Scène II
Javert se leva et Valjean se recula, les yeux brillant de joie.
Oui, on aurait dit son Javert, mais sans les favoris et la peau plus blanche. Le sang gitan s'était estompé avec les années. Les cheveux étaient trop clairs aussi mais les yeux ! Ces yeux gris perçants étaient ceux de l'inspecteur Javert.
Valjean était troublé et regardait fixement ces yeux. Il laissa sa main, ses doigts caresser la joue du policier américain. Une tension se construisait dans l'air.
Javert ne souriait plus.
Que se passait-il ?
« Comment va-t-on à Paris ?, demanda-t-il pour recentrer les choses.
- Je ne sais pas, avoua Valjean.
- Tu n'as pas de voiture ? »
Avouer encore qu'il ne savait pas allait vraiment le faire passer pour fou mais il ne trouva rien à dire. Javert ne mit pas longtemps à découvrir la voiture garée dans le garage et les clés, sans aucun souci. Et il siffla avec admiration.
« Une 508 ! Joli ! »
Javert le regarda alors avec soin. Il y eut une entente tacite et Valjean abdiqua. Il monta dans la voiture côté passager et Javert se fit une joie de prendre la place de conducteur.
Javert tenait une clé étrange dans la main avec un boîtier. Il appuya dessus et la porte du garage s'ouvrit.
Valjean était abasourdi. Ce monde continuait à le surprendre. Il n'était tellement pas à sa place. Et Javert commençait à s'en rendre compte.
Toujours silencieux, le policier démarra la voiture puis pianota sur un écran. Une télévision ? Et un plan apparut.
« Bien, monsieur. Où dois-je vous mener ? »
Obséquieux, déférent, cela fit sourire Valjean.
« Paris ?
- C'est que c'est grand Paris, monsieur. Pourriez-vous être plus précis ?
- Maison Gorbeau ? »
Javert pianota, chercha et secoua la tête.
« Cela m'étonnerait que vous trouviez un café Gorbeau ici-même, monsieur. »
Il tenta tout de même la recherche et soupira :
« Inconnu. Autre chose ?
- Le couvent de Pic-Pus ?
- Un couvent ?!, répéta Javert. Bon Dieu, soyons simple ! La Tour Eiffel ! Je trouverais bien une place pour garer ce bel animal une fois sur place. En route, monsieur et bouclez votre ceinture. »
Nouvelle maladresse. Javert aida Valjean à s'attacher. Puis il l'examina avec un regard soucieux.
« Je ne sais pas ce que tu as, Jean, mais j'aimerais savoir si tu consultes un médecin.
- Un médecin ? Je ne suis pas malade !
- Jean, je suis flic. Tu te souviens ? Tu oublies ta maison, tu ne sais pas conduire alors que tu as une magnifique voiture, tu sembles perdu dans la vie. Tu as fait un AVC, c'est cela ?
- Oui, répondit prudemment Valjean, ne sachant pas du tout ce que c'était.
- Un AVC peut laisser des séquelles. Il faut être prudent.
- Je le suis !
- Tu as peut-être besoin d'une aide à domicile. »
Voilà c'était dit. Gentiment. Mais c'était dit. Javert avait essayé de faire cela le plus doucement possible mais il était certain que l'homme assis avec lui était fragilisé par la maladie. Javert pensa amèrement que ce pouvait être aussi le signe d'une sénilité précoce ou de la maladie d'Alzheimer. Un si bel homme...
Et pour lequel il commençait à avoir des sentiments.
Bizarre d'ailleurs ! Il n'était pas du genre à « tomber amoureux du premier regard »...voire tomber amoureux du tout. Son ex avait mis six mois avant de réussir à le convaincre à boire un verre en sa compagnie. Un soir après le boulot. Un flic comme lui.
Et voilà qu'il s'attachait profondément à ce drôle de Frenchie. Il lui semblait le connaître si bien, depuis toujours en fait. Jean Valjean. Même le nom commençait à lui être familier. Comme un souvenir enfoui au fond de sa mémoire et qu'il ne pouvait pas entrevoir.
« Je vais bien !, asséna un peu sèchement Valjean.
- Je sais, je sais Jean. Mais il n'empêche... Je m'inquiète pour toi. »
Un tel aveu. Leurs bouches se retrouvèrent pour un baiser profond. Valjean n'était ni sénile, ni fou, ni malade mais il était perdu au XXIe siècle. Comment l'avouer à Javert ?
Cela le fit rire dans le baiser, Javert se recula, surpris. Une nouvelle caresse sur sa joue, apaisante.
« Partons ! Nous trouverons bien ce que je cherche. Je suis avec le meilleur flic des States, non ?
- Sûr monsieur ! Et entièrement dévoué à votre service. »
La voiture démarra, un doux ronronnement qui fit sourire de plaisir Javert.
« Putain ! Cela ne vaut pas une moto mais c'est une belle bagnole. »
Et rapide !
Dieu, trop rapide !
Javert était un conducteur prudent, normalement, mais il se fit plaisir en poussant un peu la voiture. Valjean n'aimait pas ça mais il essayait surtout de se concentrer sur la ville autour de lui. Sur Paris !
Il ne reconnaissait rien.
Ni les immeubles, ni les rues, ni les gens, ni les squares. Paris avait du subir un bombardement pour être ainsi transformée. Une tour de métal, haute et impressionnante, monstrueuse, apparut sous ses yeux.
Javert tourna un peu dans les rues puis trouva une place libre et la voiture s'arrêta.
« Nous réussirons bien à faire sauter le PV, si PV il y a. Maintenant la tour Eiffel puis nous prendrons le métro pour se déplacer. Plus rapide et plus efficace. »
Le métro ?
Pfff. Et un fiacre ?
Valjean ne dit rien, il était hypnotisé par le paysage. Paris en 2019 ! La population était cosmopolite, il y avait même des noirs ! Et les femmes étaient indécentes, vêtues de pantalons, comme les hommes ! La circulation était intense. Les bâtiments si hauts, si neufs le déroutaient. Et au-milieu d'un espace libre que Valjean identifia avec joie comme le Champs de Mars se tenait cette drôle de tour de métal.
Javert contemplait tout cela avec un regard admiratif. Les yeux étincelant de joie.
« C'est magnifique. Et maintenant, cherchons ce que tu souhaitais voir. »
Javert sortit son téléphone et pianota dessus. Tandis que Valjean s'approchait du bord d'une esplanade. Le Trocadéro ? Inconnu...
Où était la Maison Gorbeau ? Le quartier Pic-Pus ? Le jardin du Luxembourg ? La cathédrale Notre-Dame ? La Conciergerie ? La Seine ?
Il se tenait là, seul, effondré et Javert le rejoignit. L'homme souriait et désigna la vue :
« Joli paysage ! Que veux-tu voir donc ? »
Et Valjean sortit une liste de bâtiments historiques avec méfiance. Javert acquiesça et le nez sur son téléphone, il hocha la tête en souriant toujours avant de tout ranger dans sa poche.
« Bien, direction la Cité. Nous y trouverons l'essentiel de ce que tu veux voir.
- Et le cimetière du Père Lachaise ! »
Le sourire devint plus crispé. Javert ne dit rien et entraîna Valjean jusqu'à un escalier perdu dans un trottoir et descendant dans les profondeurs du sol.
Le métro.
Bien, bien.
Un train sous la terre. Pourquoi pas ?
Valjean n'apprécia pas le voyage mais il préféra cela à l'avion. Javert s'était instinctivement placé devant lui, protecteur, tandis que les deux hommes se faisaient bousculer par la foule. Javert montra la barre centrale de métal à laquelle il fallait s'accrocher. Et, moqueur, il ne put s'empêcher de lancer :
« Tu as trop vécu dans le luxe, Jean. Un chauffeur en plein Paris alors qu'il y a un métro... »
Valjean sourit mais ne dit rien. Il n'avait jamais vécu dans le luxe jusqu'à aujourd'hui.
Ce fut un plaisir de ressortir à l'air libre. De quitter cette atmosphère viciée pour l'extérieur. Et Valjean soupira de soulagement.
La cathédrale était là, défigurée et transformée mais elle était là. Et même la vision de la Conciergerie lui fit du bien. La police ! Il aurait pleuré de joie en apercevant un officier en uniforme, boutons étincelants et bicorne à la cocarde blanche. Javert ?
Paris conservait des quartiers déjà présents en 1830...mais Valjean se promit de lire des documents sur l'évolution de Paris. Il devait bien posséder des livres sur la capitale.
Jean Valjean avait toujours été un homme de livres et de connaissances...du moins à partir de Montreuil... Il devait en être toujours ainsi au XXIe siècle.
On se promena, on visita, on écouta des guides raconter des pans de l'histoire de France... Javert insista pour prendre un bateau sur la Seine et ce fut la visite des bras du fleuve. Valjean attendit avec appréhension de voir le Pont-au-Change mais il fut surpris de découvrir que même les ponts avaient changé...
Paris avait été vraiment transformé.
Quelque part, ce n'était pas une mauvaise chose. Le Paris de Jean Valjean était insalubre, le choléra y était endémique, la pauvreté omniprésente. Là, on voyait un Paris lumineux, fait de beaux immeubles modernes et de trottoirs larges et aérés.
Une belle ville.
Javert était infatigable, jouant à merveille le rôle du touriste et du guide à la fois, menant Valjean où il le souhaitait grâce au GPS incorporé à son téléphone.
A midi, les deux hommes se posèrent dans un restaurant tranquille pour un déjeuner consistant. On repoussa le déjeuner chez Cosette en la prévenant. La jeune femme se plaignit pour la forme, en réalité elle était heureuse de voir son père délaisser son éternel bureau pour une escapade en amoureux à Paris. Que les deux hommes profitent de ces vacances impromptues ! On se verrait le lendemain...
Hors de question de manger un hamburger, Javert rêvait de la gastronomie française.
Donc on se contemplait en vis-à-vis, un sourire fatigué sur les lèvres sur la terrasse d'un restaurant de luxe.
Javert était très prudent avec ses touches, il était sur le territoire du riche industriel français, il ne voulait pas le gêner, donc il restait en retrait. Il se comportait en connaissance, il n'était ni un ami, ni un amant.
Valjean en était chagriné mais il ne savait pas comment agir pour changer la situation. Il n'avait jamais été ni un ami, ni un amant.
« Bon, nous avons vu la Cité, le Marais, la Seine... Je ne sais combien d'églises... Je suis épuisé, admit Javert.
- Je pensais qu'un policier avait de l'endurance ?, le taquina Valjean.
- J'ai de l'endurance mais je suis souvent sur ma moto ou en voiture, » rétorqua Javert, les yeux brillant de défi.
Et j'ai de l'endurance pour baiser toute la nuit, ajoutaient effrontément ses yeux de glace, faisant rougir le vieux Frenchie.
« Il ne reste que le fameux cimetière du Père Lachaise, reprit Javert.
- En effet... »
Oui, en effet car rien n'avait éveillé les souvenirs du policier et Paris avait bien trop changé pour Jean Valjean. Peu de monuments, peu de traces.
La Maison Gorbeau, l'éléphant de Napoléon, les Tuileries... C'était désespérant.
Soudain, la main de Javert, chaude et douce, se posa sur la sienne, réconfortante. Il voyait bien le Frenchie tomber dans de sombres pensées. Peut-être n'était-ce pas un mensonge cette personne disparue... Mais vu le manque de panique, le policier commençait à se demander si cette disparition était si récente. On dirait que le Frenchie faisait un pèlerinage sur les traces de son passé. Ou d'un passé en tout cas.
Peut-être un enfant kidnappé depuis des années ?
« Qui cherches-tu Jean ?, osa demander le policier, serrant plus fort les doigts de Valjean.
- Un ami disparu.
- Depuis longtemps ? »
Depuis 1832 !
« Un certain temps, répondit prudemment Valjean.
- Des années ?
- Des années, admit le Français.
- Pourquoi m'avoir emmené ? »
Valjean baissa la tête. Il examina son assiette dans laquelle le plat principal refroidissait doucement. Du civet de lapin au vin rouge et aux champignons accompagné de pâtes au beurre.
« Je pense que cela peut t'aider aussi.
- Retrouver un ami de ton passé disparu depuis des années ?, fit Javert, sceptique.
- C'est un ami...commun... »
Et Valjean redressa la tête et porta ses yeux dans ceux du policier. Javert l'examina attentivement, fouillant son regard, cherchant la folie, la détresse, le mensonge...mais il ne trouva rien.
« Bon, conclut-il. Tu me présenteras ton ami. »
Il devrait te plaire, c'était un flic comme toi.
Cette idée fit sourire Valjean qui, très audacieux, saisit les doigts de Javert pour les serrer et les glisser jusqu'à sa bouche afin de les embrasser, doucement. Javert retint son souffle.
Au diable les Français et leur séduction !
Ils n'étaient pas amants, ni même amis.
Le serveur les interrompit en s'excusant, le rouge au front, afin de leur demander si tout se passait bien. Ils ne mangeaient pas, ils avaient l'air si perdus. M. Madeleine répondit que tout allait pour le mieux et relâcha la main de Javert.
Il fallait déjeuner.
On mangea et on se tut.
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