Scène IX

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Mais l’histoire poursuivit son trajet. Valjean chercha son sou de cinq francs de forçat pour défaire ses liens. Il l’avait tenu caché dans sa main durant toute la scène.

Une prémonition. Un souvenir.

Puis ce fut la débandade. Chacun voulut fuir vers la fenêtre en hurlant Les cognes sont là. On s’affolait. On se bousculait. C’est à qui sortirait le premier. On se gênait et on perdait son temps.

Jondrette grondait devant cette scène ridicule.

« Êtes-vous fous ? Tas de jobards ! Perdre le temps ? On tire au sort ? A la courte paille ? Écrire nos noms et les mettre dans un bonnet ?

- Voulez-vous mon chapeau ?, » cria une voix du seuil de la porte.

Tous se retournèrent. C’était Javert.

Il tenait son chapeau à la main et le tendait en souriant.

La première fois sa vue avait glacé Valjean d’horreur. Il en aurait préféré la chaufferie et l’égorgement.

Cette fois, il avait failli pleurer de soulagement.

Mais quelque chose n’allait pas. Un je-ne-sais quoi qui troubla Valjean.

Javert entra lentement, posément, sans peur. Il était seul. Il avait remis son chapeau, il portait son carrick noir, son épée encore au fourreau, sa canne sous le bras et marchait les bras croisés. Où étaient ses hommes ?

Non quelque chose n’allait pas...et Valjean cherchait furieusement à découvrir quoi.

« Bien, les hommes. Vous ne passerez pas par la fenêtre, vous passerez par la porte. »

Bigrenaille sortit son pistolet et le mit dans la main de Thénardier en lui disant à l’oreille :

« C’est Javert ! Je n’ose pas tirer sur cet homme-là. Oses-tu toi ?

- Parbleu !, répondit Thénardier. Et après lui, je buterais le vieux drôle.

- Eh bien tire ! »

Thénardier prit le pistolet et ajusta Javert. Javert qui contemplait froidement le malfrat, les yeux remplis de haine. Et Javert se montra d'une imprudence folle, il s'avança encore, plus près de Thénardier, lui facilitant la tâche en réalité.

Ça, c'était nouveau !

Javert n'avait pas bougé la première fois. Que cherchait à faire le policier ?

Et où étaient ses hommes ? Etait-il venu seul ? Ils étaient au moins une dizaine la première fois. Une dizaine !!!

« Tu ne toucheras pas M. Fauchelevent, le prévint froidement Javert.

- Ta gueule, le cogne ! »

Et là l’histoire changea à la grande horreur de Jean Valjean, encore attaché sur sa chaise. Cette fois, l’évadé n’essayait plus de s’enfuir. Il assistait pleinement au spectacle.

Thénardier n’avait plus rien à perdre, il hésitait une dernière fois à tirer. Javert était juste en face de lui, il le regarda fixement et se contenta de dire :

« Ne tire pas, va ! Ton coup va rater ! »

Thénardier pressa la détente. Le coup ne rata pas. Ce qui était évident ! Fou de Javert !

« JAVERT !, » hurla de désespoir Valjean.

La pièce fut tout à coup envahie par les policiers. Rivette parmi eux. Ils attendaient patiemment dans le couloir, obéissant nerveusement aux ordres de leur inspecteur.

Valjean en fut immensément soulagé. Les policiers restèrent ébahis un instant devant la scène qui s'offrait à leurs yeux.

Un homme était assis sur une chaise, M. Fauchelevent, attaché et manifestement attendant d'être torturé.

Une bande de malfrats, certains portant un masque, restaient immobiles, aussi abasourdis qu'eux après ce qui venait de se passer.

Un des criminels, debout, exhibait un large sourire réjoui aux lèvres, le pistolet fumant dans la main.

Et Javert...l'inspecteur Javert, la main placée sur le côté, clairement blessé et perdant du sang en grande quantité, luttait pour rester debout.

Ce fut le criminel qui mit fin à l'immobilité générale.

« Maintenant, au vieux Jocrisse !, » lança Thénardier, la voix joyeuse d’avoir buté un cogne. Et quel cogne ! L’empereur des cognes !

Sans un regard pour le policier blessé, sans même songer un seul instant aux policiers entrés dans la pièce, dans un mépris total de tous, Thénardier s'approcha résolument de Valjean, armant simplement son pistolet. Une deuxième balle pour le vieux philanthrope.

Valjean était sous le choc, indifférent à tout, il regardait Javert. Il le voyait pâlir. De seconde en seconde, il allait tomber...

Javert était touché, impossible de savoir où. Il soutenait sa poitrine, le sang tâchant ses doigts mais au lieu de s’effondrer, il utilisa ses dernières forces pour se jeter sur Thénardier. Thénardier était surpris, il réagit instinctivement. Il perdit son pistolet sous le coup de poing que lui colla Javert, le faisant tituber. Javert était fort mais il se mourait. Il suffit d'un seul geste de la part de Thénardier pour faire tomber le policier.

Javert se battait comme un lion mais c'était l'énergie du désespoir qui le faisait agir. Il saisit Thénardier par les revers de son habit, le faisant tomber avec lui.

« Crève donc saloperie de cogne !, » grogna sous la stupeur l’ancien sergent de la Grande Armée.

Les deux hommes roulèrent sur le sol, se battant avec vigueur. Javert se démenait, cherchant dans ses poches quelque chose.

Des menottes ?

Cela aurait été pathétique.

Les policiers s’approchaient enfin, mais il y avait d’autres malfrats à arrêter. La petite scène entre Javert et Thénardier avait ragaillardi la bande et chacun se mit à se battre avec violence.

On ne pouvait pas venir prêter main forte à l'inspecteur Javert.

La femme Thénardier nécessita à elle seule l'action de trois policiers, Rivette se retrouva avec un œil fermé par un coup de poing. Des gourdins et des casse-têtes furent manipulés avec violence.

Javert avait raté en beauté son arrestation.

Il fut plus impressionnant la première fois. Plus efficace.

Qu'avait-il cherché à faire ?

Thénardier frappait, essayant d’échapper à l’emprise de Javert. Peine perdue !

Même blessé, même mourant, Javert voulait faire taire Thénardier coûte que coûte. Il devait être le seul à savoir...qui était Jean Valjean… Bientôt, s’il parvenait à ses fins, il n’y aurait plus personne. Les deux derniers témoins de la vie de Jean Valjean seraient morts. Il faillit crier de joie lorsque sa main trouva enfin ce qu'elle cherchait au fond de sa poche. Juste encore quelques instants. Quelques secondes de conscience. Une prise vicieuse pour empêcher Thénardier de bouger et il allait atteindre son but.

« Putain ! Crève !, lança Thénardier en se démenant de plus belle.

- D’abord toi…, souffla Javert.

- Pourquoi ? Tu veux sauver ce vieux fagot ?

- Merde. »

Et tout à coup, les yeux de Thénardier s’ouvrirent largement, remplis de surprise. L’homme se recula de l’étreinte du policier, les mains glissées sur sa poitrine sur laquelle s'étalait une large tâche de sang et le manche d'un couteau. Bien placé, Javert fut fier de lui.

« Merde ! Tu m’as...putain… tu m’as...tué... »

Javert ne répondit pas, il avait fermé les yeux et se laissait dériver. Il souriait, tandis que son sang s'écoulait sur le sol, emportant avec lui le peu de contrôle sur lui-même qui lui restait.

Il avait réussi...

Dieu ! Il avait réussi…

En fait, il venait de comprendre pourquoi il ne s’était pas tué avant. Pourquoi il avait supporté de vivre malgré l’ignominie de sa compromission avec le vieux forçat. Il voulait simplement être sûr que Jean Valjean reste en sécurité. En sécurité…

Maintenant, il pouvait l’être.

Il avait réussi…

La douleur le brisa enfin et Javert perdit toute connaissance, ignorant les cris jetés dans son oreille et le suppliant de rester conscient.

Rivette ?

Mhmmm. Oui, sûrement Rivette. Une voix si jeune et pleine d’angoisse.

Rideau…

L’hôpital était un endroit effroyable. Un dortoir immense rempli de miasmes, de râles, d’odeurs nauséabondes. Valjean était horrifié d’être là.

Il était tellement impuissant.

Est-ce que toutes ces nouvelles vies qu’il vivait devaient nécessairement se terminer par un drame ?

Devait-il toujours pousser Javert à la mort ?

Car là, il était mourant.

Merde !

L’inspecteur Rivette avait veillé, soupiré, pleuré...prié...avant de quitter précipitamment les lieux, vaincu par l’émotion. M. Chabouillet était venu, il avait pesté, grogné, soupiré...prié...avant de partir à son tour, vaincu par le devoir.

Eugène-François Vidocq avait rendu une courte visite à son collègue policier, mais il avait surtout été intéressé par M. Ultime Fauchevelent. Et ses yeux avaient examiné avec soin la silhouette massive et les bras musclés de Jean-le-Cric. Avant de sourire d’un sourire de loup.

« Un ami de Javert m’a-t-on dit ? Vous avez l’air proches en effet.

- Proches ?

- Aux dires des membres de Patron-Minette, Thénardier vous connaissait bien. Il voulait en découdre avec vous. Et Javert s’est interposé. Au péril de sa vie. Ce n’est pas la première fois que ce jobard se sacrifie pour quelqu’un mais c’est la première fois qu’il le fait pour un ancien forçat. »

Un sourire. Mauvais.

« Un forçat ? Tiens donc ? Insinueriez-vous que je suis… »

M. Fauchelevent jouait à merveille les gens outragés mais Vidocq ne fut pas dupe. Le chef de la Sûreté se mit à rire. Un rire déplacé dans ce mouroir qu’était l’hôpital.

« Je n’insinue rien du tout. Je sais ! Brest peut-être ? J’adorerais voir votre épaule ou votre poitrine. Qu’en dites-vous ? »

Cette fois, la pâleur fut intense sur les joues de Valjean. Non, il n’avait pas pensé à tout durant cette nouvelle vie.

Il y avait d’autres dangers que Javert dans le Paris de 1830.

Vidocq se mit à sourire, tellement amusé par toute cette situation. Combien de fois l'ancien forçat avait du tolérer le regard méprisant de l'ancien garde-chiourme posé sur lui ? Les hommes ne changent jamais. Javert avait travaillé avec Vidocq que contraint et forcé. La Sûreté collaborant avec la Préfecture.

Mais cela ne voulait pas dire que Javert acceptait Vidocq. Pour le policier, le chef de la Sûreté était une ordure, digne de retourner au bagne.

Et là, il retrouvait cet homme, si droit, si irréprochable, si dévoué à la Loi, blessé à mort pour s'être compromis avec un forçat. La vie n’était-elle pas délicieusement ironique ?

« Je me demande vraiment pourquoi Javert a agi ainsi, lança Vidocq. Ce n'est pas dans sa nature. Vous doit-il quelque chose ?

- Il ne me doit rien !, asséna durement Valjean. Il est honnête et intègre ! »

Le ressentiment était si fort dans les paroles de l'ancien maire de Montreuil-sur-Mer.

« Je suis d'accord avec vous ! Alors réfléchissons quelques instants ! Pourquoi Javert se serait-il sacrifié pour vous ? Car ce jobard voulait mourir ! A n'en pas douter ! »

Valjean ne répondit pas.

Il ne savait pas. Ou n'osait pas savoir. Vidocq poursuivit, l'homme si impressionnant qu'était le chef de la Sûreté se pencha en avant, les mains croisées devant lui comme pour prier.

« Voyons... La corruption ? Non, Javert n'est pas un homme corrompu. Ou alors je l'aurais acheté depuis longtemps... Une dette ? Possible, mais Javert préfère agir vraiment pour régler ses comptes avec quelqu'un, un suicide ne rembourse rien... Une volonté de protéger ? Mhmmm... Protéger un ancien forçat ? Peut-être... Javert est du genre à se sacrifier dans l'intérêt général. Mais pourquoi vous ? »

Vidocq se tut, examinant Valjean avec soin.

Le visage pâle de l'ancien forçat, les doigts qui se tordaient de peur, l'inquiétude qui agrandissait les yeux...

Se pourrait-il que ?...

« Ou alors il y a un intérêt personnel en jeu. Il voulait protéger votre identité coûte que coûte. De tout autre que lui j'en déduirais des sentiments affectueux... Mais de lui... »

Valjean ne disait rien, immobile devant les yeux perçants de Vidocq. A l'agonie.

« Javert n'a pas de sentiment affectueux. Il n'a que son devoir et c'est tout. Mais se jeter sur Thénardier pour vous défendre n'est pas ce que son devoir lui dictait de faire. Javert a bien changé il semblerait. Une jolie petite énigme… »

Un silence, lourd et désagréable. Le dortoir s'étendait autour d'eux, rempli de râles et de gémissements, mais c'était comme si les deux hommes étaient seuls en plein désert.

Et puis Vidocq se leva, l’air de rien, et lança à Fauchelevent :

« Je vous serai gré de me tenir au fait de l’évolution de l’état de la santé de notre cher inspecteur. J’adorerais avoir son rapport. »

Le sourire disparut enfin et l’expression devint mélancolique, lorsque Vidocq finit par :

« S’il est en état de le faire un jour. Mes respects, monsieur Fauchelevent.

- Mais...et moi ? Et… ?

- Vous n’êtes pas ma proie, M. Fauchelevent. Laissons le soin à notre inspecteur de terminer sa chasse, non ? Lorsque je saurai votre vrai nom, je me ferais un plaisir de vous chercher dans mes archives personnelles. Brest ou Toulon ? »

Et Valjean avoua en baissant la tête :

« Toulon.

- A la bonne heure. Restez à ma disponibilité. Nous pourrions avoir des choses à nous dire, vous et moi. »

Et la dernière flèche du Parthe fut une phrase pleine d’inquiétude. La première fois que Vidocq exprimait de l’inquiétude d’ailleurs.

« Veillez bien sur lui. C’est mon meilleur élément. »

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