Scène V

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Valjean étudiait les documents posés sur la table devant lui tandis que Javert poursuivait ses explications, en essayant si fort de ne pas laisser trembler ses mains.

« A la fin, je suis venu moi-même faire des recherches dans les archives départementales et aussi à Paris. J'ai discuté par mail, par téléphone. Mes collègues pensent sérieusement que je prépare un livre d'historien sur la police au XIXe siècle. »

Javert tourna les pages de son dossier et se mit à rire.

« Un bon policier ce Javert ! Il a reconnu le forçat évadé caché sous les habits du maire de Montreuil. »

Cette fois, les mains du policier tremblaient en posant les pages des journaux, évoquant l'arrestation, le procès à Arras, Champmathieu...

« C'était ainsi avec John Madeleine ?, demanda gentiment Valjean.

- Putain, souffla Javert. Je ne sais plus si tu es fou, si je suis fou ou si c'est le monde qui a déraillé.

- Je suis désolé...

- C'est la même histoire. La même ! Transposons-là à Miami, à Albuquerque, à New-York... La putain de même histoire ! J'aurais dû mourir noyé dans l'East River.

- Je remercie le Ciel de t'avoir sauvé.

- Pourquoi ne l'as-tu pas sauvé ? Lui ? »

Cette fois, on ne tergiversait plus. Il était donc le Jean Valjean de 1832 ?

Javert déposait entre les mains de Valjean l'article du Moniteur évoquant la mort de l'inspecteur Javert, mort des suites d'un suicide, le policier s'étant jeté dans la Seine sur un coup de folie.

Valjean s'en voulait toujours atrocement. Il nota ses mains qui tremblaient aussi en tenant la page si ancienne, si jaunie du journal qu'il avait déjà lu, il y avait plus d'un siècle.

« Je ne savais pas. J'étais fatigué. J'avais sauvé un homme à la barricade, mon gendre, Marius... L'inspecteur m'avait dit qu'il m'attendrait. Il ne l'a pas fait. Son départ m'a immensément soulagé. Après...j'ai simplement cru à la folie... Aujourd'hui, je le regrette. J'aurais dû le suivre. »

Valjean se pencha en avant et glissa ses mains devant sa bouche, tellement désolé, tellement plein de remords.

« Dans les archives de la police parisienne, j'ai découvert des rapports à son nom, des courriers écrits par l'inspecteur Javert, dont une lettre datée du 7 juin 1832. Il a démissionné avant de se tuer. »

Javert sortit une photocopie d'une simple liste d'observations devant servir à améliorer le service, concernant les prisonniers, leur tenue, leurs chaussures... Quelque chose de dérisoire mais sachant la date, l'heure et ce qui allait se passer juste après, c'était pathétique.

Valjean posa sa main sur sa bouche, horrifié de ce que Javert avait fait juste après cette lettre écrite à une heure du matin au poste du Châtelet.

« Je me suis dit que tu avais voulu me sauver à cause de mon nom. Une obsession malsaine. Maintenant, je ne sais pas.

- Je ne sais pas ce que je fais là, admit Valjean.

- C'est une histoire tellement incroyable. Tout concorde. J'ai lu des témoignages sur les barricades, j'ai feuilleté Vidocq et les rapports de la police. J'ai retrouvé la trace de l'inspecteur Javert à Saint-Merri.

- Vraiment ? Ils allaient le tuer !

- Les rapports parlent d'une libération par un des révolutionnaires. C'était toi ?

- C'était moi... »

Javert soupira puis se leva soudainement et reprit son discours, plus dur, plus sec.

« J'ai chassé John Madeleine à-travers les États-Unis. J'ai fait de sa vie un Enfer. Il a usurpé une identité, c'était un voleur. A Albuquerque, j'étais sous ses ordres en tant que chef de la police et lui était le maire. J'ai réussi à le démasquer et j'ai perdu sa trace. A New-York, il m'a échappé de peu. S'il n'y avait pas eu Jondrette...ou toi... »

La voix de Javert devint suppliante lorsqu'il se tourna vers Valjean :

« Ne devrais-je pas être mort ? »

Valjean se leva prestement et vint saisir les mains de Javert, les yeux focalisés sur ceux du policier :

« NON ! Tu n'as fait que ton devoir ! J'aurais dû sauver Javert à Paris ! Comme je t'ai sauvé à New-York !

- Quelle histoire de fou ! »

Javert était si proche de Valjean. Cela les troubla.

« Si je suis venu vers toi Jean...si je suis venu c'est pour te rendre quelque chose qui est à toi.

- A moi ?

- Quelque chose que ton Javert a fait pour toi et que tu aurais du recevoir avant ta mort.

- Quoi ? »

Javert se recula, forçant Valjean à le relâcher. Le policier se pencha à nouveau vers le dossier et en sortit un document.

Un papier épais, jauni, à en-tête officiel.

Valjean le prit des mains de Javert et le lut avec soin.

Avant de tomber en arrière sur le canapé, frappé de ce qu'il lisait.

Une grâce royale pleine et entière au nom de Jean Valjean.

« Mais que... Mais quand ? Je n'étais pas gracié quand je suis mort ?! Je ne comprends pas !

- Javert a dû vouloir régler ses comptes avec toi avant de se tuer. »

Ces mots sinistres ne plurent pas à Jean Valjean, le vieux forçat leva la tête et regarda Javert, l'examinant enfin, avec soin, sans se laisser porter par le désir.

Javert avait maigri, il avait des joues creuses, des cernes assombrissaient ses yeux. L'homme était épuisé, au-delà de tout. Ses yeux étaient fixes, vides.

Et cela frappa Jean Valjean.

Javert avait le même regard juste avant de se tuer. Il était ainsi dans ce fiacre qui les entraînait dans la nuit, lui, Marius et Valjean. Le policier devait faire le point et ne pas trouver d'autres solutions à son dilemme que la mort.

Javert revivait donc la même scène ? Encore et encore ? La Seine valait bien l'East River.

Le sac de voyage de Javert était conséquent. Avait-il démissionné ?

Javert vivait-il maintenant une vie au XXIe siècle ?

« Nous devrions dormir, lança doucement Valjean. Pour digérer tout cela.

- John Madeleine a été gracié officiellement il y a deux jours... Je l’ai demandé durant des semaines.

- Tu as bien agi. C'est bien.

- Il... Je... »

Javert se passa une main sur les yeux, immensément fatigué.

« Je dois y aller, » murmura le policier.

Ho non, mon tout beau, pensa malicieusement Valjean, hors de question que tu me joues une deuxième fois la scène du plongeon dans la Seine.

« Fraco, souffla Valjean. Je n’ai pas encore pu te remercier.

- Ce n’est pas la peine. J’ai...j’ai fait ces recherches pour toi. Je voulais...je voulais te rendre la sérénité d’esprit. »

Javert eut un rire dépité et ses yeux se posèrent sur ses chaussures.

« C’était stupide.

- De vouloir me rendre la sérénité d’esprit ? »

La main de Valjean se glissa sur la joue, toujours mal rasée de Javert et caressa doucement.

« Non… Mais je ne m’étais pas attendu à…

- Ce que tu perdes la tienne, compléta Valjean, souriant gentiment.

- Tu es prenant, Jean Valjean. Briseur de lois.

- C’est quelque chose que Javert aurait pu me dire, admit le forçat.

- Tu as couché avec lui ? »

Une petite question anodine. Était-ce la réelle raison de la venue du policier jusque chez lui ? La jalousie ? L’amour ? Valjean ne savait pas trop quoi répondre mais en voyant les yeux paniqués de Javert, il trouva les mots justes.

« Non. Je n’ai jamais couché avec Javert, ni avec personne. Tu as été le premier...et le seul... »

Valjean accentua la pression de sa main sur la joue de Javert, forçant l’homme à baisser la tête jusqu’à lui afin de capturer ses lèvres et de l’embrasser. Doucement. Juste un pinceau des lèvres. Avant de forcer la bouche de Javert à s’ouvrir pour sa langue.

Valjean, le si pieux maire de Montreuil, le si calme jardinier du couvent du Petit Pic-Pus avait découvert le sexe et il désirait follement l’homme devant lui. Javert gémit sous le baiser, se soumettant à la volonté de son compagnon.

Mais vous pouvez faire confiance à Javert pour complexifier les choses. Le policier se recula et murmura :

« Tu as couché avec moi parce que je lui ressemble ? C’est pour cela que tu m’appelles Javert et non Fraco ?

- Tu parles trop ! »

Et Valjean fit taire Javert par un baiser appuyé. Approfondissant la touche. Lentement, il fit pression sur le policier, le faisant reculer, jusqu’au canapé. Il y eut un instant d’incertitude avant que Javert ne se laisse pousser en arrière pour s’asseoir.

Valjean vint aussitôt se placer à califourchon sur les genoux de Javert, ne quittant pas la bouche de ce dernier.

Il avait manqué les baisers du policier, ses caresses, son odeur. Café et cigarette. Javert n’avait pas tout à fait la même au XIXe siècle, il sentait aussi le cuir et la graisse de pistolet.

Cela fit rire l’ancien forçat, éloignant Javert, le front plissé d’incertitude.

« Qu’y a-t-il Jean ?

- Tu as récupéré ton pistolet à silex ? »

Drôle de moment pour poser cette question, mais le policier ne se formalisa pas. Il n’osait pas, trop inquiet de la raison d’une telle demande.

« Oui. Anderson ne l’a pas abîmé.

- Toute la brigade l’a essayé ?

- Oui, sourit Javert, plus détendu. J’ai même du faire un cours sur le maniement d’un pistolet à poudre noire. »

Un sourire, amusé, et des yeux, flamboyants. Javert examinait l’homme au-dessus de lui. Une rareté, une étrangeté.

Jamais Javert n’avait vu une obsession aussi cohérente, une folie aussi parfaite. L’homme croyait dur comme fer à cette histoire. Et...Javert luttait pour ne pas succomber à la même folie… Il désirait tellement Jean Valjean.

Le lieutenant de police Javert avait minutieusement interrogé John Madeleine, recoupant les faits et examinant les témoignages. Jamais les deux hommes ne s’étaient rencontrés.

Deux imbéciles, candides et naïfs, perdus en prison, condamnés pour un délit qui ne méritait que quelques années au vu de leurs circonstances atténuantes.

C’était incroyable.

Une telle coïncidence !

Et le lieutenant Javert a changé totalement d’attitude. Il a commencé à reprendre le dossier John Madeleine. Il a commencé à hanter les bureaux de ses supérieurs au nom de la justice. Il a commencé à rencontrer des juges et des avocats afin d’obtenir une grâce au nom de John Madeleine. On le regarda d’abord avec surprise puis il agaça de plus en plus, puis...il réussit à convaincre les autorités du bien fondé de cette demande.

Six mois pour tout boucler !

Six mois pour tout changer !

Rendre sa vie et sa liberté à John Madeleine. L’homme avait pleuré de joie en apprenant ce que Javert avait obtenu pour lui.

Rendre son histoire à Jean Valjean. C’était le point. Coucher avec lui était un bonus.

« Fraco, murmurait doucement la voix de Valjean. Tu vas bien ? »

Le recentrer sur le présent.

C’était quelque chose qu’il avait du mal à faire. Le psychiatre qu’on lui avait collé dans les pattes avait été formel. Javert devait cesser de boire et ne pas hésiter à prendre des médicaments. Pour dormir. Pour oublier.

Six mois d’Enfer.

« Je vais bien, » répondit Javert, en souriant.

Mensonge ! Valjean savait bien lire les yeux de l’inspecteur maintenant.

« Tu as démissionné ? »

Maudit Frenchie ! Lui et son flic du XIXe siècle.

« Oui, » lança simplement Javert.

Une prise de souffle ! Donc il avait bien lu les signaux. Javert voulait se tuer. Ce soir, cette nuit. Valjean caressa les cheveux si courts du lieutenant, essayant de lui montrer toute l’affection dont il était capable.

« Reste ici cette nuit.

- Pourquoi ?

- A ton avis ? »

La bouche de Valjean se perdit dans le cou de Javert, embrassant la peau si douce.

« Tu veux baiser ?

- Je veux faire l’amour avec toi. En effet.

- Mhmmm, gémit Javert, laissant sa tête partir en arrière.

- Et peut-être te convaincre de rester avec moi.

- Cette nuit ?

- La vie…

- Tu es tombé amoureux le Frenchie ?, ne put s’empêcher de lâcher Javert, goguenard.

- Tu m’as manqué. Tellement manqué.

- Jeannn. »

Rester pour la vie ?

Javert eut envie de rire. Il était si mal. Sa raison s’effilochait au fil de jours. Il la sentait s’effilocher. C’était une drôle de sensation de sentir qu’on devenait fou. Peut-être était-ce l’influence des recherches historiques ? Ou alors c’était déjà là, avant...et il n’avait fallu que la présence de ce maudit Jean Valjean pour tout remonter à la surface.

Comme des bulles d’air fétide éclatant dans un marais.

Des souvenirs ?

Des cauchemars ?

Javert rêvait de la mer et du soleil, de sang et de sueur… Un bâtiment immense et des hommes en tunique rouge enchaînés pour des travaux de force. Et il se voyait, lui, jeune, le menton levé et le mousquet à la main…

Un rêve ?

Il voyait les yeux bleus de Jean Valjean brûlants de haine éternellement posés sur lui.

« A Toulon, tu as sauvé la vie d’un homme, murmura Javert, le regard perdu dans le vague.

- Oui, admit Valjean, incertain de la tournure des pensées prises par l’homme dans ses bras.

- Et tu as été fouetté pour insubordination…

- Oui. J’avais osé sortir de mon espace attitré. »

Javert ne dit rien de plus.

Valjean pensait que Javert avait lu un rapport sur Toulon. A mille lieues de penser que c’était dans l’esprit du policier.

L’excitation retombait.

Javert était immensément fatigué. Il avait envie d’un verre, comme tous les soirs depuis six mois. Valjean se redressa pour le libérer. Il ne savait pas quoi faire.

« Au lit Fraco. Nous parlerons demain.

-Demain... »

Un sourire laid, avec trop de dents. Le sourire de Javert.

Valjean entraîna Javert dans sa chambre, abandonnant tout en plan dans le salon. Là, il se déshabilla puis aida le policier à se déshabiller, avant de se coucher tout contre lui. Un bras protecteur posé sur la poitrine amaigrie de Javert.

« Bonne nuit Fraco.

- Bonne nuit Jean. »

Et dans la nuit, une petite voix angoissée, si éloignée du baryton, retentit.

« Est-ce que Javert t’a fait du mal à Toulon ? »

Un silence.

Un souffle.

Puis une réponse. Laconique.

« Oui », répondit Valjean.

Et ce fut tout.

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