Scène IV
Cela ne dura pas, heureusement. Javert était parti dans la cuisine, il revint avec une serviette mouillée d'eau froide qu'il utilisa pour tamponner délicatement le nez de Valjean. Faisant attention à ne pas appuyer trop fort, attentif au moindre mouvement montrant de la douleur. Mais Valjean souriait, toujours. Il avait connu tellement de douleur dans sa vie, et bien plus atroce qu'un simple coup de poing sur le nez.
« Je ne savais pas comment te le dire, énonça paisiblement le Frenchie.
- Je ne comprends pas. Tu cherches un flic mort depuis plus d'un siècle ?
- Oui.
- Un flic appelé Javert, comme moi ? »
C'était toi ! Javert ! TOI !
« Oui.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
- Veux-tu savoir ?
- Je ne suis plus sûr de vouloir... Tu m'as l'air complètement fou le Frenchie.
- Je le suis en effet. »
Un rire, doux. Javert avait terminé de nettoyer le nez. Il était gonflé, certainement douloureux mais il n'était pas brisé. Javert était furieusement soulagé.
« Il te faut un analgésique. As-tu des aspirines ? »
Valjean ne savait pas, bien entendu, ce qui fit se lever Javert avec agacement. Il fallut plusieurs minutes d'inspection avant que le policier ne ramène un verre d'eau et un calmant à Valjean.
« Bois !
- Merci Fraco... »
Javert allait déverser son fiel mais il aperçut les yeux bleus, si beaux, de Jean Valjean. Remplis d'espoir.
« Allez raconte-moi ta folie !, lâcha Javert, avant de s'asseoir à côté de Valjean sur le canapé et d'accepter de prendre sa main.
- Veux-tu savoir pourquoi cette maison n'est pas la mienne ? Pourquoi j'ai tellement peur de l'avion ? Pourquoi une voiture est une énigme pour moi ?
- Putain ! C'est à ce point-là ? »
Javert riait mais son rire était forcé. Il commençait à se demander s'il ne devait pas appeler la fille de Valjean, cette fameuse Cosette, pour qu'elle se charge de son père. Il fallait le faire interner. L'homme était complètement fou. Quel dommage ! Un si bel homme ! Son AVC avait provoqué des dégâts irrémédiables au cerveau.
« Je cherche l'inspecteur Javert mort en 1832 parce que j'ai perdu sa trace. Il est mort à cause de moi.
- Jean..., fit la voix, immensément désolée, de Javert.
- Je l'ai laissé libre à la barricade. »
Javert se pencha et se prit la tête dans ses mains. Quelle était la raison de tout ça ? Un piège magnifiquement élaboré par John Madeleine ? Mais pourquoi ? C'était tordu, ridicule...
« Je pense que je vais me coucher, lança Javert, épuisé physiquement et moralement. Je n'en peux plus.
- Il s'est tué après cela.
- Demain. Nous irons voir un médecin. Avec ta fille !
- Et je suis mort un an après. Je me suis laissé mourir de faim et de chagrin. »
Cette fois, Javert s'est relevé du canapé. Il contemplait le Frenchie avec un regard affolé. Non, il ne pouvait pas gérer cela.
« Jean. Je suis désolé. Je dois... Shit ! »
Et le policier se précipita dans la chambre de Valjean. Il ne lui fallut que quelques instants pour récupérer ses affaires et quitter la maison du riche industriel.
Valjean était resté assis, désolé.
Avant de partir, Javert répéta, sans oser regarder Valjean dans les yeux :
« Je suis désolé. »
Et la porte claqua. Aussi fort qu'un coup de pistolet...
Habituellement, les séjours duraient quelques jours...voire quelques semaines...mais pas quelques mois.
Cela faisait six mois que Jean Valjean vivait au XXIe siècle, usurpant allégrement l'identité du Jean Valjean, riche industriel philanthrope.
C'était à devenir fou ! Mais ne l’était-il pas déjà ?
Valjean apprenait peu à peu. Il devenait un expert en informatique, passant des heures à surfer sur le Web à la recherche de toutes les informations qui lui faisaient défaut pour vivre à cette époque mouvementée.
Son secret résidait dans un petit carnet glissé dans une poche intérieure de sa veste et dans lequel il notait tous les termes inconnus qu'il entendait.
Et il devenait de plus en plus sûr de lui, agissant fermement dans ce Paris du XXIe siècle qu'il découvrait...qu'il apprenait à apprécier...
Dentifrice, Smartphone, Trust, WC, OTAN, Téléréalité, Shampoing, Bourse, NASDAQ, Crédit...
Valjean apprenait les mille détails de la vie quotidienne au XXIe siècle.
Si les premières réunions avec son conseil d'administration avaient été assez houleuses, Valjean pouvait s'enorgueillir d'avoir réussi à charmer son auditoire et à convaincre ses actionnaires de son sérieux et de son efficacité en tant que dirigeant de la société Valjean.
Cosette avait été tellement inquiète pour son père, le voyant si incertain, si maladroit mais elle était maintenant pleinement rassurée.
Le préposé du Père Lachaise ne retrouva jamais la tombe de Fauchelevent… Valjean avait du être enterré de façon anonyme…
Le temps passa d’une atroce lenteur.
On ne parlait plus du tout du policier américain.
Cela n'avait été qu'une aventure sans lendemain.
Valjean vivait donc une vie par procuration et attendait que le couperet tombe...
Six mois.
Six mois avant de revenir en arrière et d'avoir des nouvelles de Javert.
Un coup de téléphone un soir alors que Valjean regardait un épisode d'un feuilleton qu'il avait appris à apprécier. Des histoires sur le XIXe siècle qui l'amusaient follement par leurs bêtises et leurs anachronismes.
Le numéro affichait « inconnu » mais Valjean répondit quand même. Au cas où il se serait agi de quelqu'un en difficulté.
« Allo, ici Valjean.
- Javert. »
Une prise de souffle. Valjean resta dans l'expectative.
Six mois. Valjean n'avait pas oublié l'homme et ses rêves n'étaient pas toujours chastes.
« Comment vas...allez-vous ?
- Je peux te parler ?, demanda le policier, utilisant sciemment le tutoiement.
- Bien entendu. Que se passe-t-il ?
- Ce serait plus simple si tu m'ouvrais la porte. »
Un rire au bout du téléphone et Valjean se précipita sur la porte mentionnée. Il l'ouvrit à la volée et fut saisi par la vision qu'il eut.
Javert était là, son téléphone à la main et un sac assez lourd porté en bandoulière. Le policier était en jean noir et chemise blanche, sous une veste de cuir assez usée. Il était magnifique. Les lunettes de soleil complétaient sa silhouette, accentuant le côté policier américain sorti tout droit d'un feuilleton télévisé.
« Bonsoir Jean.
- Bonsoir...Fraco. »
Un fin sourire. Manifestement, le Frenchie avait enfin appris son prénom.
« Je peux entrer ?, fit Javert, souriant, amusé.
- Bien...bien sûr. Tu es en France depuis longtemps ?
- Ce matin. »
Valjean s'écarta et laissa passer le policier. Sciemment, Javert le frôla de son épaule. On en revenait à la séduction ? Valjean sentit ses joues brûler alors qu'il refermait la porte.
Javert ne l'avait pas attendu, il était allé dans le salon, sachant très bien l'agencement des pièces. Valjean le rejoignit, encore incertain de ce qu'il devait faire.
Cela fit rire Javert.
« Encore ? Tu as eu six mois pour t'habituer non ?
- Oui, oui. Tu me donnes ta veste ? »
Javert eut un mouvement gracieux pour retirer sa veste, accentuant le roulement des épaules. Valjean remarqua aussitôt la largeur des épaules, la force des muscles...rougissant toujours...
Javert retira ses lunettes de soleil.
Merde ! Les yeux de Javert ! Des vitraux de glace, lumineux, étincelants. Le Frenchie lui avait manqué, tout insensé qu'il soit. Et Valjean ressentait la même chose. Il n'avait pas oublié ces yeux, ces mains, ce sourire.
« Un café ?, proposa le vieux forçat, plus sûr de lui maintenant dans cette époque de technologie.
- Volontiers. Le café de l'avion était infect.
- C'est vrai. »
Valjean avait du voyager plusieurs fois en six mois, reprendre l'avion. Ce n'était pas une partie de plaisir mais il s'y était fait. La peur était moins forte.
Quelques manipulations et la machine à café leur servit un excellent expresso. Valjean désigna le canapé à Javert et le policier s'assit, son sac à ses pieds.
Le Frenchie était curieux. Javert s'était enfui avec tellement de hâte la dernière fois, voulait-il reprendre leur relation ? Ou y avait-il autre chose ?
Et les deux hommes se retrouvèrent assis, côte à côte, les cuisses se touchant et les lèvres courbées dans des sourires intimidés. Dieu ! Quel âge avaient-ils à jouer ainsi les adolescents amoureux ?
Javert fut le premier à se reprendre.
Il avait une mission à accomplir.
Et ce n'était pas une partie de plaisir.
Six mois qu'il travaillait dessus, dormant peu la nuit pour ne pas empiéter sur ses heures de travail, accomplissant une besogne d'archiviste titanesque...pour le vieux Frenchie...
Javert ouvrit son sac, après avoir vidé d'une seule gorgée son café et posé la tasse sur la table basse.
« Tu as ramené du travail à la maison ?, » demanda gentiment Valjean.
Une légère appréhension était perceptible dans la voix.
« Il y a du vrai dans ce que tu dis. »
Un dossier, épais, fut sorti et posé à côté de la tasse. Valjean ne plaisantait plus. Cela semblait sérieux.
Et Javert se pencha en avant et contempla intensément le vieil homme. Si beau avec sa chevelure blanche et ses yeux bleus d'azur.
Javert se détesta pour perturber ainsi le repos de l’industriel.
« J'ai réfléchi Jean. Ton histoire m'a fait réfléchir. A en devenir fou. Il n'y a pas tellement d'explications plausibles à ton obsession.
- Jav..., commença Valjean, désolé de cette expression.
- Tu es venu me sauver à New-York, simplement à cause de mon nom, ajouta le policier, coupant sans scrupule la parole au Frenchie. Ma situation t'a rappelée celle de ton policier français. Même nom, même circonstance. J'ai donc commencé par le nom. Il n'y a pas beaucoup de Javert, ce n'est pas un nom très courant. Même en France et encore moins aux États-Unis. Un de mes contacts travaille dans les services fédéraux. Aucun Javert aux États-Unis, hormis ma famille. Tous décédés.
- En prison ? »
Javert contemplait Valjean. Il avait été tellement affolé par le résultat de ses recherches. Il avait même songé au pont de Brooklyn mais avait préféré se saouler au-delà de l'entendement.
« En prison. Miami. Ma mère était une prostituée, mon père un meurtrier récidiviste. Morts tous les deux. »
Javert avait ouvert son dossier et en sortit deux photographies assez anciennes. Un homme et une femme sans sourire, des photographies judiciaires.
On retrouvait le regard froid, les cheveux noirs, le nez fort.
Valjean examinait ces inconnus, attendant fébrilement la suite.
« Puis j'ai changé d'époque. J'ai contacté un service d'archive judiciaire en France via Interpol. Je me suis permis cette demande en axant sur mon nom. Je voulais compléter mon arbre généalogique. Cela a fait rire les collègues.
- Tu l'as trouvé ? Dieu ! »
Javert ne dit rien mais sortit un dessin de son dossier. Une gravure du XIXe siècle, assez caricaturale mais...ressemblante...
Javert...
Ses favoris, sa haute taille, ses yeux perçants... L'inspecteur Javert !
« Mon contact était plutôt arrangeant. Il m'a tiré une biographie de cet homme. Ce Javert. Un inspecteur de police remarquablement bien noté, inspecteur de première classe à quarante ans ! J'ai étudié la police française au XIXe siècle ! C'était un beau parcours. Pour un gitan né au bagne d'une prostituée et d'un galérien.
- C'était un excellent policier..., murmura Valjean, regardant toujours le portrait de Javert.
- Il a été garde-chiourme au bagne de Toulon, puis il est entré dans la police grâce à la protection du secrétaire du préfet de Paris, M. Chabouillet. Il a ensuite travaillé comme chef de la police d'un certain M. Madeleine à Montreuil-sur-Mer.
- Tu as découvert cela aussi ? »
Un souffle.
Javert sortit des coupures de journaux, bien protégées sous des enveloppes plastiques. On parlait de M. Madeleine, on voyait son portrait, le saint maire de Montreuil, refusant la légion d'honneur, ouvrant des hôpitaux et des écoles de charité, développant son usine.
M. Madeleine...
Les yeux de Valjean, la carrure et les épaules. Valjean avait détesté ces articles lors de leur parution, le mettant trop en avant lui qui ne rêvait que de disparaître dans l'oubli.
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