Scène III
Le repas terminé, Valjean paya la note et les deux hommes se retrouvèrent sur le trottoir. Il faisait beau mais le Père Lachaise situé Nation était loin.
Il fallait marcher, prendre un métro... Valjean préféra demander un taxi.
Le vieux forçat commençait à apprécier le confort d'une voiture. Javert ne s'opposa pas, il était d'accord avec cette idée. Dans l'habitacle, les deux hommes se reprirent naturellement par la main.
« Tu es vraiment célibataire Jean ?
- Oui, pourquoi ?, fit Valjean, étonné par la question.
- Je ne comprends pas cela.
- Je n'ai jamais eu d'occasion, » répondit simplement Valjean.
Javert était incrédule mais il ne dit rien. Le Frenchie était-il un menteur ou alors un oiseau rare ? Une exception ?
Le cimetière du Père Lachaise.
Valjean n'y était jamais allé mais c'était le cimetière le plus utilisé de Paris en 1830. On y enterrait tout le monde, riches comme pauvres, les suicidés également...certainement aussi les forçats évadés...
Javert regardait les alentours, curieux.
C'était une drôle d'idée de visiter un cimetière, le policier se serait plutôt vu dans un musée... Le musée de la police par exemple ? Ou le Louvre ?
Valjean rejoignit l'accueil, négligeant le plan du cimetière affiché pour les touristes. Les noms proposés ne lui disaient rien de toute façon, à part Casimir-Périer...
Où était enterré le roi d'ailleurs ? Louis-Philippe Ier ?
A l'accueil, le préposé avait l'air épuisé et d'une voix lasse, il lâcha :
« On fait pas de visites. Suivez le plan !
- Non, non, rétorqua Valjean. Je ne veux pas visiter le cimetière. Je cherche quelqu'un. »
Le préposé leva les yeux et la voix se fit plus sèche :
« Il y a un plan et des sites Internet pour trouver qui on veut !
- Je cherche quelqu'un de spécial.
- Bon Dieu, monsieur. Je ne suis pas un guide !
- Un suicidé ! »
Cette fois, la colère était retombée. Le préposé sembla curieux.
Javert lui était toute ouïe. Un suicidé ?
« Il y a des tombes pour les suicidés...
- Oui ! Il me faudrait le carré des suicidés de 1830.
- Tiens donc ? Les suicidés de 1830 ?
- Vous avez un registre ?
- Pas complet. Mais on peut voir. »
L'homme était furieusement intéressé maintenant. Il tapa fébrilement sur son ordinateur mais abandonna au bout de plusieurs minutes.
Sans mot dire, il se leva prestement et alla chercher un livre, monstrueux, et des plans quadrillés. Il ouvrit le livre et le feuilleta. C'était la première fois qu'on venait le voir pour une question aussi pointue, une gageure ! Ce devait être un jeu ou du géocaching.
« 1830... »
Il examina puis referma le registre. Puis il saisit les plans et les compulsa.
Valjean et Javert ne disaient rien non plus, laissant l’homme se livrer au plaisir de la chasse. Un de ses collègues était venu à la rescousse. Le carré des suicidés de 1830 ? On regardait les deux hommes avec stupeur.
« Vous avez de la chance, annonça enfin le jeune archiviste. Ce carré n'a pas été touché mais il n'est pas accessible au public.
- Pourquoi ?, fit Valjean, déçu et en même temps captivé.
- C'est le coin dans lequel on range le matériel. Pourquoi vous voulez y aller au fait ?
- Je cherche la tombe d'un suicidé. De 1832. Après les barricades de juin. »
Toutes ces informations étaient inutiles pour le préposé. Il connaissait l'histoire de France et de Paris, mais il n'en connaissait pas tous les détails.
« Pourquoi faire ?
- Un travail de recherche, mentit Javert avec conviction. Sur les suicidés au XIXe siècle.
- Un travail de recherche ? Vous allez citer vos sources ?
- Évidemment, rétorqua Javert en haussant les épaules. Si vous souhaitez que votre nom apparaisse...
- J'en serais honoré, fit le préposé. J'ai déjà aidé pour un livre sur les tombes les plus bizarres du cimetière. Il y a la tombe d'Oscar Wilde ou celle de Victor Noir. Vous les avez vues ?
- Bien entendu, asséna Javert, froidement.
- Allez, je vous emmène ! Ce sera ma pause, Matthis comprendra ! »
Le dénommé Matthis hocha la tête, il comprenait.
Quelques pas dans le cimetière, il existe un portail fermé à clé et interdit au public. C'était un coin perdu dans le cimetière du Père Lachaise, caché dans les bosquets. Il y avait des petites maisons servant de hangars, des outils de jardinage, des pelles... Des hommes travaillaient non loin à remplir le coffre d'une voiture avec du matériel.
Le préposé, appelé Pierre, les salua de loin, tout joyeux de cette promenade en compagnie de deux historiens.
Il bavardait, bavardait, évoquant des personnages illustres enterrés dans le cimetière. Valjean se prit au jeu et demanda après des hommes de son époque... Casimir-Perier, oui, et Gisquet, le préfet de police, aussi. Et Dupuytren le médecin. Mais beaucoup de noms étaient inconnus du préposé. Il n'était qu'un simple employé dans le cimetière. Il était là pour l'accueil et pour tenir les registres.
Enfin, le mur du cimetière apparut, noir d'humidité. Devant il y avait quelques tombes, mal entretenues, vétustes et abandonnées.
« On ne les a pas retirées, expliqua le jeune Pierre. On a bien d'autres choses à faire et elles nous servent à poser des trucs. »
Un petit sourire contrit. A force de côtoyer des tombes, on devenait insensible. Puis le jeune homme se frotta les mains avec empressement.
« Alors vous cherchez qui ? »
Une pause avant de répondre simplement :
« L'inspecteur Javert. »
Valjean entendit clairement un souffle à ses côtés. Javert !
« Un policier ?, demanda Pierre, intéressé. Mort en quelle année ?
- Mort le 7 juin 1832.
- On va le trouver. Si il est là, bien entendu. »
L'inspecteur Javert !
L'INSPECTEUR JAVERT !
Valjean n'osa pas regarder Javert. Il sentait juste l'homme dans son dos. Tout proche. Silencieux comme une ombre.
Et ce fut l'examen des tombes.
Certaines étaient dans un état déplorable, d'autres totalement illisibles. Valjean espérait trouver une tombe en assez bon état. Javert, même mort par suicide, restait un policier. La préfecture avait du payer une tombe pour lui. Au moins une pierre tombale.
On chercha.
On examina.
Le préposé utilisait de l'eau pour faire apparaître les inscriptions ainsi qu'une brosse.
Cela dura longtemps. L'homme, fatigué de fouiller, leur abandonna le matériel et retourna à son poste. Il avait aussi un travail à gérer. Mais il leur demanda de bien vouloir passer le prévenir avant de partir.
On le promit.
On reprit la fouille.
Cela dura longtemps...
Valjean commença à désespérer...puis un cri étranglé le fit sursauter...
« Jean !?, » glapit Javert.
Valjean se précipita sur le policier et fut saisi par la vision qui lui apparut. Javert était à genoux devant une tombe, modeste, de pierre blanche.
Il avait frotté, gratté, mouillé et un nom était apparut.
Juste un nom et deux dates.
JAVERT
1779 - 1832
« Merde ! C'est quoi ce bordel ? »
Javert était là ! Son Javert ! Valjean avait perdu son souffle.
Mais le Javert du XXIe siècle s'était relevé et s'approchait de Valjean, la colère brillant dans les yeux. Une colère mâtinée de peur ?
« A quoi tu joues Valjean ?
- Laisse-moi t'expliquer !
- Qui est ce Javert ?
- Un inspecteur de police qui s'est suicidé le 7 juin 1832.
- Putain ! C'est quoi ces conneries ?
- Après les barricades. Il s'est suicidé en se jetant dans la Seine.
- Je vais te foutre mon poing dans la gueule Valjean.
- Il avait laissé courir un forçat évadé.
- TA GUEULE VALJEAN !
- Un homme qui s'appelait Jean Valjean. »
Le poing était parti tout seul. Valjean ressentit une forte douleur avant de tomber sur le sol. Son nez saignait mais n'était pas brisé.
Il resta assis quelques minutes à essayer de se reprendre, lorsqu'il put rouvrir les yeux, remplis de larmes, Javert avait disparu.
Valjean se redressa. Il se sentait mal. Il avait mal. Il ne savait pas quoi faire. Lentement, il s'approcha de la tombe et l'examina. Son mouchoir sous le nez pour endiguer le sang.
« Javert..., » murmura-t-il doucement.
Il caressa la pierre, surpris d'être là, d'être près de lui. Son inspecteur ! Son chasseur ! Son garde-chiourme !
Puis, il se recula et quitta le carré des suicidés. Avant de partir, il eut une illumination, sortant son téléphone de sa poche, il mitrailla la tombe, l'inscription.
Dans l'accueil, le préposé fut surpris de son état.
« Un accident, je me suis bêtement pris le nez dans un caveau. »
L'homme fut désolé mais ses yeux montraient qu'il n'était pas dupe. Les deux historiens avaient du avoir des mots. Divergence sur une date ?
« Je peux faire quelque chose pour vous ?
- Je cherche une autre tombe.
- Ha !!! Dites-moi !
- 1833. Un dénommé Ultime Fauchelevent...ou alors Jean Valjean...
- Une ou deux tombes ?
- Une seule, mais je ne suis pas sûr du nom.
- Je vais fouiller dans les registres.
- Merci monsieur. »
Un sourire, on se serra la main. Le préposé adorait son cimetière, l'idée qu'on en parle dans un livre pour dire autre chose que la bouillie habituelle lui plaisait. Valjean donna son numéro de téléphone après avoir perdu du temps à chercher cette information. Puis il s'en alla.
Valjean était perdu.
Il se retrouva à la porte du cimetière, ne sachant comment rentrer chez lui. Puis une voix le fit sursauter.
« Comment va ton nez ?
- Fraco... Je suis tellement soulagé de te revoir.
- Ton nez ?, répéta la voix, agacée.
- J'ai mal mais ça va.
- Je suis désolé. »
Javert était là, debout contre le mur du cimetière, près de l'entrée qu'ils avaient prises. Pas fier, pas content de lui, il avait perdu son air heureux de touriste.
« J'aurais dûu te prévenir.
- Oui, tu aurais dû, fit froidement le policier.
- Tu me laisses m'expliquer ?
- Rentrons chez toi ! Tu es blessé et fatigué. Prenons un taxi ! »
Il n'y eut pas moyen de s'opposer à la volonté du policier.
Javert prit les devants. Il arrêta un taxi, fit jouer de son autorité d'homme de loi pour être amené séance tenante jusqu'à la voiture de Jean Valjean garée non loin de la Tour Eiffel. Valjean avait à peine eu le temps de payer la course que Javert le poussait déjà dans la voiture qu'aucune contravention n'avait touchée par miracle !
Enfin, il fit démarrer le véhicule.
Le tout dans un silence pesant...
Valjean n'osait rien dire.
Il osait à peine bouger, il respirait à peine. Il contemplait les mains de Javert posées sur le volant et dont les phalanges devenaient blanches sous la force exercée sur le plastique recouvert de cuir.
Javert bouillait de colère. Un peu de patience avant qu'elle n'éclate.
Et Valjean n'avait aucune envie de la voir éclater.
Des souvenirs terribles de Toulon lui revenaient à l'esprit.
Arrivés dans la maison de Valjean, Javert se chargea d'ouvrir le garage et de garer la voiture. Enfin, ils étaient en sécurité.
Ceci fait, Javert continua à mener la danse, entraînant le malheureux Frenchie jusque dans son salon.
Le policier se pencha et sans sourire, il examina attentivement le nez de Jean Valjean, le saisissant délicatement, ne quittant pas des yeux le visage du vieil homme.
Valjean murmura doucement :
« Je vais bien.
- J'aurais pu te casser le nez, grogna Javert, entre ses dents serrées.
- Tu ne l'as pas fait. Je vais bien.
- Je suis désolé.
- Je vais bien. »
Valjean posa ses mains sur les avants-bras de Javert, glissant lentement jusque sur les doigts du policier. Il les sentait trembler contre sa peau.
« Putain Jean. Je suis désolé.
- Tu as frappé juste ! Un bon direct du droit !
- Imbécile !, » jeta Javert en baissant la tête.
Mais il souriait de nouveau, un petit sourire contrit, avant de se reculer...au grand dam de Valjean.
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