Scène IV
Le lendemain matin, la douleur que ressentit dans la nuque Jean Valjean était terrible. Il avait passé l'âge de dormir sur une chaise.
Un ricanement accueillit son gémissement de douleur.
« Réveillé le Cric ?
- En effet, murmura Valjean, en ajoutant sèchement : le cogne.
- Non, non, cela ne va pas !, opposa tranquillement Javert. On ne m'appelait pas ainsi à Toulon...
- Vous le saviez ?, demanda Valjean, surpris.
- Évidemment. Je suis un gitan... Logique qu'on m’appelle le rabouin.
- Il y avait d'autres surnoms... »
Une petite taquinerie mais elle attira un regard noir. C'était comme jouer avec un lion, il fallait se méfier des griffes.
Javert était détendu, la fièvre avait disparu mais son visage était d'une extrême pâleur.
« Il y en avait d'autres..., reconnut simplement Javert.
- Comment vous sentez-vous ? »
Une nuit passée à éponger, caresser les cheveux, faire boire de l'eau fraîche durant les rares moments de lucidité... La fièvre avait enfin diminué vers quatre heures du matin. Valjean s'était endormi vers cinq heures après avoir administré du laudanum à Javert.
« Mieux, » avoua Javert, malgré lui.
Un sourire éclatant impressionna le policier. Valjean était-il devenu fou ? Javert ne savait plus quoi penser de tout cela. Il avait été surpris à son réveil de voir Jean Valjean encore à son chevet, endormi sur sa chaise. Il avait eu furieusement envie de le saisir par le col pour l’emmener au poste le plus proche. Ou au moins de gueuler jusqu’à attirer un voisin et faire venir la police.
Et il n’avait rien fait de tout cela.
Il était resté assis à examiner l’homme profondément endormi. Retrouvant la douceur de M. Madeleine dans les boucles un peu emmêlées de ses cheveux soyeux, retrouvant la force de Jean le Cric dans la masse des muscles au repos, les épaules si larges qu’elles remplissaient les costumes faits sur mesure de l’ancien forçat.
Et il se surprit à apprécier la vue. Il se surprit à vouloir caresser les boucles pour les redresser. Cela l’agaça.
« Que veux-tu Valjean ? Une remise de peine ?
- Même pas.
- Je ne serai pas ton complice, gronda le policier.
- Je m'en doute, inspecteur, » sourit Valjean.
Javert était décontenancé.
Puis Valjean se redressa, s'étirant et relevant ses bras.
« Dieu ! J'ai mal au dos. J'ai passé l'âge de ces enfantillages. »
Javert le regardait intensément. Il ne comprenait pas et il n'aimait pas cela. Et il n’aimait pas non plus la soudaine chaleur qu’il ressentait en voyant les muscles étirer les manches de la chemise de Valjean. Un homme fort et puissant, oui, tellement dangereux. Un passeport jaune !
« Mais que veux-tu à la fin Valjean ?
- Je veux vous aider.
- Alors rends-toi dans le prochain poste de police et constitue-toi prisonnier. »
Ce fut craché entre des dents serrées. Il fallait mettre fin à cette promiscuité malsaine. Jamais Javert n’avait toléré quelqu’un près de lui. Encore moins un criminel.
Valjean baissa la tête.
« Quand vous serez en meilleure santé, je vous obéirai.
- Ben voyons ! »
Un rire ironique, dégoulinant de mépris.
Mais Valjean ne plaisantait pas.
Le jardinier de couvent était un homme de parole. L’inspecteur était réveillé et en assez bonne forme. Valjean se leva et remit son manteau élimé.
Javert regardait chacun de ses mouvements avec intérêt.
L’intérêt du loup pour sa proie. N’est-ce pas ?
« Portez-vous bien inspecteur !
- Bonne chance Valjean. Maintenant que tu as montré ton museau, je te jure que je vais te chercher et te retrouver. Dés que je pourrai sortir de ce plumard. »
Un bref salut de la tête et les deux hommes se quittèrent.
Retour au couvent.
Il fallait assumer ses tâches.
La Mère Supérieure du couvent du Petit Pic-Pus fut très compréhensive. Elle compatit devant la situation terrible de l’ami du jardinier. C’était la première fois en de nombreuses années qu’elle voyait son farouche jardinier côtoyer quelqu’un. Se trouver un ami. L’homme était si seul depuis la mort de son frère.
On allégea les tâches du jardinier. On prévint le couvent de Sainte-Hildegarde. Il ne fallait plus compter autant sur M. Fauchelevent. Il avait un ami malade à veiller. Sœur Kallista fournit en effet des plantes médicinales. Et la prière accompagna ses pas.
Le soir du lendemain, Valjean arriva chez le policier, fatigué par une journée de travail au jardin.
Il frappa doucement à la porte avant d’entrer.
Ce fut un choc !
Pour les deux hommes !
L’inspecteur Javert était étendu sur son lit, son torse nu était emballé dans un large pansement, sale de sueur. Il n’avait pas du réussir à se soigner lui-même, ou alors il avait abandonné.
Sa vision décontenança Valjean qui s’attendait à le voir couché, endormi, fragilisé.
Et l’inspecteur était abasourdi de revoir Valjean.
« Mais que fais-tu ici ?, grogna Javert, irrité.
- Je viens vous veiller. Comment vous portez-vous inspecteur ? »
Javert lisait à son arrivée. Un dossier, certainement un rapport de police.
« C’est toi qui m’as fait livrer du charbon ?
- Il est arrivé ?! Merveilleux. Je vais pouvoir allumer votre poêle. Il fait si froid dans votre appartement.
- Tu as réglé la facture ? Je n’ai pas eu…
- Ne vous préoccupez pas de cela. Avez-vous mangé ? »
Et une tornade envahit l’espace privé du policier.
Javert contemplait, impuissant, Jean Valjean se charger du feu, puis vérifier ses placards. La moutarde montait au nez du policier.
« Tu vas me foutre le camp Valjean !
- De quand date cette eau ?
- Ce matin ! Valjean !!!
- J’ai des herbes pour vous, inspecteur. De l’écorce de saule, de l’achillée, de l’ortie, du sureau… Je ne sais plus trop quoi. Cela se boit en tisane.
- Bon Dieu Valjean ! »
Javert se préparait à se lever pour jeter dehors cet importun mais la douleur le fit retomber sur le lit et gémir assez fort. Valjean se précipita à son chevet, paniqué. Il fit glisser ses mains sur le front, les joues.
« Mais que fais-tu Valjean ?, demanda doucement Javert.
- Je m’inquiète tellement pour vous.
- Pourquoi ? »
Une voix incertaine. Javert était effrayé. Jamais on ne l’avait touché gentiment, jamais on ne s’était inquiété pour lui. Et il s'agissait d'un ancien forçat, un homme qu'il avait pourchassé toute sa vie, arrêté et jeté en prison. Il ne comprenait pas. Il s’attendait à être giflé, frappé...outragé...
« Je ne vous veux aucun mal. Jamais, murmura tendrement Valjean, répondant à la question muette dans les yeux du policier.
- Je ne te crois pas. Mais je n’arrive pas à comprendre ce que tu veux.
- Une tisane contre la fièvre et la douleur. Avez-vous mangé ?
- O...oui… Du bouillon. Du fromage.
- Pas de viande rouge ?, fit Valjean, choqué.
- Je n’ai pas les moyens d’acheter de la viande rouge, avoua Javert en baissant les yeux, honteux de devoir l'admettre.
- Demain, vous mangerez du bœuf. Je vous le garantis. »
Javert se mit à rire. Interloqué. Il y avait toujours des mains sur son front, sur ses joues. Et il avait de nouveau la fièvre. C’était cela n’est-ce-pas ? Cette chaleur soudaine qui faisait brûler ses joues.
« Demain, je serai debout et je te mettrai les poucettes.
- Après le repas, si vous le souhaitez toujours. Maintenant, le bandage ! »
Javert ne dit rien. Il souffla de soulagement lorsque Valjean le lâcha enfin.
Le feu réchauffait la pièce.
Cela faisait du bien.
Valjean faisait chauffer de l’eau. Pour laver la blessure de Javert et pour faire la tisane. Javert était déjà déshabillé.
Le policier ne s’était levé qu’une paire de fois dans la journée à vrai dire. Il n’avait pas pu faire mieux. La blessure était douloureuse et il était trop faible. Il avait donc rongé son frein en attendant de reprendre des forces. Et l’idée de revoir Valjean l’avait soutenu. Il l’attendait sans trop y croire. Il l’espérait pour être franc. Même s’il aurait été incapable de dire pourquoi. Ces quelques heures avec le forçat avaient chamboulé l’ordonnance impeccable de sa vie.
Et le revoilà !
Ce damné forçat. Se pavanant dans son appartement, comme s’il était chez lui, ouvrant le placard, cherchant la vaisselle et lui servant une tasse de liquide chaud et parfumé.
L’arrêter oui.
S’il pouvait tenir sur ses jambes, il le ferait.
Pour mettre fin à cette situation inacceptable !
Arrêter Valjean était utopique pour l’instant. Il fallait bien accepter la situation pour le moment. Javert s’y résigna et accepta la tasse de tisane préparée par le forçat.
« Merci Valjean, murmura Javert, poliment. Ta tisane est bonne.
- J’en suis ravi. »
Un sourire éblouissant à nouveau. Cela énerva le policier. Le sourire était trop beau, trop heureux, trop tendre pour être honnête.
« Allez vas-y ! Explique-moi ce qui te pousse à venir me voir. Je dois avouer que j’ai passé la journée à essayer de comprendre tes motivations. Et cela me rend fou.
- Je veux vous voir en bonne santé.
- Te fous pas de moi Valjean !
- Je vous jure que c’est la vérité, inspecteur.
- Tu as besoin de mon aide ? Tu es en danger ?
- Non, rit Valjean.
- Merde ! Alors dis-moi !
- Doucement, ne vous énervez pas ainsi ! Vous allez faire revenir la fièvre. Maintenant le lavage.
- Il n’est pas question que tu me laves Valjean.
- Je vais donc user de ma force de Jean-le-Cric, menaça l’ancien forçat.
- Va au diable ! Tu ne me toucheras pas.
- Laissez-moi au moins changer votre bandage, il est sale et peut causer une infection.
- FOUS-MOI LA PAIX !
- Certainement pas ! » renchérit Valjean.
Et l’ancien forçat s’approcha résolument de Javert. Le policier n’avait pas peur de lui, mais il était affaibli. Sa matraque lui manqua tandis que Valjean s’asseyait tout contre lui. Il allait se rebeller cette fois.
« Pourquoi ? Putain !
- Laissez-moi vous aider Javert ou je vous attache à votre lit. »
Un rire hystérique et Javert jeta d’une voix hargneuse :
« A Toulon, tu te souviens 24601 ? Tu avais reçu une blessure dangereuse à l’épaule, elle suppurait mais tu refusais les soins. J’ai du te menotter au lit de l’infirmerie.
- C’est vrai. Je me souviens.
- Pourquoi tu avais lutté autant ? Tu as été mis au mitard après cette révolte ridicule alors que tu aurais pu profiter de quelques jours de repos à l’infirmerie.
- Vous ne comprendriez pas, répondit tristement Valjean.
- Essaye toujours.
- J’espérais mourir à cause de l’infection. C’était une façon comme une autre de s’évader du bagne. »
Javert avait perdu son sourire, il médita quelques instants cette réponse puis acquiesça.
« Très bien Valjean. Puisque tu es tellement prêt à jouer les docteurs avec moi, change mon bandage.
- Avez-vous du laudanum ? Cela va faire mal. »
Le regard était méprisant mais Javert secoua la tête.
« J’en ai grâce à toi mais ce n’est pas la peine. J’ai connu pire.
- Si vous le dites inspecteur. »
Jean Valjean se chargea de retirer doucement le bandage, il avait préparé un broc d'eau chaude et il était méticuleux.
Oui, au bagne, Jean-le-Cric avait souvent été blessé. Combats, flagellations, accidents sur les chantiers... Rarement, on lui permettait un jour de repos. Il était si dangereux, si versatile, si rebelle. Un seul moment sans surveillance et 24601 en aurait profité.
Une fois, il dut être enchaîné pour être soigné. Oui c'était vrai.
Mais le temps avait passé.
Soudain, une horrible idée lui vint ! Est-ce qu'il allait se réveiller à Toulon ?
Ce fut tellement horrible qu'il blanchit instantanément, ce qui inquiéta aussitôt Javert.
« Valjean ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Rien, rien. J'ai perdu l'habitude des blessures.
- Je ne t'ai rien demandé, lui rappela Javert.
- Je sais, » sourit Valjean.
Mais un regard ferme de la part du policier lui prouva qu'il n'était pas dupe du mensonge.
Et Valjean reprit sa tâche.
Il fallut longtemps avant que le pansement, souillé, soit retiré. Javert serrait les dents, attendant la douleur, mais il ne ressentait que de la gêne. Valjean était si doux, si attentionné. Des doigts caressaient sa peau et Javert détestait cette sensation. Même si...
La peau fut ensuite doucement lavée puis Valjean demanda à Javert de se redresser un peu, le temps d’envelopper son torse dans un nouveau bandage.
La plaie était vilaine mais elle ne suppurait pas, il n’y avait pas d’infection. Le médecin avait raison, la fièvre était un contre-coup de la blessure. Valjean était rassuré.
Puis, l’ancien forçat servit une tasse de tisane au blessé avant de s’asseoir à son chevet. Attentif à la respiration, au tremblement dans les mains…
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