Scène III
Valjean avisa un tas de chiffons sur la table, visible dans la faible lueur de la chandelle. Il s'en saisit et entreprit de changer le bandage.
Javert allait plus mal que ce que pensait l'ancien maire de Montreuil. Il ne réagit aux soins de ce dernier que par des gémissements.
« Inspecteur, vous êtes toujours impossible. »
Et Valjean se fit le plus doux possible en manipulant l'inspecteur, il retira le pansement souillé et frémit devant la plaie qui s'étalait sur le torse du policier.
Un large coup de couteau en effet.
« Comment a-t-on pu vous laisser sortir de l'hôpital dans cet état ? », murmura Valjean, horrifié.
Javert devait souffrir le martyr. Valjean eut envie de lui donner un peu de sédatif mais, bien entendu, le policier en était dépourvu.
S'il avait été au XXIe siècle, Valjean lui aurait administré un analgésique et un antiseptique. La blessure semblait saine mais la fièvre du policier indiquait une infection.
« Merde... »
Valjean fit de son mieux. Il n'était pas médecin. Juste un jardinier de couvent.
« Demain, je vous apporte un lot de plantes médicinales. Sœur Kallista connaît bien les plantes. Je devrais avoir quelque chose pour vous. »
Mais toutes ces paroles tombaient dans le vide. Javert était plongé dans un évanouissement profond. Cela inquiétait de plus en plus l'ancien forçat d'ailleurs.
Enfin, ce fut décidé.
Valjean essaya d'améliorer les choses. Il ouvrit les volets et laissa entrer la pâle lumière du jour, il se chargea également du poêle. Et la pièce, glaciale, se réchauffa enfin. Valjean se promit de faire livrer du charbon à Javert le plus vite possible.
Un faible coup à la porte et la logeuse réapparut, un plateau dans les mains portant deux tasses de café. Valjean vint l'aider.
Elle eut un sourire approbateur en voyant la pièce rendue plus accueillante par les soins de l'ami de l'inspecteur.
« Il dort ?
- Oui, mentit Valjean. Il est fatigué.
- Dame ! Hier, il était encore à l'hôpital. Un coup de couteau. Mais le diable d'homme a refusé que je le soigne. Je ne sais pas comment il s'est débrouillé.
- Oui, je le connais. »
Il lui rendit son sourire, un peu désespéré.
« Je suis bien contente de voir quelqu'un pour lui. L'inspecteur est si seul.
- Je ne le laisserai plus seul dorénavant.
- A la bonne heure ! Je lui prépare un bouillon ? »
Une lueur d'espoir brillait dans les yeux de la logeuse. Il ne fallait pas se leurrer. Elle était contente pour le policier mais aussi elle était contente de recevoir de l'argent pour ses soins.
M. Madeleine avait bien compris et sortit encore quelques pièces de sa poche pour les lui donner.
« Ce serait très gentil. Et si quelqu'un pouvait amener du charbon pour l'inspecteur, ce serait parfait.
- A votre service, monsieur. »
La logeuse disparut à nouveau, diligente et efficace.
Valjean posa le plateau sur la table et se mit à réfléchir posément sur la situation.
Que faire ?
Bien sûr, la première chose à faire était d'appeler un médecin pour examiner le blessé, Javert avait dû voir un médecin à l'hôpital mais depuis sa libération, il devait se débrouiller sans.
L'homme était fiévreux, faible et pâle comme un mort. Il allait mal.
Mais comment faire venir un médecin si la première chose que le policier allait faire était de le renvoyer pour se charger d'arrêter Jean Valjean ? Appeler ses collègues.
Valjean soupira.
L'ancien forçat vint se placer au chevet du blessé et l'examina...
Jean Valjean était un homme courageux...téméraire...et fondamentalement bon... Il le prouva une fois encore.
Avisant un broc rempli d'eau fraîche, Valjean trempa son mouchoir et commença à lutter contre la fièvre en épongeant le front du policier.
L'homme gémit lorsque le froid de l'eau entra en contact avec la chaleur de la fièvre. Cela le réveilla.
Valjean carra ses épaules, prêt à une nouvelle attaque.
Mais Javert était faible. Les yeux gris étaient voilés de brume. Le chien-loup n'arrivait plus à montrer les dents.
« Comment vous sentez-vous inspecteur ?
- Valjean ? Tu es encore là ? »
Le policier chercha à se redresser mais Valjean l'en empêcha, plaçant doucement ses mains sur les épaules de Javert.
« Ne bougez pas ! Vous avez fait assez de dégâts !
- Que veux-tu 24601 ?
- Si je vous réponds « veiller sur vous » vous allez me croire ? »
Javert ferma les yeux et se mit à rire, un simple souffle.
« Non. Laisse-moi un peu de temps et je vais te foutre en tôle...
- Bien. Alors essayons de vous remettre sur pieds.
- Je te croyais intelligent… Jean-le-Cric…
- Moi aussi. »
Un sourire. Partagé.
Et Javert cessa de lutter, il serra les dents et s’abandonna aux soins de l’ancien forçat. Valjean n’aima pas cet abandon. Javert était brûlant de fièvre. Il perdit à nouveau connaissance.
M. Madeleine ne resta pas longtemps au chevet du policier. Il hésita encore quelques minutes et voyant que la fièvre était toujours aussi forte, il fit appeler un médecin. Distribuant encore des pièces de monnaie à la logeuse pour arriver à ses fins.
Une vingtaine de minutes et l’argent de M. Madeleine accomplit des merveilles. Un médecin, nommé Vernet, vint visiter le policier blessé.
Aussitôt alarmé par la forte fièvre, il ausculta l’inspecteur de police avec soin. Son visage fermé exprimait assez le sérieux de la situation. Enfin, il laissa en paix le blessé et se tourna vers l’homme présent.
« Son état est grave.
- A quel point ?
- Je l’ignore. Il ne devrait pas être ici. Il devrait être à l’hôpital. Sa blessure est récente. Un coup de couteau ?
- Oui, répondit prudemment Valjean.
- Bon. Je suppose que l’inspecteur refuserait de retourner à l’hôpital. Un problème de finances ?
- Je suppose. Il n’aime pas les hôpitaux. »
Des réponses évasives. Valjean ne pouvait pas laisser Javert seul, abandonné dans le dortoir encombré d’un hôpital surpeuplé.
« Bon. Nous allons essayer de le soigner dans ce cas. Il va falloir surveiller attentivement sa fièvre. Des compresses d’eau froide devraient suffire. Pour sa blessure, il faut changer le plus régulièrement possible le bandage. La plaie est saine mais elle est très large et loin d’être cicatrisée. Que l’homme soit sorti ainsi de l’hôpital me semble un bel exploit !
- Et pour la douleur ?
- Du laudanum. Il faudra endormir le patient. Un léger sédatif suffira. Enfin, il faut le faire manger et boire. Du bouillon d’abord puis de la viande rouge. Qu’il se refasse une santé ! Il a perdu beaucoup de sang.
- Rien d’autre ? »
L’espoir transparaissait dans la question, il fit lever les yeux du médecin avec surprise. On tenait tant à ce vieux policier fatigué ?
« La prière ! Je repasserai demain. N’hésitez pas à le déshabiller et à l’éponger sur tout le corps. Il faut briser cette maudite fièvre et cela ira mieux.
- Bien, bien. Je me charge de lui, » fit Valjean, l’angoisse visible dans les yeux bleus d’azur.
Le docteur regarda Jean Valjean, avec compassion. Pour la première fois, l’homme semblait touché et perdit son air professionnel.
« Il est robuste. Ce n’est pas le choléra. Ce n’est qu’une blessure mal cicatrisée. Votre homme est imprudent...mais baste ! On ne s’en formalisera pas. »
Et sur un dernier sourire, le médecin se retira, laissant sur la table une petite bouteille de laudanum et une facture...
Valjean se rassit au chevet de Javert, saisissant le broc d’eau et le mouchoir et reprenant la tâche d’éponger le front brûlant et en sueur du policier.
Cela dura quelques heures. La nuit était profonde. Puis un tambourinement retentit. Caractéristique. Valjean sentit les poils de sa nuque se soulever. Avec un sourire bienveillant, M. Madeleine se leva pour accueillir les policiers.
Et en effet, la porte s’ouvrit pour dévoiler les visages abasourdis des deux inspecteurs vus tantôt. Rivette et Dumars.
« Messieurs les officiers ?, lança M. Madeleine, d’une politesse appuyée.
- Nous venons voir l'inspecteur Javert, expliqua le plus âgé, le dénommé Dumars.
- Bien entendu, » sourit M. Madeleine.
Et Valjean s'écarta pour laisser passer les deux hommes. Rivette se précipita aussitôt sur le blessé, étendu sur son lit de douleur mais Dumars était plus curieux. Le cogne tourna autour de Jean Valjean, circonspect.
« Vous êtes un ami de Javert ?
- Oui. »
Un peu laconique. Le sourire s'accentuait. On reconnut la méfiance de Javert et on apprécia.
« Javert ne nous dit rien de sa vie privée. Vous comprendrez notre surprise...
- Javert a toujours été ainsi. Rien de personnel. »
On acquiesça.
Dumars examina Javert posément et secoua la tête. Rivette était assis à son chevet et caressait le front de son collègue.
Merde, ce coup de couteau lui était destiné. Si Javert ne s'était pas interposé, ce devrait être lui qui serait couché à sa place. Et ce serait sa mère qui le veillerait en pleurant.
Rivette en avait les mains qui tremblaient.
« Comment va-t-il ? »
La voix était lasse. Ce n'était donc pas la première fois.
« Je ne vous cache pas, messieurs, que l'état de santé de l'inspecteur est préoccupant. »
Des paroles un peu maniérées.
Dumars examina plus attentivement l'homme qui se chargeait de son collègue blessé. Un bourgeois riche ? Il n'était pourtant pas bien vêtu. Un homme avec de l'éducation ? Il avait pourtant une carrure massive, mieux adaptée à un travailleur de force.
Qui était-il ?
« Bien. Y a-t-il quelque chose que nous pouvons faire pour vous ? Les collègues et moi-même on a organisé une collecte... Javert ne va pas travailler avant quelques jours, si cela peut lui permettre de payer son loyer... »
Dumars sortit une petite enveloppe de sa poche, cela surprit Rivette qui contempla son collègue avec stupeur.
« M. Chabouillet a tout organisé, Rivette, sourit le policier. On n'abandonne jamais un collègue dans l'adversité, comme a dit M. Marigny. C'est pas bien lourd mais il en a pour quelques jours.
- Je vais participer aussi. »
Rivette se releva et plongea sa main dans sa poche, il en sortit quelques pièces de cuivre. Le jeune homme n'était pas bien riche, non plus, mais il donna ce qu'il put au policier.
« Bien, rétorqua Dumars en prenant l'argent de Rivette et en le glissant dans l'enveloppe. Vous transmettrez à l'inspecteur Javert le mécontentement profond de monsieur le secrétaire du Premier Bureau. M. Chabouillet souhaite le recevoir le plus rapidement possible dans son bureau.
- Ce sera fait, monsieur. »
Valjean souriait en recevant l'enveloppe. Elle n'était pas bien lourde mais il y avait de l'argent. Une collecte pour Javert ?! Faisait-il déjà cela à Montreuil-sur-Mer ? M. Madeleine imita les deux policiers et glissant toute la monnaie qui était en sa possession dans l’enveloppe.
Rivette reprit sa veille tandis que Dumars commençait son interrogatoire.
« Vous connaissez l'inspecteur depuis longtemps ?
- Oui. »
Depuis Toulon, vous savez le bagne.
Le policier souriait, attentif mais impérieux. Il fallait lui lâcher une information avant d'éveiller sa méfiance. Après tout, Javert était totalement incapable d'appuyer ses dires.
« Nous étions amis il y a longtemps. Nous nous sommes perdus de vue. J'ai appris sa blessure et je suis venu l'aider. »
Puis, après quelques souffles, M. Madeleine ajouta penaud :
« Je suis arrivé depuis peu à Paris.
- Javert est un homme secret... Et vous vous appelez ? »
Un regard appuyé, autoritaire. Ah ces cognes !
« M. Fauchelevent. »
L'inspecteur Dumars réfléchissait. Non, Javert ne lui avait jamais parlé d'un Fauchelevent.
« Votre qualification ? »
Interrogatoire ! Valjean avait déjà vu tellement pire ! On l'avait interrogé à coups de gifle et de matraque après son vol chez Monseigneur Myriel.
« Jardinier au couvent du Petit Pic-Pus. »
Et voilà, il était grillé.
Si jamais Javert le dénonçait, il perdait tout. Son nom, sa position et Cosette.
« Jardinier ? Je n'aurai jamais imaginé Javert s'intéresser aux fleurs. »
Le policier souriait. Plus détendu, maintenant qu'il avait ses réponses.
« Vous avez raison, monsieur. Javert ne s'intéresse pas aux fleurs.
- Ou alors à celles qui peuvent servir à empoisonner, » renchérit le dénommé Dumars.
Un sourire amusé.
Rivette ne suivait la conversation que d'une oreille distraite. Alarmé par l'état de Javert, il se tourna vers M. Fauchelevent.
Oui, il était bien jeune le dénommé Rivette.
« Vous allez vous charger de lui ?
- Oui, je le veille. J'ai prévenu le couvent. Je reste ici cette nuit.
- Il a la fièvre, fit le jeune policier, accusateur.
- Oui, je vais tout faire pour la faire baisser. »
On remarqua le broc d'eau, l'éponge et on acquiesça. Manifestement, les policiers avaient l'habitude des blessures et des fièvres.
« Bon. Je vais retourner à la préfecture. M. Marigny attend mon rapport. »
Dumars s'apprêtait à partir, il héla son collègue et les deux hommes saluèrent M. Fauchelevent.
Puis ils quittèrent l'appartement de leur collègue sur la promesse de revenir le lendemain.
Rivette s'inquiétait énormément, Dumars lui était curieux de savoir qui était l'homme qui gérait ainsi Javert.
Un jardinier de couvent ?
Quelle histoire abracadabrante se cachait là-dessous ?
Une fois seul, Valjean se permit un long souffle, inconscient qu'il était de la peur qu'il avait ressentie face à ces représentants des forces de la loi.
Il se laissa tomber sur la chaise au côté de Javert et, la main tremblante, il reprit la tâche d'éponger le front du policier...toujours perdu dans les limbes…
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