Scène V
Ceci fait, Valjean récupéra la tasse et reprit sa veille.
Javert ne savait plus quoi dire.
Arrêter cet homme impossible ?
Bien sûr qu’il le fallait !
Valjean lui jouait la même scène qu’à Montreuil. Le très saint maire de Montreuil, M. Madeleine et sa charité, et ses hôpitaux, et ses écoles, et ses orphelinats...etc…
Javert n’était pas dupe.
Oui mais…
Valjean était venu l’aider, lui offrir un soutien, du charbon, une présence amicale…
Une tentative de corruption ?
Cela ne servait à rien de demander pourquoi Valjean agissait ainsi, le vieux menteur allait répondre qu’il voulait seulement aider le blessé.
Mensonge !
Alors Javert ne disait rien et essayait de reprendre la lecture de son rapport. Une série de cambriolages inquiétait Vidocq, il souhaitait que Javert s’en charge. Le Mec relevait à peine la blessure du policier, y faisant vaguement allusion dans la conclusion.
Et Valjean ne supporta plus le silence :
« Comment s’est terminée l’affaire de la fillette vendue par ses parents ? »
Javert coucha son rapport sur sa poitrine et regarda Valjean avec un intérêt appuyé.
« Comment sais-tu cela toi ?
- J’ai entendu votre collègue en parler…
- Mon collègue ? »
Enferré dans ses mensonges une fois de plus, Valjean ne savait pas quoi ajouter. Javert eut pitié et répondit simplement :
« Les parents sont à la Force, la gosse… Je ne sais pas... »
Valjean fut horrifié.
« Vous ne savez pas où est l’enfant ? »
Javert était agacé.
« Je l’ignore Valjean. Je ne me charge pas des mômes. »
Un éclat blessé dans le regard. Le souvenir de Fantine revenait à M. Madeleine. Oui, l’inspecteur ne s’intéressait pas aux enfants. Cosette avait passé un an de trop chez les Thénardier. Le policier aurait pu aller la chercher, même après l’arrestation de M. Madeleine.
Javert voyait très bien dans quelle direction allaient les pensées de Valjean. Bizarrement, il n’aima pas cela et crut bon de se justifier :
« Je ne vous croyais pas Valjean. Ni toi, ni elle. Si j’avais su que l’enfant existait, je serais allé le chercher en effet.
- Vous auriez pu vérifier, tenta maladroitement Valjean.
- J’aurais pu. Mais je n’avais pas confiance en toi. Et encore moins en une pute.
- Javert !, plaida M. Madeleine. Ne l’appelez pas comme cela, s’il vous plaît.
- D’ailleurs, tu me parles de la gamine, tu as été la chercher à Montfermeil, n’est-ce-pas ?
- Oui. Les aubergistes qui la gardaient étaient des brutes.
- Où est-elle aujourd’hui ? »
Une prise de souffle, un instant d’hésitation.
C’était le nœud du problème.
Se taire, mentir ou avouer l’entière vérité ?
« Elle vit au couvent du Petit Pic-Pus. »
Javert était estomaqué. Valjean était-il devenu stupide ? Ou en avait-il assez de la vie ?
« Le couvent dans lequel je travaille comme jardinier. »
Il ne restait plus que le nom mais Valjean venait d’avoir une illumination. Il se pencha tout à coup sur Javert et lança :
« Si la gamine peut entrer au couvent et quitter l’orphelinat, vous seriez d’accord Javert ? »
Un peu dérouté par le changement de sujet de conversation, l’inspecteur mit quelques temps à répondre.
« Bien entendu. Un couvent sera toujours mieux qu’un orphelinat ou la prison… Mais Valjean, il faut… »
Valjean se leva, pressé. Il voulait parler à la Mère Supérieure, offrir de l’argent pour compenser la nouvelle arrivée et convaincre les sœurs d’accepter une nouvelle petite fille.
« Valjean, attends !
- Je reviens demain ! Essayez d’avoir la gamine avec vous, je l’emmènerai avec moi.
- La gamine avec moi ? Comment cela ?
- Au revoir Javert !
- VALJEAN ! »
La porte fut refermée avec force et Valjean retourna le plus rapidement possible au couvent.
Quelque part, cela lui permettait d’avoir un léger sursis. Jusqu’à demain.
La Mère Supérieure ne reconnaissait plus son jardinier. Elle en était ébahie. L’homme taciturne et sauvage qu’elle avait toujours côtoyé était devenu un homme souriant, affable...et compliqué.
Après le deuxième couvent à gérer, après les visites à un ami blessé, voilà que M. Ultime Fauchelevent parlait d’une petite fille victime de maltraitance qu’il fallait prendre sous son aile. Le jardinier était même prêt à payer mais la Mère Supérieure refusa tout net. Une malheureuse enfant martyrisée, elle méritait aide et soutien.
« Mais quand viendra-t-elle ?
- Je vais la chercher dés que vous donnez votre accord, ma mère.
- Alors, je vous le donne de grand cœur. »
Une lettre signée et paraphée avec l’acceptation de se charger de l’orpheline et Valjean retourna vers Javert.
Il était tôt encore mais Valjean était impatient.
Il serrait la lettre entre ses doigts, rempli d’espoir.
Il frappa à la porte de l’appartement de Javert et l’ouvrit. Et il fut accueilli d’un cri :
« Tiens M. Fauchelevent ! Vous venez voir la gosse ? »
Valjean gela.
Deux officiers de police étaient au chevet de l’inspecteur Javert. Droit, sec, vêtu de l’uniforme réglementaire. Une vision d’horreur.
Puis, Valjean reconnut enfin Rivette et Dumars. Javert, plus circonspect, contemplait la scène de son lit, d’un regard noir.
L’appréhension ne disparut que lorsqu’une petite fille, de sept ou huit ans à peine, apparut derrière la jambe de Rivette, les mains accrochées aux pans de l’uniforme du policier.
Valjean s’approcha et se pencha en souriant vers la petite, très M. Madeleine.
« Bonjour, mademoiselle. Comment tu t'appelles ? »
La gamine, terrorisée, tourna son visage de l’autre côté, pour ne pas voir l’inconnu. Valjean en fut dépité. Il se redressa et se retrouva face aux inspecteurs de police.
« Elle est bien jeune. Comment s’appelle-t-elle ?
- Marie Defrocourt. »
C’était Rivette qui avait répondu, Rivette qui contemplait M. Fauchelevent avec un regard brillant de plaisir. Cela surprit Valjean, on l’avait rarement regardé ainsi.
« Vous allez vous charger de la petite ?
- Oui, j’ai un message du couvent à votre intention. »
Le jardinier sortit la lettre de sa poche et la tendit au policier. L’inspecteur Rivette l’examina avec soin puis la transmit à son collègue, avec un sourire éblouissant.
« Voilà un acte très généreux de votre part. Merci M. Fauchelevent.
- C’est naturel. Ma...fille est aussi à ce couvent. Elle est une gentille enfant, elle prendra la petite Marie sous son aile. »
On acquiesça.
Les deux policiers ont décidé d'accompagner M. Fauchelevent jusque dans le couvent pour y déposer la petite, expliquer son cas et laisser des consignes.
Donc on se prépara à repartir...laissant Javert seul…
Rivette contempla Javert et lança en souriant :
« Ton ami est un homme exceptionnel. Tu ne nous as jamais parlé de lui ?! »
Javert sourit. Un peu amèrement.
Je vous ai parlé de lui des centaines de fois… A chaque fois que je parlais de M. Madeleine ou de ce forçat évadé Jean Valjean…
« Non, c’est vrai. »
Valjean leva la tête et croisa le regard de Javert, il était tellement surpris mais il rencontra un abîme d'amertume sans fond.
« Un homme exceptionnel... »
Tout un discours passa par les yeux des deux protagonistes. Valjean lança, le regard tendu :
« Je repasserai tout à l'heure Javert. »
Attendez-moi !
Javert ne dit toujours rien. Immobile comme une statue. Cela fit froid dans le dos de Valjean. Si Javert avait été capable de se lever, il aurait certainement réglé cette affaire définitivement. Par le silence, par les armes, par la Seine...
« Si vous le souhaitez..., » grinça Javert.
On partit sans perdre davantage de temps.
Au couvent, la Mère Supérieure se montra à la hauteur de son bon cœur. Elle accueillit avec joie la petite Marie, elle lui présenta ses nouvelles camarades, sa place dans le dortoir, le jardin bien entretenu par monsieur Fauchelevent... La petite ne quittait pas la main de l'inspecteur Rivette mais lorsqu'elle vit les autres fillettes, elle commença à sourire et à lâcher les doigts du policier.
Cosette apparut, au-milieu des autres filles, une jolie blonde, souriante et affectueuse.
M. Fauchelevent désigna sa fille à Marie avec tendresse. La petite Marie écoutait tous ces adultes, si sérieux, lui raconter comment elle allait vivre dans ce couvent bien fermé au monde.
On tolérait M. Fauchelevent, on ne permit pas aux policiers de pénétrer l'enceinte sacrée. L'enfant dut suivre une nonne pour l'entraîner vers les autres jeunes filles.
Ceci fait, on évoqua l'horrible histoire de Marie Defrocourt et la condamnation à la guillotine de ses parents. La Mère Supérieure compatit puis accepta de se charger de l'éducation de l'enfant.
Peut-être deviendrait-elle une nonne ?
On remercia M. Fauchelevent puis les hommes regagnèrent la rue. Le couvent était un espace interdit aux hommes. Assez de dispenses avaient été prodiguées ce jour-là.
Enfin, les policiers et le jardinier furent satisfaits.
« On boit un glace ?, proposa l'inspecteur Dumars. On a fait de la belle ouvrage. Le daron sera content. »
Un regard vers le jardinier. M. Fauchelevent accepta.
Un peu de sociabilisation s'imposait. Il ne fallait surtout pas que Javert reçoive de mauvais échos.
On marcha jusqu'à un estaminet assez minable dans lequel les policiers commandèrent un verre de bière avec un peu de pain et de fromage.
Un interrogatoire ? Encore ?
Jean Valjean s'inquiétait un peu mais non, Dumars et Rivette étaient simplement contents.
« Une belle fin. Je suis jouasse pour la petite môme.
- Oui, Rivette. Tu as le cœur trop sensible, s'amusa le dénommé Dumars.
- Pas toi ? Après ce qu'elle a vécu... »
Un rire amusé. Dumars secoua la tête en vidant son verre.
« Javert m'a raconté à quel point tu étais touché par cette histoire. Il s'inquiétait pour toi le rabouin.
- Javert a bon cœur en réalité. »
On se tourna vers le jardinier, surpris de l'entendre. Valjean regretta aussitôt de s'être fait remarquer. On s'intéressait à lui maintenant.
Et ce fut Dumars qui lança les hostilités, avec un regard appuyé et un sourire moqueur.
« Ainsi vous connaissez notre Javert depuis longtemps...
- Oui, en effet, fit paisiblement le jardinier.
- Depuis quand exactement ? »
Mentir par omission était la meilleure solution.
« Depuis Montreuil-sur-Mer. »
Cela eut l'effet escompté. On ouvrit des yeux ébahis.
« Montreuil ? Vous avez connu Javert à Montreuil ?
- Oui.
- Il était le chef de la police là-bas, c'est cela ?, demanda doucement Rivette.
- Oui. »
Valjean était laconique mais il ne savait pas ce qu'il pouvait se permettre comme information.
« Alors vous avez aussi connu ce forçat évadé devenu le maire de la ville... Ce...
- M. Madeleine, » compléta Valjean.
Rivette était tellement passionné. Il reprit la conversation avec entrain.
« Vous l'avez connu ? Il était comment ? Javert en parle avec tellement de haine.
- Un homme plutôt terne, fit prudemment Valjean.
- Terne ?! Je ne vous crois pas ! Javert ne serait pas autant en colère s'il s'agissait d'un homme terne.
- Et en plus, il l'a retrouvé à Paris, ajouta Dumars. Enfin selon Javert. Une course-poursuite nocturne dans la ville. On l'a assez ridiculisé pour cela. »
Une pensée pleine de compassion pour le policier moqué par ses collègues alors qu'il avait raté sa proie.
« Un homme simple, ce M. Madeleine, expliqua Valjean. Il était discret. Charitable...
- Discret ?! Tu m'étonnes ! Avec Javert à ses trousses. Le pauvre gonze ne devait pas en dormir la nuit. »
Les policiers se mirent à rire, imité par Jean Valjean. Oui, il n'avait pas bien dormi la nuit en retrouvant Javert en tant que chef de la police à Montreuil-sur-Mer.
« M. Madeleine..., murmura Dumars. Il me semble que Javert utilise un autre nom... »
Une petite réflexion de quelques minutes et le policier lâcha avec un grand sourire fier de lui.
« Jean Valjean. »
Et M. Fauchelevent lutta pour rester impassible.
« C'est possible. Je ne connais que M. Madeleine pour ma part. »
Un regard appuyé et Dumars vida son verre.
« Pour sûr. Ce genre de gonze ne vaut pas la peine qu'on se souvienne de son nom.
- Javert a été garde-chiourme à Toulon, ajouta Rivette. Il a du connaître des milliers de forçats. Comment il a fait pour en reconnaître un ?
- Regarde ce fourbe de Vidocq ! Il est capable de reconnaître des centaines de forçats. Ils doivent tous avoir la même sale gueule. »
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