement chez le maire. Il avait entrepris les démarches officielles pour l'adopter, avec l'accord de sa mère.

Les deux êtres touchés par le malheur s'entendaient à merveille, Cosette appelait M. Madeleine « papa » et M. Madeleine appelait Cosette « mon ange. »

Des procédures avaient été mises en place pour que les enfants Thénardier viennent aussi s’installer à Montreuil. On parlait de permettre aux parents de les suivre. Après tout, c’était leurs enfants. Le maire tergiversait mais pourquoi pas ? Thénardier n’était peut-être pas encore un mauvais homme ? Tout le monde avait le droit à une nouvelle chance. Une auberge à Montreuil ? Pourquoi pas ?

Champmathieu était là aussi et travaillait comme cantonnier pour le maire...

Bref, tout allait bien dans le meilleur des mondes. Sauf en ce qui concernait le policier Javert.

On s'attendait à un nouvel esclandre entre les deux hommes. M. Madeleine et Javert se croisaient de plus en plus, dans la ville, sur les remparts, sur le marché. Le maire, tout sourire, saluait son chef de la police et l'inspecteur se montrait déférent et silencieux.

Et cependant, il ne répondait plus aux convocations de son supérieur, il avait d'autres chats à fouetter. Il passait des heures à gérer son poste. L'inspecteur Walle était chargé des rapports quotidiens avec le maire.

« Comment va-t-il ?

- Farouche, monsieur. Impossible de discuter avec lui d'autre chose que du travail.

- Je vois. »

La première fois, M. Madeleine évitait comme la peste son chef de la police pour ne pas se retrouver en compagnie de son ancien garde-chiourme. Aujourd'hui, tout était différent et c'était le maire qui chassait son inspecteur dans la ville.

La situation n'évolua pas jusqu'à la lettre venue de Paris dont parlait manifestement Javert. Cela faisait une semaine que le maire n'avait pas réussi à croiser l'inspecteur, il était plus qu'agacé par cette situation. Et la lettre arriva... Adressée au maire de Montreuil-sur-Mer, elle était claire et concise.

Monsieur le maire,

Nous avons bien reçu la démission de votre chef de la police. Par la présente, nous vous informons de la venue prochaine d'un nouvel inspecteur pour remplacer le dénommé Javert.

A dater de ce jour, le préavis étant terminé, le dénommé Javert a une semaine pour quitter les lieux.

Veuillez agréer l'expression de nos sentiments les plus distingués.

Le préfet de police de Paris

LE COMTE D'ANGLES

Javert l'avait toujours dit. Il trouvait qu'une mise à pied était plus honorable qu'une démission mais il ne reculerait pas devant une telle demande.

Il avait donc pris les devants.

M. Madeleine était atterré.

Aussitôt, le maire convoqua le chef de sa police. Il attendait Javert, espérant pouvoir rattraper les choses avec Paris. Il avait déjà écrit une lettre à M. Chabouillet où il énumérait les raisons pour lesquelles il tenait à conserver l'inspecteur Javert à son poste. Il devait pouvoir arranger la situation.

Il attendait Javert et ce fut Walle qui apparut.

« Où est Javert ?

- Il est parti, monsieur, répondit l'inspecteur, surpris. Vous l'ignoriez ?

- Bien entendu, je l'ignorais. Merde ! Où est-il ? »

Un juron venant du si pieux M. Madeleine, Walle en fut abasourdi.

« Je ne sais pas, monsieur. Il est parti depuis trois jours.

- Trois jours ? Et on ne m'en a pas informé ? »

Le maire était en colère, c'était aussi quelque chose d'inhabituel pour le policier.

« L'inspecteur... Pardon M. Javert... nous a informés de la perte de son emploi il y a une semaine. Il a géré avec soin les affaires en cours. Quand le nouvel inspecteur est-il attendu ?

- Bientôt. Je viens de recevoir sa lettre de nomination.

- A la bonne heure !, lança Walle soulagé. Je ne suis pas un bon organisateur moi. Et Javert a trop bien fait les choses, je n'ai pas les mêmes capacités que lui.

- Où est-il parti ?

- Vous ignoriez son départ prochain, monsieur ?

- En effet, reconnut le maire, d'une voix amère.

- Bah, c'est peut-être pour le mieux, monsieur. La situation entre vous ne pouvait pas durer. Je dois partir monsieur pour préparer le poste du nouveau chef, si vous n'avez plus besoin de moi ?

- Non, merci inspecteur. »

Walle partit lentement vers la porte du bureau de M. Madeleine lorsque ce dernier le rappela, furieusement inquiet :

« Vous a-t-il donné des informations quant à sa nouvelle adresse ? Je souhaiterais le revoir pour essayer d'arranger les choses. Il pourrait retrouver un poste dans la police ailleurs... »

Pour la première fois, Walle quitta son apparence bonasse pour un regard inquisiteur. Il examina le maire avec soin. Mais cela ne dura qu'un temps et le sourire bienveillant réapparut.

« Ce n'est un secret pour personne que Javert est un gitan, monsieur. Cherchez dans un campement. Ou alors à Toulon. Il est né là-bas. Il a peut-être rejoint son clan ?

- Peut-être. Si jamais il entre en contact avec vous, vous serez bon de me tenir au fait ?

- Bien entendu, monsieur le maire. »

La suite résonna dans le silence, « comme si Javert allait informer qui que ce soit de sa vie privée. »

« Merci, inspecteur.

- A votre service, monsieur. »

Dieu ! Il avait fait fuir Javert ?! C'était un retournement de situation dont n'aurait jamais osé rêver Jean Valjean...

M. Madeleine fit plusieurs demandes d'informations concernant le dénommé M. Fraco Javert. Il informa la police et envoya une lettre assez dure à Paris. On lui répondit poliment qu'un inspecteur avait la totale liberté de démissionner quand bon lui semblait et que le pouvoir d'un maire n'était pas total sur sa police.

On le remit gentiment à sa place.

Personne ne bougea le petit doigt pour chercher Javert.

Toulon ?

Ce serait du dernier ridicule de retourner à Toulon pour s'informer d'un ancien garde-chiourme. Lui, Jean-Le-Cric !

Et les jours passèrent, les semaines passèrent... Le nouvel inspecteur de police venu assumer les fonctions de chef de la police de Montreuil-sur-Mer était un homme compétent et dévoué, mais d'une obséquiosité qui dégoûtait Valjean.

Les semaines passèrent et aucune information concernant Javert ne lui fut apportée... Jusqu'à ce qu'un jour, l'inspecteur Walle demanda à rencontrer le maire avec un sourire amusé.

« Que se passe-t-il inspecteur ?

- Javert sera à Arras dans deux jours, monsieur.

- Arras ?

- Il est convoqué pour un nouveau témoignage concernant un homme arrêté par ses soins. Il ne peut pas se permettre de ne pas aller au procès si on veut que l'homme soit condamné. Il s'agit d'un violeur mais il n'y a que l'inspecteur qui l'a pris sur le fait. Et l'homme a agressé physiquement Javert. Sans son témoignage, cette pourriture sera relaxée.

- L'affaire Lebel ?!

- C'est cela-même, monsieur le maire. »

Jacques Lebel, un petit escroc sans importance, il jouait trop, buvait trop mais il y a quelques mois il avait agressé une fille du port et l'avait violée. Javert était intervenu et avait appréhendé le gredin. Seulement la fille était une prostituée et l'homme avait nié qu'il s'agissait d'un viol. Et surtout, l'homme avait agressé physiquement Javert, un inspecteur de police assermenté, dans l'exercice de ses fonctions, cela pouvait lui coûter cher. L'homme avait nié cela aussi. Oui, il fallait le témoignage direct du policier pour obtenir la prison...voire plus...

« Comment êtes-vous informé de cela ?

- La convocation est arrivée ce matin au nom de l'inspecteur Javert. Ils n'ont pas du être informé du changement de fonction de l'inspecteur.

- Arras ! Je vais le ramener à Montreuil ! »

L'inspecteur Walle sembla peiné d'entendre cela.

« Pourquoi monsieur ? Si Javert est parti de son propre chef, il ne souhaitera certainement pas revenir.

- Nous nous sommes quittés fâchés, il a démissionné à cause de moi. Je ne veux pas que son dossier soit entaché pour une incompatibilité d'humeur. »

Walle préféra entendre cela et donna la convocation à M. Madeleine.

« Mais où est Javert ?

- Ce genre de lettre est toujours envoyé en double, monsieur. L'un au domicile de la personne, l'autre à son poste.

- L'autre lettre a du se perdre dans ce cas.

- Pas si notre homme est bien organisé. Et vous savez que l'inspecteur l'est !

- Ce qui signifie ?

- L'ancienne logeuse de l'inspecteur a simplement fait suivre le courrier.

- Elle sait où habite Javert ?

- Elle a transmis la lettre à la malle-poste en direction de Crèvecœur-le-Grand. »

Donc Javert était là-bas.

M. Madeleine avait interrogé la logeuse de l'inspecteur mais la femme avait répondu qu'elle ne savait rien. Soit elle avait été largement payée pour se mêler de ses affaires, soit elle avait préféré se mêler de ses affaires. La vie privée de l'inspecteur Javert ne concernait personne, même le maire de Montreuil. Il était notoire maintenant que l'inspecteur avait démissionné à cause du maire. Enfin, Javert avait toujours défendu la veuve Dubut, sa logeuse, lorsqu'elle avait des soucis de loyers impayés. Elle avait simplement voulu régler ses dettes envers le policier intègre et dévoué.

Arras !

Ces deux jours furent terriblement lents. M. Madeleine quitta à nouveau son poste pour quelques heures. Il prit la malle-poste cette fois pour rejoindre Arras. Il y arriva des heures avant le procès. Il entra dans la salle de la Cour d'Assises pour être aux premières loges. Il dut patienter et assister à divers procès sans intérêt pour lui.

Il était horrifié par les détails des affaires sordides dont il entendait parler. Et enfin, on annonça le procès Jacques Lebel. On fit entrer l'accusé. Et M. Madeleine se dressa pour examiner la salle. Désespéré de ne pas voir Javert.

Le juge commença le procès par un rappel succinct des faits puis il laissa la parole au procureur qui réclama la prison pour voies de fait contre un fonctionnaire de police. L'avocat de Jacques Lebel nia les faits, bien entendu. On appela l'inspecteur Javert à la barre des témoins.

Et un homme se leva dans l'assistance. Un homme que M. Madeleine n'avait pas remarqué. Il lui fallut quelques temps pour le reconnaître.

Il ne l'avait pas vu depuis trois mois.

Javert...

« Vous vous appelez Fraco Javert, c'est cela ?, demanda le juge.

- Oui, monsieur le juge, répondit humblement la voix profonde de l'ex policier.

- Vous n'êtes plus inspecteur de police ?

- Non, monsieur le juge.

- Peut-on savoir pourquoi ? »

C'était le procureur qui parlait, un peu surpris, un peu méprisant.

« Un problème de santé, monsieur. »

Reniflement de dédain.

Un problème de santé ?

Valjean était prêt à le croire sur parole en voyant l'homme aujourd'hui. Javert était un homme tout en longueur, il était grand et maigre, la peau assombrie par le soleil faisait ressortir son ascendance gitane aux yeux de tous. Il ne prenait pas grand soin de sa personne, ses habits étaient propres mais largement usagés.

Valjean blêmit lorsqu'il aperçut la main droite emballée dans un bandage de fortune. En effet, l'inspecteur Javert avait perdu son air si fier, si arrogant.

« Bon. Nous allons faire avec, rétorqua le juge avec dédain. Votre déposition ? »

Javert acquiesça et rapporta les faits que M. Madeleine connaissait bien pour en avoir lu le rapport. L'homme ivre sur les quais, la fille victime de viol, l'agression contre sa personne. L'inspecteur avait reçu un coup de bâton en pleine face pour cette affaire. Le maire avait tempêté contre la témérité de son chef de la police...mais l'homme avait été appréhendé et Javert avait arboré un pansement sur son nez pendant plusieurs jours.

Ceci fait, Javert conservait son visage impassible. Il ne tiqua même pas lorsqu'on l'attaqua sur la perte de son poste, sur ses origines gitanes, sur le fait qu'il devait mentir forcément, comme tous ceux de sa race... Il gardait les yeux éternellement posés sur le mur du fond du tribunal lorsqu'on le railla sur le fait que M. Madeleine avait du le chasser de son poste pour qu'il en soit réduit à travailler comme ouvrier agricole.

Ouvrier agricole ?

Javert ne dit rien et laissa dire. Il se tenait au garde-à-vous et répondait posément aux questions de l'avocat, du procureur, du juge... Enfin, le jury délibéra et on jugea l'homme innocent.

Cela tira tout de même un sourire amusé de l'ex-inspecteur.

Un gitan ?

Il avait fallu que son patron, M. Toutain, le force à partir pour Arras pour qu'il vienne. L'homme, d'une curiosité maladive, avait vu le courrier destiné à son employé et l'avait lu. Il avait ordonné à Javert de venir témoigner. Javert était tellement sûr du résultat.

Un gitan et un policier déchu ?

Que pouvait-il espérer d'autre ?

Le juge se souvenant tout à coup de son existence le renvoya avec mépris. Javert salua humblement, poliment, respectueusement et quitta le tribunal.

M. Madeleine se leva aussitôt et le suivit.

Cette scène était une redite de la dernière fois : M. Madeleine rattrapant son chef de la police. Sauf que cette fois, il ne s'agissait plus d'un policier mais d'un simple ouvrier agricole.

« JAVERT !, » appela M. Madeleine, sans se soucier des passants qui se tournèrent vers ce fou qui criait ainsi dans la rue.

L'homme ne se tourna même pas, il savait qui le poursuivait ainsi. Il lança, la voix fatiguée :

« M. Madeleine... »

M. Madeleine se retrouva face à Javert, un peu décontenancé.

« Dieu, Javert. Je voulais vous voir. Je...

- On m'a dit que l'inspecteur Durand se chargeait avec beaucoup d'efficacité du poste de Montreuil.

- Oui, en effet. C'est un bon policier. Javert. Il...

- Vous m'en voyez ravi, monsieur. Bien, on m'attend ! »

Un geste dérisoire de salut militaire vers un chapeau à cocarde qui avait disparu. Javert s'en rendit compte et grimaça. Les vieilles habitudes avaient la vie dure.

« S'il-vous-plaît, Javert, je voudrais parler avec vous. Il faut qu'on parle. Il...

- HÉ LE GITAN ! Tu ramènes tes miches ?, clama une voix non loin d'eux.

- J'ARRIVE ROUSSIN, cria Javert, agacé. Bien, monsieur. Si vous n'avez pas besoin de mes services ?

- Merde Javert ! Vous ne pouvez pas m'ignorer ainsi ! Je suis venu à Arras pour vous parler ! Je ne vais pas vous laisser disparaître à nouveau.

- LE GITAN MERDE ! »

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