Scène VIII
Six mois passèrent ainsi dans un claquement de doigts.
Valjean sortait parfois la nuit à la recherche de Javert et de Marius. Il déguisait cela sous une tournée de charité dans des quartiers dangereux.
Cosette ne comprenait pas que son père voulait partir aider les malheureux sans elle. L’excuse fournie ne la satisfaisait jamais. Mais voilà, son père ne voulait pas la mettre en danger, elle une jeune fille dans une jolie robe à rubans dans des quartiers aussi misérables. Et son père tenait aussi à ce qu’elle étudie l’histoire et la politique de France. Le couvent avait bien éduqué Cosette, les sœurs en avaient fait une charmante petite oie. Un peu stupide, un peu inculte. Elle savait chanter, réciter des prières, se charger d’un foyer… Mais face à un jeune homme accompli comme l’était Marius de Pontmercy, le maire de Montreuil voulait une jeune femme intelligente et cultivée capable de tenir une conversation de cinq minutes sur autre chose que la Vie des saints ou le martyr de Notre Seigneur. Valjean faisait donc étudier Cosette et s’émerveillait de voir cette jeune âme devenir plus belle et plus mûre.
« Mais pourquoi les Saint-Simoniens sont-ils condamnés à la censure, papa ?
- Parce que l’État refuse les esprits rebelles.
- Comme j’aimerais rencontrer un de ces esprits éclairés... »
Valjean sourit… Bientôt mon ange, bientôt…
Car M. Fauchelevent continuait à côtoyer les jeunes rebelles des Amis de l’ABC. Il lisait leurs fascicules, il écoutait leurs discours, il s’informait et s’étonnait de la réalité de la société et des inégalités de classe.
Jean-le-Cric n'était intéressé que par l'évasion et la violence.
M. Madeleine n’était intéressé que par Montreuil et son usine.
M. Fauchevelent n’était intéressé que par Cosette et leur survie.
Aujourd’hui, Jean Valjean s’intéressait à la France et à ses révoltes. Et, parfois, dans les rangs des consommateurs se tenait un mouchard dénommé Javert… Alors les deux hommes s'ignoraient royalement...ou discutaient de leur passé avec circonspection...
Valjean et Javert poursuivaient leur jeu de mouchards. Attablés derrière un verre et échangeant des propos aigre-doux sur la loi et la justice.
Mais cela arrivait de façon très irrégulière.
D’une part, Valjean ne voulait surtout pas être reconnu et relié aux Amis de l’ABC. Il n’oubliait pas qu’il était et demeurait un forçat évadé.
D’autre part, Javert avait d’autres chats à fouetter. Les étudiants du Café Musain n’étaient que d’autres subversifs que le policier surveillait. Menant ainsi un travail de mouchard avec soin.
Javert avait aussi son commissariat de Pontoise où il remplaçait très souvent le commissaire. Un homme absent pour cause d’ivrognerie assez régulièrement.
Donc les deux hommes se voyaient rarement.
Et Valjean n’osait pas aller rencontrer directement l’inspecteur au commissariat. Cela aurait été du dernier ridicule et assez dangereux.
Javert était un lion, il lui suffisait d’ouvrir ses griffes pour mettre la patte sur lui.
Six mois !
Juin 1830.
Ce fut sa fille qui lui mit la puce à l’oreille.
« Papa, allons-nous promener !! Il y a longtemps que nous ne sommes pas allés marcher au Luxembourg ! »
La maligne !
« Oui, tu as raison, mon ange. Une promenade nous fera du bien. »
Cosette avait quatorze ans et avait enfin vu Marius Pontmercy.
Cela fit l’objet d’un long débat intérieur pour Jean Valjean. La vieille tentation revenait en lui. Garder Cosette pour lui seul. Abandonner Paris pour Londres et vivre une fin de vie bénie. L’empêcher de rencontrer Marius Pontmercy.
Mais Jean Valjean était un homme bon et bienveillant et il aimait tendrement sa fille. Donc, il avait agi de la même manière que la première fois. Seulement il avait surveillé un peu mieux sa fille et il avait tout vu. Se traitant de jobard de n’avoir rien décelé la première fois car les deux tourtereaux n’étaient pas si discrets.
D’abord, ils s’ignorèrent. Mais c’était trop flagrant. Ils s’étaient remarqués évidemment. Cosette était une jolie jeune fille de quatorze ans et Marius un jeune homme qui n’avait pas encore vingt ans. Évidemment qu’ils s’étaient remarqués.
Il y eut les sourires, les regards, les haussements de sourcils…
Dieu qu’ils avaient l’air de deux idiots et lui passait pour le roi des niais. Cela énerva Jean Valjean. Ne pouvant rien faire contre la nature et l’amour, il s’effaça. Tout simplement. Et laissa Cosette venir se promener avec sa camériste.
Que les deux amoureux se fiancent plus vite, au moins cela sauvera Marius de la barricade.
Deux ans !?
Allait-il vivre cela durant deux ans ?
Valjean prit son mal en patience. Normalement, il aurait du déménager et fuir l’insistant jeune homme. Mais l’histoire s’était accélérée dans le temps. Tout aurait dû se passer en juin 1831. Pas 1830.
Peut-être cela allait changer l’histoire ?
En tout cas, Valjean était prêt à accepter Marius comme gendre plus tôt si cela pouvait sauver le jeune homme et éviter les barricades. Cosette se promenait dans le Luxembourg et devait se rapprocher de son Marius...attendant que le jeune étudiant en droit prenne son courage à deux mains et l’embrasse enfin...
Jean Valjean essayait de ne pas penser à cela. Il vivait tranquille dans son logement de la rue Plumet. Il se sentait en sécurité.
Et puis un événement le ramena en arrière. Dans tous ses calculs savants, Valjean avait oublié quelque chose...quelqu’un…
Thénardier l’avait retrouvé !
Thénardier l’avait retrouvé avec deux ans d’avance !
Et cela, Valjean ne l’avait pas prévu. Il avait oublié ce danger.
Le message apporté par cette famille en difficulté lui fit froid dans le dos. L’acteur Fabantou. Cependant, Valjean n’avait pas commis les mêmes erreurs, il n’avait pas joué les philanthropes église Saint-Jacques. Il avait organisé des distributions publiques sous couvert de la police à l'église Saint-Étienne. L’inspecteur Rivette l’accompagnait et le protégeait dans ses actions de charité.
Il était beaucoup moins seul et vulnérable que la première fois. Mais ce diable de Thénardier l’avait retrouvé. L’histoire était écrite !
Normalement, il devait se rendre en compagnie de Cosette à la Maison Gorbeau.
Il préféra s’y rendre seul…
Puis, il eut une illumination. Javert avait été content d’arrêter la bande de Patron-Minette. Peut-être accepterait-il un moment de complicité ? Et la brûlure ne serait plus une obligation ?
Valjean se décida et fila au commissariat de la rue de Pontoise.
C’était un petit poste, mal pourvu, mal agencé mais c’était le territoire de Javert. Valjean y entra avec circonspection.
Un sergent attaché au poste lui demanda ce qu’il souhaitait. Avant qu’il ne puisse répondre, une voix sèche avait retenti.
« C’est pour moi Postel.
- Très bien, inspecteur. »
On lui désigna une porte ouverte menant dans un bureau. Valjean entra avec encore plus de circonspection.
Javert se tenait là, assis à un bureau, les favoris grisonnants et la mine farouche. Il avait repris un peu du poil de la bête mais son aspect était terrifiant. Il leva les yeux et rencontra ceux de Valjean.
« Merde !, » fit simplement le policier.
Et sans ajouter quelque chose, Javert se leva et ferma la porte de la pièce. Ceci fait, il vint s’asseoir sur le bord de son bureau, les mains glissées dans les poches de sa redingote.
« Mais vous êtes incorrigible ! Bon Dieu ! Rentrez chez vous et faites-vous oublier !
- Javert...inspecteur… J’ai besoin de vous. »
Un rire sans amusement. Javert glissa ses doigts sur ses yeux, ils tremblaient fort.
« Que dois-je faire pour être débarrassé de vous ? Me foutre à la Seine ?
- NON !, » cria véhémentement Valjean.
Un tel éclat surprit le policier qui ne devait avoir parlé que sous le coup de la plaisanterie.
« Valjean. Croyez-vous que je sois vraiment le seul cogne de tout Paris à être capable de reconnaître un fagot ? Si Vidocq vous voit…
- J’ai besoin de vous, répéta Valjean, la voix tendue.
- Rivette me parle de vous sans cesse. Le bon saint de l’église Saint-Étienne. Vous allez finir par attirer l’attention de quelqu’un et je ne pourrais rien faire pour vous. »
La phrase choqua Valjean mais il avait autre chose à faire à cet instant-là.
« Ce soir, vous pourrez arrêter la bande de Patron-Minette. »
Un instant décontenancé, le policier resta muet puis se mit à rire, franchement amusé.
« Alors c’est vous la victime de cette escarpe ?! Cela ne m’étonne pas en réalité. »
Ce fut au tour de Valjean de rester désarçonné. Javert savait ? Il avait toujours su ?
« Asseyez-vous Valjean et devisons un peu. Il me semble que vous avez un rapport passionnant à me faire, n’est-ce-pas ?
- Je… Comment le savez-vous ? »
Nouveau sourire. Laid, avec trop de dents. Javert le chien-loup.
« Parce qu’on est venu me vendre la même camelote il y a une heure. Un certain Marius de Pontmercy, avocat. Un étudiant sans le sou. L’affaire a lieu Maison Gorbeau c’est cela ? »
Valjean sortit la lettre pathétique de demande d’aide de l’acteur Fabantou et la donna au policier. Un enfant en guenilles l’avait apportée ce matin au riche bourgeois de la rue Plumet. Javert examina le message et le rendit à Valjean en haussant les épaules.
« C’est bien dans la manière d’agir de Patron-Minette. Vous êtes donc bien la victime. »
Javert réagissait si calmement mais Valjean bouillait. Il se mit à faire les cent pas, agacé par l’apathie de son ancien chef de la police.
« Et maintenant ? Que faisons-nous ? »
Le ton déplut fort au policier. Javert s’ébroua et se tourna vers M. Madeleine.
« J’ai déjà pris mes dispositions pour ce soir. Je serai là avec mes hommes pour arrêter la bande. J’attendrai dehors. Je n’agirai qu’au coup de feu de ce Marius Pontmercy. »
Coup de feu ? Quel coup de feu ? Il n’y avait eu aucun coup de feu.
« Un coup de feu ? »
Javert eut un sourire mauvais et il claqua du poing sur sa cuisse.
« Je ne vais pas donner tous mes secrets à, sauf votre respect, un ancien forçat en rupture de ban.
- Javert !
- Et je ne suis plus à votre botte. Vous avez sauvé cette gosse, vous m’avez aidé, je vous rends la pareille. N’en parlons plus ! »
Complètement hors de propos, Valjean demanda :
« Pourquoi avoir accepté de me laisser libre ? Pour la gamine ? »
Cela choqua l’inspecteur qu’on ose l’interroger ainsi sur ses motivations. Il se troubla.
« Ce ne sont pas vos affaires !
- Au contraire, je dois savoir si je peux vous faire confiance ! »
Valjean s’était approché du policier et Javert regretta de s’être assis sur le bord de son bureau, il était coincé. Valjean vint se placer juste devant le policier. Il était si proche. Il lui suffisait de placer ses mains sur le rebord du bureau, de chaque côté de Javert...
« Pourquoi Javert ?, murmura Valjean, la voix tendue.
- Vous êtes agaçant. Sortez de mon commissariat. Nous tâcherons de vous sauver ce soir. »
C’était dur, c’était froid, c’était autoritaire...mais il y avait une fêlure dans la voix. Il ne fallait pas pousser à bout le policier. Peut-être que la mention de la Seine n’était pas qu'une simple plaisanterie…
« A ce soir ! »
Un hochement de tête, immensément soulagé.
Il fallait manier prudemment le policier. Très bien, on allait le faire.
« Papa ! Encore une tournée sans moi ?
- Oui, ma Cosette.
- Mais papa ! »
Valjean mettait son affreux manteau jaune. Cosette le contemplait, une moue visible sur le visage. Elle était encore une enfant !
« Et je veux que tu finisses de lire L’Esprit des Lois ma chérie.
- Papa, c’est difficile à comprendre… J’ai besoin de toi pour m’expliquer. »
Petite manipulatrice !
Valjean se mit à sourire, amusé et lui fit un baiser au-milieu du front.
« Travaille ce soir, mon ange et nous en parlerons demain.
- Papa... »
Une moue si adorable. Valjean sentait son cœur se gonfler d’amour devant sa fille.
Ce soir-là la jeune fille rechignait à travailler ses livres tandis que son père partait œuvrer pour la charité. Mais Valjean ne céda pas et prit un fiacre pour se faire déposer ostensiblement Maison Gorbeau…
Sauf que cette fois, il portait sur lui un petit couteau. Histoire de se protéger de la moindre agression. Et puis, il savait qu’autour de lui se tenaient des policiers et que pour une fois c’était des amis.
Et cette pensée fut la plus étrange de la soirée.
Mais ce fut la seule exception dans l'agencement des événements. La représentation fut égale à la dernière fois. On menaça M. Leblanc et on mit bas les masques.
M. Fabantou hurla :
« Je ne m’appelle pas Fabantou, je ne m’appelle pas Jondrette, je me nomme Thénardier ! Je suis l’aubergiste de Montfermeil ! Entendez-vous bien ? Thénardier ! Maintenant me reconnaissez-vous ? »
Une imperceptible rougeur couvrit les joues de M. Leblanc. Il venait d’avoir une illumination. Il n’était pas plus malin aujourd’hui qu’à l’époque. Il était même carrément stupide. Il comptait sur le soutien de la police.
La belle blague !
Javert ne l’avait pas dénoncé ! Mais qu’allait faire Thénardier ?
« Vieux Jocrisse ! Monsieur le donneur de poupées ! Je vais te faire cracher ta thune ! Quelque chose à dire avant qu’on te mette en brindesingues ? »
Valjean remarquait les cinq hommes à la mine patibulaire, la femme Thénardier, l’air plus mauvais que les mâles, et au-milieu Jondrette-Thénardier, maigre comme un loup et plus affreux que ce dernier. Il crachait sur la société des riches et il commençait à faire des déductions sur le bourgeois qui avait recueilli Cosette.
« Mais je remarque que notre bon monsieur n'appelle pas à l'aide. A moi la police ! Hurle-le et nous verrons bien. Aurais-tu quelque chose à cacher vieux drôle ? »
Car Thénardier n’était pas un imbécile. Mais Valjean l’était lui. Il combattit, tenta de s'enfuir et se retrouva attaché. Il se retrouva bien mal en point et affolé. Il prenait tout cela calmement mais il ne rêvait que de s’évader.
« On peut s’entendre... »
Et le feu fut activé dans le réchaud, et le tisonnier brûlait à blanc…
Il n’y eut aucun coup de feu…
Dieu Javert agit, je t’en supplie !!!
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