XIXe siècle - Paris - Scène I
Le couvent du Petit Pic-Pus fonctionnait selon un rythme précis, fait de chants et de prières. Cosette y était heureuse, entourée d’enfants de son âge, apprenant l’essentiel de ce qu’il faut à une jeune femme de bonne famille, pieuse et soumise. Une nonne ?
M. Ultime Fauchelevent se réveilla au son de la cloche du couvent appelant à l’office des Laudes. Il devait faire vite, s’il voulait apercevoir Cosette, sa précieuse fille, avant qu’elle ne disparaisse, engloutie dans le sombre bâtiment religieux.
Quel jour était-on ?
Quelle année ?
Les douleurs étaient revenues. La misère était décente. Le couvent n’était pas riche, M. Fauchelevent se contentait de peu. Un peu de pain, de l’eau. Voilà pour le matin.
Le jardinier du couvent se redressa rapidement, s’habilla en quatrième vitesse, n’oubliant pas la clochette accrochée à sa jambe, et sortit dans le jardin.
Le printemps resplendissait.
Les portes du dortoir s’ouvrirent, laissant s’écouler le flot des jeunes filles. Donc Cosette avait quatorze années. Elle chercha son père du regard et lui fit un sourire resplendissant. De quoi remplir son cœur pour la journée.
Avant de suivre ses compagnes pour une nouvelle journée de labeur.
Cosette avait quatorze ans. Nous étions en 1829.
Fantine était donc morte à Montreuil ?
Valjean se creusait la tête pour revoir la chronologie de sa vie. Il était à Paris, il se cachait depuis six ans dans le couvent. Le Père Fauchelevent était mort depuis quelques années. Cosette était sa raison de vivre.
Où était Javert ?
Jean Valjean ne comprenait plus rien à cette histoire. Il pensait, espérait !, revenir à Montreuil et vivre en paix avec l’inspecteur Javert. Et le voilà à Paris.
Et il ne savait pas quoi faire de cela.
La mère supérieure le regarda avec stupeur lorsqu’elle passa non loin de lui, étonnée de voir son jardinier, si efficace et travailleur, rester aussi désœuvré.
Cela fouetta l’ancien forçat, qui retrouva une fois de plus ses vieilles habitudes et se mit à son jardin.
Une journée de labeur.
Valjean la passa comme dans un rêve éveillé, se rappelant à la fois du passé, du présent et du futur ?
Cela dura deux jours. Deux jours avant que Valjean ne se décide à prendre un risque. Il ne voulait pas patienter trois ans avant de revoir Javert.
Selon sa précédente vie, Cosette et lui avaient quitté le couvent peu de temps après les seize ans de Cosette. Avant de se promener dans le jardin du Luxembourg où Cosette allait rencontrer l’amour de sa vie, ce malencontreux Marius Pontmercy.
Peut-être fallait-il le sauver aussi dans cette vie ?
Donc M. Fauchelevent demanda l’autorisation à la Mère Supérieure de quitter quelques jours l’enceinte consacrée du couvent. Le vieux jardinier voulait retrouver son pays natal et revoir les tombes de ses anciens.
Ce fut un argument qui convainquit la vénérable Mère Supérieure...ça et la promesse de revenir au couvent dans un délai proche.
M. Fauchelevent fit ses malles, embrassa fort sa fille Cosette, en larmes, lui promettant de l’emmener un jour accomplir ce pèlerinage à son tour.
Et Jean Valjean se retrouva dans la rue, loin de la protection des hauts murs du couvent...se traitant de jobard...mais c’était plus fort que lui.
Il voulait savoir !
Était-ce la même histoire ?
Était-ce la suite de la dernière vie ? Javert était donc resté un ouvrier agricole à Crèvecoeur ?
Valjean prit un fiacre et se fit amener Maison Gorbeau. Imprudent au possible mais l’heure n’était plus à la prudence. Si l’inspecteur Javert voulait le trouver, il allait lui faciliter les choses.
De toute manière, Cosette était en sécurité, même dans le pire des cas. Même dans le cas du retour à Toulon.
Valjean prit une chambre, d’un prix modeste très attractif, et déposa ses affaires, avant de partir en chasse dans les rues de Paris.
Valjean commença prudemment ses recherches par les alentours du Châtelet. A l’affût de la silhouette si remarquable de l’inspecteur Javert. L’homme devait être aussi sérieux qu’à Montreuil, revenant tous les jours rendre compte à son commissaire.
Et...les heures passèrent…
La fin du jour approcha.
Valjean allait abandonner, dépité. Il était assis à la terrasse d’un café, face à la rue, la vue sur l’immeuble officiel du commissariat du Châtelet.
Et puis…il les entendit et se figea.
Deux voix dont il reconnut parfaitement l’une d’elles. L’inspecteur Javert !
« Tu ne peux pas prétendre que tu ne sais pas Rivette !
- Javert, fit l’homme, las. Je ne suis pas comme toi ! Je ne sais pas tout sur tout.
- Je ne sais pas tout !, grogna Javert. Mais il est évident que Vidocq est mêlé à ce trafic d’armes !
- Javert, répéta le dénommé Rivette. Tu es trop sûr de toi ! Viens, je te paye un café !
- Rivette !, jeta la voix pleine de ressentiment de Javert.
- Tes rapports attendront bien quelques minutes ! Tu as besoin d'un café, j'ai besoin d'un café ! Il fait froid et tu nous as fait sauter le repas.
- Il fallait arrêter ce tire-laine !
- Javert... »
Mais cela sonna comme un rire.
Un souffle agacé et Valjean vit enfin les deux hommes passer devant lui. Deux policiers en uniforme réglementaire, matraque au côté et chapeau sur la tête. Mais Valjean n’avait d’yeux que pour le plus grand, le plus imposant.
Javert était bien l’inspecteur Javert. Ses cheveux, noirs de corbeau, commençaient à grisonner au niveau des tempes. Le dénommé Rivette était un jeune homme, s’efforçant de suivre les pas rapides de son aîné.
Les deux policiers s'assirent à une table, aussitôt servis en boissons et en pain frais. On devait les connaître, deux habitués de l'établissement.
« Un forçat à la tête de la Sûreté, grommela Javert.
- Vidocq est un excellent chef de la Sûreté, Javert. Tu ne peux pas lui retirer cela ! Il a plus d’arrestations à son actif que toute la brigade réunie. Même plus que toi !
- Un putain de forçat chef de la police ! Merde, Rivette ! Le monde peut-il être plus fou ? »
Un rire amusé. Rivette observa son compagnon avec un humour moqueur. Valjean les espionnait, prenant garde de ne pas se faire remarquer.
« Tu dois avoir l’habitude de ça Javert !, se moqua gentiment le dénommé Rivette. Avoir un forçat comme supérieur !
- Si tu me parles encore de M. Madeleine, le prévint Javert, la voix menaçante, je te jure que je t’en colle une !
- Javert, Javert, Javert... Tu es trop intransigeant !
- La loi est faite pour être obéie !
- Tu devrais te trouver une gentille petite femme, Javert, cela adoucirait ton caractère. »
Le rire éclata, un peu rouillé. Javert était amusé maintenant.
« Rivette... »
Et les deux policiers burent leur café en silence. Même assis à une table d'estaminet, Javert semblait toujours nerveux, sur le qui-vive. Ses yeux dardaient dans tous les coins.
Son compagnon ignorait son manège, plus intéressé par les silhouettes féminines qui déambulaient dans la rue.
Enfin, Javert claqua de l'argent sur la table et se leva, son verre terminé.
« Je retourne à la préfecture. Ne traîne pas Rivette !
- Mais oui, monsieur l'inspecteur de Première Classe ! Je finis mon zif et je viens. »
Un hochement de tête et Javert reprit son chemin en direction de la préfecture. La silhouette si haute de Javert tranchait sur la petite taille des passants.
Ça et la canne à pommeau plombé faisaient ressortir Javert.
Donc Javert était inspecteur à Paris. Il n'était pas ouvrier agricole et manifestement il n'avait pas été l'amant de M. Madeleine.
Retour à la case départ ?
En fait, cette petite scène se déroula plusieurs fois. Pas tous les jours mais presque. L'inspecteur Javert était un homme de routine. Il terminait sa ronde aux alentours des mêmes horaires, flanqué de son collègue, l'inspecteur Rivette.
Régulièrement, les deux hommes se permettaient un café dans l'estaminet face à la préfecture...et régulièrement, ils faisaient le point sur leurs affaires en cours.
Valjean découvrait le courage de Javert, frisant la témérité avec horreur. A-travers les admonestations de son collègue. Il le savait déjà mais il n'en avait pas vraiment eu cure à Montreuil-sur-Mer et encore moins à Paris.
« Trois ! Ils étaient trois ! Putain ! Tu ne pouvais pas m'attendre ?, s'écriait Rivette, excédé.
- Il fallait agir vite !
- Trois ! Tu aurais pu être tué ! Javert !
- Ils n'avaient que des surins. Tu parles ! »
Le verre claqua fort sur la table, faisant sursauter Valjean qui leva les yeux pour examiner les deux policiers.
Javert était assis, les bras croisés, un pli barrant son front, l'air terriblement agacé. Devant lui, le dénommé Rivette était en colère, le regard mécontent. Il frappait du poing sur la table pour appuyer ses dires.
« Que va dire Marigny ? Merde Javert !
- Trois escarpes arrêtés !? Il va être content !
- Il ne sera pas content, Javert. Non. Il ne sera pas content de toi...ni de nous...
- Pourquoi ?, grogna le policier, étonné.
- Javert. Tu aurais pu être tué. Putain.
- Je ne le suis pas, jeta Javert, avec colère. Merde ! »
Une fois de plus, le grand policier quitta la table, les bottes claquant sur le sol avec nervosité. Il était fâché.
Une autre fois. Javert et Rivette se permirent un repas complet. En mangeant une saucisse accompagnée de haricots, Rivette tentait de circonvenir son collègue.
« Son premier enfant, Javert. Tu pourrais...
- Non, souffla Javert, épuisé.
- Satenay a invité toute la brigade.
- Non !, répéta Javert, plus sèchement.
- Il va être déçu... »
Javert se mit à rire en buvant son vin.
« J'en suis sûr. Satenay a beaucoup d'amitié pour moi.
- Satenay est un con. J'admets mais...
- Et je suis un rabouin. Je sais !
- Pour la brigade ! Javert, tu pourrais faire un...
- NON ! Ce soir, je dois travailler mes rapports. Il y a encore la Veuve Ruellan à interroger et Vidocq m'a fait demander à la Sûreté. Un fric-frac manifestement.
- Vidocq exagère ! Tu as besoin de repos !
- Mais oui daronne. Mais oui. »
Encore ! Le rire de Javert, inusité et rouillé mais il était agréable à l'oreille.
« Vidocq, le grand chef de la Sûreté aime me rappeler ma place dans la hiérarchie. De vieux ressentiments.
- Tu l'as connu ?
- Au bagne de Toulon.
- Lui aussi ? Décidément. Tu as toujours affaire à des forçats défouraillés ! »
Ils riaient, tous les deux, avant que Javert ne lance froidement un simple « non » pour clore la discussion.
L'inspecteur Javert était un homme simple, honnête et dévoué à son métier. Valjean le savait déjà mais il le vit en action...ou du moins il en entendit parler.
Et puis, le vieil habitué du café « Suchet » rencontra aussi d'autres policiers. La préfecture comptait plusieurs inspecteurs et plusieurs sergents.
Le café « Suchet » proposait de bons repas, à un prix abordable, et un excellent café. Cela attirait les cognes.
On parlait de Javert, on parlait de lui avec des sentiments mitigés. Du dédain, voire du mépris devant ce gitan né au bagne et devenu policier ; du respect et même de l'admiration devant cet inspecteur de police efficace et implacable.
« Tiens Duval ! Tu connais la dernière de Javert ?
- Qu'est-ce qu'il a encore fait le gitan ?
- Il a arrêté la bande de floueurs de la rue Saint-Honoré.
- Mazette ! De la belle ouvrage ! Des mois qu'on était sur leur piste. Combien d'hommes avec lui ?
- Trois. En comptant Rivette. »
Un souffle. Consterné. Avant de conclure.
« Un jour il y restera. Quel con !
- Pas de casse. Juste un coup de bâton en pleine face.
- Nez cassé ?
- Non. Javert a eu de la chance. Il voulait protéger Rivette. »
Consternation.
M. Fauchelevent dut retourner travailler au couvent. Il s'obligea à vivre la douce vie du jardinier si pieux mais Valjean bouillait à l'intérieur.
Son enquête avançait peu.
Il ne savait pas où habitait Javert. Il ne l'avait jamais su et n'avait aucun moyen de le savoir. Demander à un policier le rendrait suspect.
Suivre Javert s'était révélé dangereux et impossible.
Valjean l'avait tenté deux fois. Il s'était juré de ne plus le faire lorsque l'inspecteur Javert se retourna soudainement pour l'examiner avec soin.
L'ancien forçat ne trouva son salut que dans la fuite.
M. Fauchelevent patienta...des jours et des jours avant de chercher à revoir le policier.
Une nouvelle promenade aux alentours de la préfecture de police, le plus discrètement possible. Valjean examina les silhouettes des policiers rentrant de leur patrouille, Javert parmi eux, si droit et raide. Avec parfois un sourire réjoui.
Le sourire du fauve.
Une arrestation réussie ?
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