Scène II

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Et puis tout bascula...

M. Fauchelevent avait trouvé une solution acceptable à son dilemme. Le vénérable jardinier ne pouvait pas se permettre de partir en pèlerinage toutes les semaines, donc il chercha une activité lui accordant le droit de sortir régulièrement du couvent.

Il la trouva.

Un jardinier était manquant dans un autre couvent de Paris. Les nonnes manquaient de fonds pour en embaucher un. Cette affaire empoisonnait l'existence de la Mère Supérieure qui ne pouvait pas offrir d'aide financière à ses filles dans le besoin.

Cosette en parla à son père, répétant les mots prononcés par les nonnes devant les élèves réunies dans leur salle de classe.

Et M. Fauchelevent entrevit une possibilité. Il se proposa pour le poste en attendant l'arrivée d'un autre jardinier.

La Mère Supérieure était désolée de voir son jardinier si efficace quitter son couvent mais M. Fauchelevent se montrait simplement charitable. On lui accorda la permission de quitter l'enceinte du couvent pour se rendre dans l'autre établissement.

On lui accorda un cheval et un véhicule.

On lui accorda une liberté totale sur ses mouvements dans la ville.

Pourvu que l'autre couvent fut satisfait des services du jardinier du Petit Pic-Pus et tout irait bien.

M. Fauchelevent assura qu'on le serait. Et retourna à la chasse à l'inspecteur Javert.

Ce n'était qu'une question d'organisation. Travailler tous les après-midis au couvent de Sainte Hildegarde et rester le matin au Petit Pic-Pus. Le cheval et la carriole permettaient au jardinier de se déplacer avec son matériel dans tout Paris, rapidement et sûrement.

Valjean tint une semaine son joli programme de jardinage avec sérieux et attention. Puis il se permit un café à l'estaminet « Suchet ».

Il n'avait pas vu Javert depuis des jours. Il fut heureux de le revoir. Javert était fatigué, Valjean le voyait dans les mains qui tremblaient en serrant la tasse de café et dans les cernes qui assombrissaient les yeux si clairs du policier.

A ses côtés, l'inspecteur Rivette était aussi épuisé que son collègue mais il était clairement fâché.

« Je ne comprends pas comment ils font !, grogna le jeune policier.

- Tu ne comprends pas comment ils font ou pourquoi ils le font ?, se moqua Javert.

- Les deux, admit Rivette.

- Je peux t'éclairer pour le pourquoi. Les parents de la victime vendent la gamine pour récolter de l'argent. La vie est chère.

- Javert ! Comment peux-tu être si indifférent ?! La gamine a huit ans ! Merde ! Huit ans !

- Je ne fais que t'expliquer Rivette !

- Je ne comprends pas... »

Cette fois, le jeune homme était découragé. A la grande surprise de Valjean, Javert posa une main sur l'épaule de son collègue.

« Rivette ! Nous allons les trouver, je te le promets. Cela prendra le temps que cela prendra mais nous allons les trouver. Et ils comprendront que la matraque d'un policier n'est pas un accessoire de mode.

- Javert... Tu leur casseras les dents ?

- Si nécessaire. Pourquoi pas ? »

Les policiers échangèrent un rire, petit et fragile. Puis Javert se pencha en avant et reprit la conversation :

« Nous les arrêterons, nous les amènerons devant Vidocq et le Mec se chargera d'eux. On ne peut pas lui retirer cela, le fagot a de la répartie. Quant au comment... Je ne peux pas te répondre Rivette, je ne comprends pas non plus comment ils peuvent faire cela ! Vendre son enfant aux plus offrants. Ce sont des êtres vils. La guillotine sera leur seule récompense.

- Tu es sûr ?

- Foi de Javert ! Nous les poisserons et nous leur ferons passer le goût des enchères. »

Un silence.

Les policiers finirent leur verre. De l'eau d'affe. Une période difficile.

Valjean aurait aimé suivre cette histoire d'enfant vendu par ses parents et forcé à se prostituer mais la vie n'était pas facile pour l'ancien forçat.

Deux jardins à gérer et celui du couvent Sainte Hildegarde était mal entretenu. L'ancien jardinier venait de décéder et l'homme, par conséquent, n'avait pas pu se charger du jardin.

M. Fauchelevent se révéla une véritable bête de somme.

Il retourna la terre, sema, entretint avec soin. Il arracha des souches et planta des nouveaux arbres. Il accomplit un véritable travail de forçat...au détriment de Javert...

Les semaines passèrent...puis les mois...

Cosette grandit.

Valjean vieillit.

Les cheveux de Javert grisonnaient de plus en plus. Le policier portait un pli permanent entre les yeux, du aux soucis, aux nuits blanches, au travail excessif...

Il commençait à ressembler à l'homme des barricades.

Valjean essayait une fois ou deux par semaine de se retrouver dans l'estaminet devant la préfecture. On le connaissait bien maintenant, il avait sa place réservée et un café bien chaud pour lui.

On ignorait son nom mais on l'aimait bien. On l'appelait le « birbe » avec affection. La serveuse adorait discuter avec lui, ravie de voir ce vieillard, assez impressionnant, rougir devant ses sourires et ses questions.

« Tiens mais c'est notre vieux « birbe » ?! Un café et une tranche de pain ?

- S'il-vous-plaît. »

Valjean n'osait pas interroger le personnel du café sur les policiers qui venaient se restaurer dans l'établissement. Ce serait mal vu et franchement dangereux de sa part.

Javert était un homme de routine.

Il suffisait de patienter. Le policier allait réapparaître un jour ou l'autre.

Et puis un jour, Valjean fut horrifié par ce qu'il apprit.

Il vit arriver à l'heure habituelle l'inspecteur Rivette...seulement il était accompagné d'un autre policier. Un dénommé Dumars.

Où était Javert ?

Les deux policiers s'assirent et prirent leur café habituel.

Valjean était sur des charbons ardents.

Où était Javert ??

Et Dieu merci le sujet fut évoqué.

« Alors Rivette ? Et Javert ?, fit le dénommé Dumars, soufflant sur le café trop chaud.

- État stable ! Il est enfin sorti de l'inconscience hier.

- Il survivra ?

- Il a de fortes chances de survivre. Cet imbécile a demandé à rentrer chez lui.

- Déjà ? Cela ne m'étonne pas de lui. Si Chabouillet l'apprend...

- Il était trop faible pour marcher. Je l'ai aidé et il m'a renvoyé. »

Une prise de souffle. Valjean était tétanisé. Manifestement Rivette l'était également, vu le geste apaisant de son collègue envers lui. Une main sur l'épaule.

« Le rabouin est increvable. Ne te fais pas tant de mauvais sang !

- Putain ! Ce coup de surin était pour moi.

- Javert est comme ça ! Il a sauvé la vie de presque tous les cognes de Paris. C'est un jobard et un poilu. Il fait du regout au détriment de sa propre vie.

- Pour moi..., répéta le jeune policier, le nez baissé sur son verre.

- Tu l'as vu depuis ?

- Il ne m'a pas laissé le voir, répondit Rivette, la voix pleine d'amertume.

- Javert est comme ça, Rivette. Il ne laisse personne l'approcher de trop près. Il va vouloir se terrer chez lui et lécher ses plaies comme un loup blessé.

- Je voudrais l'aider ! Il a besoin de soutien avec sa blessure.

- Tu verras Rivette ! Dans une semaine, blessé ou pas, Javert sera de retour dans les rues de Paris et se lancera à la poursuite du moindre tire-laine.

- Si seulement... »

Ils rirent. Sans entrain avant de laisser le silence retomber le temps de finir leur verre. Valjean était prêt à demander où habitait l'inspecteur blessé lorsque la Providence fut de son côté.

« Où habite Javert ?, demanda l'inspecteur Dumars. Je voudrais lui rendre visite tantôt. Il ne va pas apprécier cela mais Marigny a demandé de ses nouvelles ce matin. Javert a oublié d'informer la préfecture sur sa santé.

- M. Chabouillet ?

- Comme de juste. En plus, on le croit encore sagement à l’hôpital...

- Javert habite au 5, rue des Vertus. Mais il ne te laissera pas entrer Dumars. Il a laissé sa logeuse avec des ordres précis.

- Et je suis mandaté par le divisionnaire en personne pour visiter un blessé. Tu crois vraiment qu'elle va me refuser le passage ?

- Elle non...mais lui... »

Le « birbe » avait déjà disparu alors que les cognes finissaient à peine leur tasse de café.

Bien sûr que c'était imprudent. Le comble de l'imprudence. Ce n'était pas Montreuil, ce n'était pas le Paris du XXIe siècle, c'était la vraie histoire.

Javert et Valjean étaient deux ennemis intimes. Ils se croisaient et se recroisaient au gré des années, et toujours la haine les séparait.

Mais voilà !

Jean Valjean n'était plus ce Jean Valjean.

Il voulait revoir Javert, il voulait se rassurer quant à son état, il voulait l'aider...si le policier l'acceptait de la part d'un ancien forçat.

Juste un regard pour se rassurer et Jean Valjean disparaîtrait comme une ombre dans la nuit.

La rue des Vertus était une rue assez étroite, peu de promeneurs, surtout des travailleurs... Valjean ne mit pas longtemps à trouver une arrière-cour dans laquelle il pouvait laisser son cheval et sa carriole en toute sécurité.

Puis, il se dirigea vers le 5. Un immeuble pauvre et vétuste mais assez bien entretenu. Le salaire du policier ne semblait pas s'être amélioré avec les années.

La pauvreté simple et honnête. Un homme travailleur et dévoué à son métier.

Il ne suffit à M. Madeleine que de quelques mots de persuasion pour convaincre le Cerbère de l'inspecteur de le laisser accéder à l'appartement du policier. Ça et quelques pièces de monnaie.

Valjean monta donc l'escalier grinçant de l'immeuble à la suite de Mme Dubois. Cette dernière frappa doucement à la porte du policier avant d'ouvrir avec sa clé.

Un salon plongé dans l'obscurité apparut, dans lequel retentit une voix faible, venant d'un lit placé dans un angle de la pièce :

« J'avais demandé à rester seul...

- Ce monsieur souhaite vous visiter monsieur l'inspecteur. Il dit qu'il est votre ami.

- Je n'ai pas...

- Alors, inspecteur ! On ne reconnaît pas ses amis ? »

Un silence. Puis la même voix résonna, plus circonspecte.

« Merci Mme Dubois. Je vous prierais d'aller chercher la police.

- Pardon inspecteur ?, demanda la vieille femme, affolée.

- Il plaisante, sourit M. Madeleine. Si vous pouviez nous apporter un peu de café, s'il vous plaît, cela fera du bien à l'inspecteur.

- Bien entendu, monsieur. »

La logeuse disparut.

M. Madeleine entra résolument dans la pièce.

Dès la porte refermée, l'obscurité retomba, complète. Il fallut quelques temps aux yeux de Valjean pour s'habituer mais il était possible de se déplacer dans un environnement aussi dépouillé. Un juron éclata, ressemblant plus à un cri de douleur...mais le bruit d'un chien qu'on arme fut clairement perceptible.

Valjean se précipita sur le lit qu'il avait repéré depuis la porte.

« Ne bougez pas ! Vous allez vous faire mal.

- Putain Valjean ! Si tu crois que tu vas me suriner sans problème...

- Lâche ça Javert ! »

Valjean s'était jeté sur le policier, l'immobilisant sans mal et arrachant de ses mains un pistolet à silex qu'il tentait d'utiliser... Javert poussa un gémissement et se laissa épingler, trop faible pour se battre. L'arme tomba à terre, dans un bruit lourd que tout le monde dut percevoir dans l'immeuble.

Javert prit un souffle, tellement content de sentir l'angoisse monter dans l'homme qui le retenait sur le lit, mais il sentait aussi le malaise poindre et luttait pour rester conscient.

« Alors 24601 ? Tu prends ta revanche ? Dépêche-toi alors car ils ne vont pas tarder. Je me ferais un plaisir de te passer les poucettes, même si je dois crever pour cela.

- Javert, non.

- Tu veux quoi ? Du fric ? J'en ai pas ! Alors vas-y ! Tente ta chance ! Mais ne me rate pas car je ne vais pas te rater ! Je te le jure.

- Calme-toi Javert. S'il vous plaît inspecteur. Calmez-vous !

- Tu as choisi le bon moment. Je suis... »

Mais la petite bataille et la pression exercée par Jean Valjean avaient rouvert la blessure de Javert, le sang coulait. Ce fut trop pour le policier qui perdait pied.

Lentement, il ferma les yeux et tomba dans l'inconscience.

Valjean se recula. Furieusement inquiet.

Le cœur de l'inspecteur battait la chamade, son front était brûlant. Javert avait la fièvre et était très faible. Il avait quitté l'hôpital depuis peu aux dires de l'inspecteur Rivette. Il était blessé à la poitrine manifestement, vu l'épais bandage qui lui entourait le torse.

Valjean repoussa doucement le blessé dans le lit, l'entourant délicatement de la seule couverture que possédait le policier.

Javert était inconscient.

Valjean s'éloigna du lit. Il chercha dans l'obscurité de la pièce une chandelle et en découvrit une sur la table de chevet. Il ne fallut pas longtemps pour l'allumer et éclairer la pièce.

Oui, Javert était pauvre. Digne mais pauvre. Une seule pièce pour tout logement, dans laquelle se trouvaient quelques meubles, une table, une armoire... C'était à peu près tout. Le poêle était glacé. Javert ne devait pas chauffer souvent, vu le peu de charbon qu'il possédait et de toute façon son état devait l'empêcher d'entretenir un feu.

Valjean secoua la tête, atterré.

L'inspecteur Rivette avait raison, Javert avait besoin d'aide.

Et le vieux forçat s'y attela.

Profitant de l'inconscience du policier, il se chargea de défaire ses vêtements afin d'accéder plus facilement à la blessure. Le bandage était sanguinolent. La plaie s'était rouverte, expliquant la pâleur de Javert et sa faiblesse.

Valjean resta saisi devant la vision du torse de l'inspecteur. Si maigre, si pâle. Javert ne s'économisait pas, il ne mangeait pas à sa faim, il se poussait hors de ses limites.

Il était déjà comme ça à Montreuil-sur-Mer et M. Madeleine ne s'en était jamais soucié.

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