Scène X
Des heures passèrent. Javert ne reprit pas conscience. Il s’affaiblissait doucement. Glissant lentement dans la mort.
Valjean ne quittait pas son chevet. Abîmé dans la prière.
Des heures. Les médecins n’étaient pas confiants. On mourait de blessure par balle. On mourait de l’infection, on mourait du choc traumatique, on mourait de l’hémorragie… Bref, on mourait à coup sûr.
Javert allait mourir.
Valjean était désespéré. Il avait soutenu le corps de Javert lorsqu’il avait été déplacé jusqu’aux fiacres puis jusqu’à l’hôpital. Il avait posé sa main sur un mouchoir qu’il serrait contre la blessure, essayant d’endiguer le sang. Il avait pressé le mouchoir sur le côté. Dieu merci la balle avait frappé le flanc, évitant la poitrine, évitant le ventre...sinon Javert serait mort dans l’heure.
Thénardier avait visé mais visé mal et son pistolet était de mauvaise qualité. Et en fait, Rivette lui avait expliqué qu'à bout portant, les dégâts étaient plus importants mais que la visée était plus difficile. Javert avait voulu tenter le diable.
Le sang avait tâché le mouchoir, rougissant les doigts de l’ancien forçat et le poussant de plus en plus vers la panique la plus totale.
Là, étendu sur ce lit d'hôpital, Javert ne saignait plus. Il avait été étroitement bandé. Mais son visage était pâle comme celui d’un mort.
Il ne restait que la prière. La prière...la prière…
Et M. Fauchelevent pria…
Mais M. Fauchelevent ne fut pas oublié par les sœurs du couvent du Petit PicPus. Dès que la nouvelle de l'agression contre l'ancien jardinier et de la blessure subie par ce courageux policier fut connue, la Mère Supérieure envoya un lot de plantes médicinales et du miel bien liquide...accompagné par une notice d'explication à M. Fauchelevent.
Comment faire un cataplasme de miel ?
Les médecins regardèrent avec consternation et ironie ce vieil homme faire un cataplasme de miel sur la blessure par balle du vieux policier. Un moyen empirique mais il n'y avait plus grand chose à perdre. On laissa agir M. Fauchelevent.
Le vieillard réclama d'une voix autoritaire de l’eau chaude afin de préparer une tisane au policier.
Jean Valjean n’avait pas dit son dernier mot. Il n’abandonnait pas la lutte.
Il souleva doucement le torse du blessé et approcha la tasse de ses lèvres sèches, murmurant dans le creux de l’oreille :
« Putain Javert ! Tu as intérêt à te réveiller ! Crois-moi ! Foi de 24601 ! »
Le liquide pénétra dans la gorge et Valjean fit tout pour qu’il soit avalé.
« Réveillez-vous, je vous en prie. »
Un véritable cri de désespoir.
Mais les prières sont faites pour être entendues… Celles de M. Fauchelevent le furent…
La nuit était tombée depuis longtemps. Valjean aurait du rentrer chez lui mais il était resté à son poste. L’argent de M. Madeleine permettait bien des choses.
La nuit était tombée et l’obscurité était profonde, seulement brisée par la lumière d’une chandelle que M. Fauchelevent avait obtenu le droit d’avoir.
Soudain Javert quitta son immobilité profonde. Sa tête se mit à bouger doucement sur son oreiller. Valjean sentit un fol espoir le prendre.
Le gris des yeux de l’inspecteur réapparut à la grande joie de l’ancien forçat.
L’homme essaya de bouger mais il ne réussit qu’à gémir de douleur.
« Doucement Javert ! Dieu soit loué ! Doucement !
- Val…
- Ne parlez pas ! Je vais vous donner à boire. »
La tempête était là, balayant tout sur son passage, amenant de l’eau vers les lèvres gercées du policier, caressant les cheveux baignés de sueur, cherchant le pouls dans le creux de la gorge.
« Dieu soit remercié… Javert... »
Puis sur un autre ton, plus affectueux, Valjean murmura :
« Fraco... »
Ce qui surprit le policier mais il n’en dit rien. De toute façon, il était incapable de parler ou même de penser.
Jean Valjean…
Le lendemain, Valjean était épuisé par sa veille. Cosette vint le voir et l’exhorter à aller se reposer quelques heures. Mais le vieux forçat fut intraitable.
Et il eut raison. Javert se réveilla encore. Il était très faible mais il était vivant.
Les médecins changèrent ses bandages mais ils ne rirent plus en voyant la blessure saine et sans aucune infection.
Le miel ?
Qui aurait cru cela ?
Javert se réveilla et ne fut plus étonné d’apercevoir les yeux bleus azuréens de Jean Valjean. Il commençait à en avoir l'habitude.
« Encore là ?
- Toujours là. »
Pour vous…
Javert ne dit rien, il souffrait mais il se passa quelque chose d’étrange. Javert ouvrit les doigts, sa main posée là sur les draps, discrètement, dans l’expectative. Et Valjean, prudent, méfiant, glissa ses doigts entre ceux du policier.
La main se ferma, sans force. Les deux hommes se regardaient. Se comprenaient-ils enfin ?
« Je l’espérais tellement, murmura Valjean.
- Et moi... Je…
- Chut ! Il n’y a rien à dire !
- Mais... »
Le policier se rebellait, ses doigts se serraient contre ceux du forçat, avec une force dérisoire.
« Calmez-vous ! Nous parlerons. Nous aurons bien le temps de parler. Après... »
Javert le regarda avec un éclat de crainte dans les yeux. Jamais Valjean n’avait vu la peur dans ses yeux de fer. Doucement Javert acquiesça.
Et avant de plonger encore dans l’inconscience, Valjean redonna de la tisane à Javert. Il le fit doucement, il le fit presque tendrement. Soutenant les mains du policier et caressant les favoris emmêlés.
« Il faudra que je vous rase avant que vous ne sortiez d’ici, » sourit Valjean, tellement heureux d’avoir de telles pensées.
Le regard noir qu’il reçut le fit rire gentiment.
« Oui, ou vous allez ressembler à un forçat évadé. Vous imaginez ?
- Jean...Valjean... »
Et de se noyer une fois encore dans les méandres de l’inconscience.
Les jours passèrent. Cette fois, l'inspecteur ne put forcer les choses pour quitter l'hôpital. Les médecins, et surtout M. Chabouillet, insistèrent pour le garder au lit.
Et M. Fauchelevent paya pour que des repas plus consistants soient servis au blessé. Javert en leva les yeux au ciel d'irritation.
« Je n'ai pas besoin de viande rouge !
- Un homme de votre taille doit manger plus que de la soupe. »
Des mains sur son front, des doigts cherchant le pouls à son poignet, des yeux inquiets examinant ses pupilles.
« Putain ! Fauchelevent ! Je vais bien !
- Laissez-moi en juger ! »
Une part de gâteau préparé par Cosette avec amour. Des sourires devant une tasse de café bien chaud.
« Mon Dieu Fauchelevent ! Vous êtes impossible...
- Cosette vous envoie ses meilleurs vœux de bon rétablissement.
- Tel père, telle fille ! »
Un rire, timide. Le loup s'apprivoisait. Valjean en était tellement heureux.
Les collègues de Javert remarquèrent bientôt ce fameux ami, régulièrement présent au chevet de leur camarade. On en fit des gorges chaudes. Qui pouvait bien supporter l'humeur horrible de l'inspecteur Javert ?
Rivette était le plus assidu. La première fois qu'il vint veiller Javert, il était malade de rage et de tristesse. Là, il se retrouvait calme et apaisé, examinant son mentor et ravi de le voir si bien portant.
« Vous allez pouvoir quitter l'hôpital ?, demanda Rivette, l'espoir perçant dans le ton.
- Bientôt, grogna Javert. Si on m'en donne enfin l'autorisation.
- Si votre santé est vraiment restaurée, » ajouta Valjean.
Des yeux au ciel ! Encore !
Cela devenait la réponse habituelle de l'inspecteur aux remarques agaçantes de l'ancien forçat.
M. Chabouillet visita encore son protégé. Il l'examina avec soin. Il écouta les rapports des médecins et donna enfin son aval.
Mais Javert n'était pas dupe.
M. Chabouillet n'avait rien dit de l'arrestation de la bande de Patron-Minette. Il n'avait émis ni critique, ni félicitation. Il avait simplement tu le fait.
Il était évident que ce sujet serait évoqué avec soin le jour du retour de Javert dans l'active, debout devant le bureau du secrétaire du Premier Bureau de la préfecture de police. Au garde-à-vous. Et ce ne serait pas pour féliciter le courageux policier.
Baste ! On y penserait plus tard. Bien plus tard.
Ce jour-là, Javert était libéré de l'hôpital.
Il entrait officiellement en convalescence. La meilleure des solutions serait que le policier reste chez lui à se reposer mais chacun savait très bien que l'inspecteur Javert serait dès le lendemain de retour à sa patrouille. Le torse bien bandé, la main serrée sur le pommeau de sa canne plombée et les dents serrées sur la douleur agonisante.
L'inspecteur Javert !
Oui, mais...il y avait un impondérable ! Un grain de sable venu enrayer toute cette belle mécanique.
Jean Valjean !
Et ce grain de sable avait fait dérailler l'impassible inspecteur de police.
L'ancien forçat était venu aider le policier à quitter l'hôpital. Il se tenait devant le lit dans l'immense dortoir de l'Hôpital de la Charité et aidait l'inspecteur Javert à enfiler son uniforme. Javert se sentait vieux et impotent.
Il n'avait jamais reçu de blessures par balle. Il était encore sous le choc. Il avait voulu mourir. Mourir pour sauver Valjean.
Et Valjean aidait Javert. Un forçat et son garde-chiourme ?
Le monde pouvait-il tourner plus étrangement ?
Vidocq était venu aux nouvelles. Le chef de la Sûreté avait interrogé soigneusement le policier, évoquant sans hésiter la présence de l'ancien forçat dans la Maison Gorbeau.
« Alors Javert ? On devient sentimental en prenant de l'âge ? Ou alors tu te trouves mieux en cogne corrompu ?
- Que veux-tu Vidocq ?
- Raconte-moi son histoire à ton fagot ! J'aimerais comprendre l'envie suicidaire !
- Tu l'as connu aussi Vidocq ! »
Mouvement de surprise chez le chef de la Sûreté. Javert apprécia l'instant avec plaisir.
« Tiens donc ? Et c'est quoi son bague ?
- Jean-le-Cric. »
La reconnaissance fit briller les yeux perçants du chef de la Sûreté et un magnifique sourire illumina ses traits.
« Le Cric ! Mais oui ! J'aurais dû le reconnaître ! Et tu protèges ce vieux fagot ? C’est pourtant ce fameux maire que tu as poursuivi il y a des années si je m’en souviens bien. M. Madeleine.
- Une affaire personnelle.
- Tu m'en diras tant... »
Un sourire, plus carnassier, fit froid dans le dos du policier. Vidocq n'était pas un mauvais homme mais il tenait plus du cogne que du fagot maintenant.
« Un jour...tu me raconteras ?
- Vidocq, tu as d'autres loups à chasser. Celui-là est à moi. »
Une menace dans la voix. D’habitude rien que ce ton faisait blêmir les gens. Mais Vidocq était plus un démon qu’un homme. Il en sourit ironiquement.
« Il me semble que tu as pactisé avec le loup, mon cher inspecteur. Qui aurait cru cela de toi ? Les hommes ne changent pas... Il faut croire que tu faisais fausse route. »
Javert se tut. Impassible, il était sur des charbons ardents. Vidocq le rassura...à peine...
« Personne ne connaît votre petite histoire pour l'instant. Ils pensent tous que tu as voulu sauver un bourgeois de tes amis. Les cognes sont tellement jobards parfois. Hein Javert ? »
Nouveau silence, plus profond, plus mauvais. Mais cela amusa encore plus le chef de la Sûreté.
« Il est sauf. Aucun malfrat n'a évoqué ton Jean-le-Cric. Personne ne reconnaît un fagot quand il en voit un. Et Thénardier est mort avant de pouvoir parler. Un bon coup de surin le cogne. Impressionnant sachant que tu étais en train de crever. »
Un regard brillant de plaisir. Le plaisir de blesser si profondément l’ancien argousin.
« Tu voulais mourir pour protéger ton fagot, hein Javert ?
- Tu vas l'arrêter ? »
Un rire, lourd. Javert regarda partir Vidocq avec un soulagement mêlé d'inquiétude.
Oui, Vidocq était d'une autre trempe que les cognes de Paris. Le chef de la Sûreté avait du répondant.
Et il n’oubliait jamais.
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